Regina Martínez, sur les traces d’une vérité enterrée

Le 28 avril 2012, l’assassinat de Regina Martínez dans le Veracruz marque un tournant dans l’impunité des crimes contre la presse mexicaine. Huit ans après, Forbidden Stories et ses partenaires ont poursuivi les enquêtes de la journaliste sur les liens entre politiques et narcotrafiquants. Ils ont découvert que Regina Martinez s’apprêtait à révéler des informations explosives sur le sort de milliers de personnes mystérieusement disparues au Veracruz.

Portrait de Regina Martínez en 1991, à Xalapa, Veracruz. (Crédit : Alberto Morales / Agencia multigráfica)

Son téléphone n’arrête pas de sonner mais les consignes sont claires : interdiction de décrocher. Caché dans un hôtel de Mexico City, Andrés Timoteo attend d’être exfiltré en Europe par un système de protection des journalistes. Il n’a qu’une seule idée en tête : sauver sa peau. Alors, le journaliste ment à ses proches et leur fait croire qu’il a obtenu un visa pour étudier à Paris. Il laisse tout derrière lui. Il sait pourtant qu’il ne reviendra sans doute jamais au Mexique.

Cinq jours plus tôt, le 28 avril 2012 à Xalapa, au sud-est du Mexique, le corps de son amie, la journaliste Regina Martínez est retrouvé étranglée dans sa salle de bain, rouée de coups. Un meurtre qui terrorise les autres reporters de la région du Veracruz, où la journaliste faisait figure de référence. Pour eux, le message est clair : « Si une journaliste d’un média national comme Regina était tuée, cela pouvait arriver à n’importe qui », résume Andrés qui était persuadé d’être le prochain sur la liste.

Forbidden Stories et ses partenaires, lors d'une réunion en mars 2020, en préparation du Projet Cartel.

POINTS CLEFS

  • L’enquête révèle les erreurs et les manquements commis par les autorités locales dans l’affaire Regina.
  • La version officielle des autorités sur la mort de Regina a fait l’objet d’une campagne orchestrée à l’aide de faux comptes twitters.
  • Poursuivant les enquêtes de Regina, le consortium révèle que l’ex-gouverneur Fidel Herrera aurait mis un place un système de détournement d’argent public à des fins personnelles.
  • La police catalane a identifié des fréquentations criminelles de Fidel Herrera lors de son mandat de consul à Barcelone.
  • Le consortium a pu retracer la dernière enquête de Regina Martinez qui avant de mourir s’apprêtait à publier une investigation sur les milliers de personnes disparues dans le Veracruz.

Une journaliste obstinée

« Ce que la presse locale n’osait pas publier était publié via Regina Martínez », résume Jorge Carrasco, le directeur de Proceso, journal d’investigation pour lequel Regina était correspondante depuis 2000. L’État du Veracruz, Regina Martínez en connaissait chaque village. C’était une femme du pays, née au sein d’une famille modeste de onze enfants. Après des études en journalisme, elle se lance en 1980 comme reporter pour une chaîne de télévision locale. Rapidement, elle comprend qu’une grande partie des journalistes sont payés par le pouvoir pour publier des informations qui leur sont favorables.

Celle que ses amis surnomment « la chaparrita » – « la petite » – en référence à sa taille d’un mètre cinquante, dénote dans la profession et s’isole peu à peu, pour se plonger dans son travail.

Casanière, elle reste dans sa maison des heures le week-end à écrire en enchaînant les cigarettes ou à s’occuper de ses plantes bien aimées. Norma Trujillo, son amie de longue date et journaliste à Xalapa garde le souvenir d’une femme hyperactive et passionnée. « Son travail c’était sa vie. Elle s’intéressait beaucoup aux conflits sociaux, aux violations des droits de l’Homme. Elle était proche des gens. C’était sa force ».

Regina Martínez interview un réalisateur mexicain en 1992. (Crédit : Alberto Morales / Agencia multigráfica )

Regina Martínez interview l'actuel président mexicain, Andrés Manuel Lopez Obrador lors de sa marche pour la démocratie, en 1992, à Mexico City. (Crédit : Alberto Morales / Agencia multigráfica)

La jeune femme est également dotée d’un flair journalistique hors pair. En 2006, trois ans avant la crise du H1N1, elle alerte déjà sur l’état sanitaire déplorable des fermes porcines de la Gloria, village du Veracruz qui sera désigné plus tard comme l’épicentre probable du virus. En 2007, elle dénonce les exactions de l’armée qu’elle accuse notamment du viol et du meurtre d’une femme indigène âgée de 72 ans. Son intransigeance et sa détermination l’amènent à enquêter inlassablement sur la violence et la corruption qui ravagent le Veracruz. Fidel Herrera et Javier Duarte, les deux gouverneurs successifs de l’Etat deviennent alors les figures centrales de ses enquêtes.

Sous leurs mandats, le Veracruz est devenu l’endroit du monde le plus dangereux pour pratiquer le journalisme. Depuis 2000, 28 journalistes ont été assassinés dans la région, 8 autres sont toujours portés disparus.

Si l’Etat est aussi dangereux, c’est parce que les cartels ont pu s’y implanter sans difficulté. Avec son littoral, le plus étendu du Mexique, et son vaste port international, le Veracruz représente une zone stratégique pour le trafic de drogues. L’Etat, qui relie le nord et le sud du pays via des routes isolées, est aussi un passage idéal pour l’extorsion des migrants. Ses montagnes isolées, au milieu d’une végétation luxuriante, en font également une planque idéale pour narcotrafiquants. « El Chapo » Guzmán, le célèbre chef du cartel de Sinaloa, y a d’ailleurs trouvé refuge lors de sa cavale.

Les policiers ne faisaient rien pour arrêter cette violence, au contraire ils faisaient partie de ce groupe criminel.

Au début des années 2000, Xalapa, la capitale du Veracruz commence à se métamorphoser sous l’influence des cartels. Cela commence avec l’apparition de 4×4 rutilants que l’on entend vrombir de loin. Ces véhicules dénotent dans une ville où la classe aisée est surtout composée de bureaucrates et de professeurs. Des hommes jusqu’alors inconnus ouvrent des bars et des casinos. Les murs se couvrent d’affiches exhibant des femmes qui vendent leurs corps.

Ensuite une vague de violence sans précédent s’abat sur la région en 2008 lorsque les Zetas, un cartel formé d’anciens militaires, prend le contrôle de l’Etat tant convoité. « Il y avait des fusillades dans la rue à n’importe quelle heure de la journée pendant la période du gouverneur Fidel Herrera », se souvient Norma Trujillo. « La frontière entre les cartels et le pouvoir était floue. Les policiers ne faisaient rien pour arrêter cette violence, au contraire ils faisaient partie de ce groupe criminel. »

La bande des indésirables

A cette époque Regina prend régulièrement la plume pour accuser les gouverneurs Fidel Herrera puis Javier Duarte d’avoir laissé le territoire tomber aux mains des cartels. Elle n’hésite pas à se déplacer sur les lieux de fusillade pour révéler l’ampleur des massacres que le gouvernement local essaye de cacher. Ces articles font d’elle un élément dérangeant pour le pouvoir. En 2010, son nom apparaît sur une liste qui aurait fuité du palais du gouverneur. Cette liste recense des journalistes critiques du pouvoir et qui doivent faire l’objet de surveillance.

Le gouvernement local se connectait aux lignes téléphoniques des personnes et pouvait savoir à tout moment ce qu’ils étaient en train de faire

Deux anciens fonctionnaires ayant une longue expérience dans plusieurs administrations confirment l’existence d’une cellule d’espionnage clandestine mise en place par les autorités. « Le gouvernement local se connectait aux lignes téléphoniques des personnes et pouvait savoir à tout moment ce qu’ils étaient en train de faire. » Un réseau d’informateurs politiques venait également alimenter des fiches de renseignement dignes des pires dictatures. Ces fiches contenaient le détail, pour chaque journaliste, de ses liens familiaux, de ses relations professionnelles, de ses fréquentations mais aussi de ses affiliations politiques ou encore de ses orientations sexuelles.

Des camarades journalistes, photographes et amis défilent dans les rues de la ville jusqu'à la Plaza Lerdo devant le palais du gouvernement, pour demander justice pour le meurtre de la journaliste Regina Martínez. (Crédit : Proceso / Miguel Ángel Carmona)

Regina n’était pas seule sur cette liste noire du gouvernement. Elle faisait partie d’un petit groupe de cinq journalistes dont elle était le modèle et la professeure. L’un d’entre eux, qui préfère garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, surnommait ce groupe « la bande des indésirables » en référence aux attaques dont ils étaient victimes de la part du gouvernement. A l’époque, pour brouiller les pistes et se protéger, Regina et les autres « indésirables » avaient trouvé une parade : dès qu’ils abordaient un sujet sensible, ils faisaient paraître simultanément la nouvelle dans leurs journaux respectifs. Publier ensemble était une façon d’éviter qu’« un collègue ne jette seul le pavé dans la mare ».

Regina était la plus expérimentée mais aussi la plus téméraire d’entre eux. Après la publication de ses papiers, elle recevait fréquemment des coups de téléphone la menaçant de poursuites judiciaires. Face à cette situation de tension et de surveillance permanente, Regina prenait des précautions. « La Chaparrita » vivait seule et ne laissait personne rentrer chez elle. Même la « bande des indésirables » ne passait pas le seuil de sa porte. Sa maison était son refuge. Un sanctuaire qui sera profané quelques mois avant sa mort.

Je vis dans la peur, un climat de terreur, je ferme à clef toute la maison, je ne dors pas et je sors dans la rue en regardant d’un côté et de l’autre, pour voir s’il n’y a pas de danger

En décembre 2011, alors qu’elle revient de ses vacances de Noël passées dans sa famille Regina réalise que quelqu’un s’est introduit chez elle. La maison est en ordre, seule la salle de bain est dérangée. Ses boîtes de savons neuves sont ouvertes, la pièce est encore humide comme si quelqu’un venait de se doucher, raconte la journaliste à ses amis les plus proches. Regina, qui d’habitude prend à la légère les menaces qu’elle subit, sent cette fois le danger se rapprocher. Quelques mois avant, elle partageait déjà ses angoisses dans un article publié anonymement. « Je vis dans la peur, un climat de terreur, je ferme à clef toute la maison, je ne dors pas et je sors dans la rue en regardant d’un côté et de l’autre, pour voir s’il n’y a pas de danger. » La journaliste décide pourtant de ne rien dire à la police malgré les conseils de ses amis. « Elle avait peur mais refusait de rendre publique sa situation, car elle ne croyait pas en la justice », se souvient son amie Norma.

Le corps sans vie de Regina Martínez sera retrouvé quatre mois après l’effraction. Une voisine prévient la police, inquiète de voir la porte de la journaliste ouverte en pleine nuit. Regina gît sur le dos, dans sa salle de bain, la tête contre la baignoire. D’après les premières constatations, elle a été rouée de coups et étranglée avec sa serpillère.

Maison de la journaliste Regina Martínez à Xalapa, Veracruz prise le lendemain de son assassinat. (Crédit : Rubén Espinosa / Proceso)

Une enquête bâclée

Vingt-quatre heures après les faits, Amadeo Flores Espinosa, le procureur du Veracruz en charge de l’enquête s’engage : « Toutes les pistes menant à la clarification de ces événements malheureux seront explorées. »

Pour élucider l’assassinat de la journaliste Regina Martínez, une autorité fédérale est saisie. Il s’agit de la procureure Laura Borbolla. La jeune femme dirige alors le Bureau du procureur spécialisé dans la prévention des crimes commis contre la liberté d’expression (FEADLE). Cette unité spéciale a été créée en 2010 pour lutter contre l’impunité des meurtres de journalistes au Mexique. L’engagement est alors pris de la part des autorités judiciaires du Veracruz de travailler main dans la main avec la procureure.

Pour Forbidden Stories, Laura Borbolla revient pour la première fois en détail sur l’affaire Regina. Derrière son visage d’enfant sage, encadré d’un serre-tête rose, difficile d’imaginer que la jeune femme a participé à l’extradition des plus grands criminels mexicains, dont le fils de Mayo Zambada, chef du Cartel de Sinaloa. La procureure est arrivée à Xalapa avec 14 officiers sous ses ordres, quatre jours après le meurtre de Regina. « Me rappeler cette affaire me met dans un tel état de colère », commence-t-elle par déclarer lors de l’interview. Pendant les vingt minutes qui suivent, elle énumère sans s’interrompre les détails d’une histoire qu’elle a tu pendant huit longues années.

Laura Borbolla, procureure à la FEADLE (2012-2015) à Mexico City, 2020. (Crédit : Forbidden Stories)

Au domicile de Regina, Laura Borbolla découvre une scène de crime étrange. Elle accuse la police locale d’avoir détérioré les empreintes digitales identifiées dans la maison en appliquant une quantité excessive de poudre révélatrice. « Ce n’était pas un accident. Révéler des empreintes correctement s’apprend en première année d’études de criminologie, et cette erreur n’est pas arrivée une seule fois », affirme-t-elle. Elle parvient néanmoins à trouver deux empreintes qui n’avaient pas été relevées par ses prédécesseurs mais qui ne seront jamais identifiées.

De toute ma carrière, je n’ai jamais vu une scène de crime aussi altérée

Autre élément troublant pour la procureure, il manque des objets préalablement répertoriés sur la scène de crime, notamment des bouteilles de bière. Elles ne lui seront remises que six mois plus tard, en vrac, dans un sac plastique. Les bouteilles ont été manipulées et toute analyse est impossible. « De toute ma carrière, je n’ai jamais vu une scène de crime aussi altérée ».
Pour Laura Borbolla il ne s’agit pas seulement d’amateurisme. Elle accuse aujourd’hui le chef de la police de l’époque, Enoc Maldonado, d’être responsable des carences de ses équipes. « D’un côté il me disait ‘bien sûr Madame la procureure, tout ce que vous voulez’. Et puis il se retournait, discutait avec les autres et leur disait de ne rien me donner.»

Le coupable idéal

C’est par la télévision que Laura Borbolla découvre qu’un suspect a été arrêté. Six mois après le début de l’enquête, Amadeo Flores Espinosa, le procureur local, avec qui elle est censée travailler, organise alors une conférence de presse pour annoncer : « Nous avons réussi à élucider le meurtre de Regina Martínez (…) Le mobile du crime est un vol. » Il précise aussi qu’un individu en détention est passé aux aveux.

Le suspect est présenté aux journalistes, menottes aux poignets. Derrière lui, des policiers cagoulés et armés jusqu’aux dents. « Lève la tête imbécile », lui ordonne l’un d’eux. Le Mexique découvre alors le visage de celui qui est d’ores et déjà désigné comme coupable : Jorge Antonio Hernández Silva, plus connu sous le pseudonyme « El Silva ».

D’après le procureur, El Silva aurait avoué s’être rendu chez Regina Martínez avec un ami, un certain José Adrián Hernández Domínguez, dit « El Jarocho », qui aurait entretenu, selon les autorités, une relation amoureuse avec la journaliste. Une dispute aurait éclaté entre eux afin qu’elle lui révèle le lieu où elle cachait ses objets de valeur. El Jarocho l’aurait alors frappée jusqu’à lui ôter la vie avant de s’enfuir et de définitivement disparaître.

Capture d'écran de Jorge Antonio Hernández Silva, alias "El Silva" présenté à la télévision comme le co-responsable présumé du meurtre de Regina Martinez, le 31 octobre 2012. (Crédit : Plumas Libres)

Laura Borbolla n’a jamais cru à cette thèse. Pour la procureure, la scène de crime ne ressemble pas à celle d’un vol qui a mal tourné : « Tout était en ordre. S’il s’était agi d’un vol, tout aurait été retourné ». Autre détail important relevé par la procureure : plusieurs objets de valeur n’ont pas été dérobés chez Regina, dont un lecteur CD flambant neuf, une imprimante, son sac à main et des boucles d’oreilles en or, restées en évidence sur la commode.

Le lendemain de la conférence de presse, El Silva revient sur ses aveux et déclare aux magistrats s’être accusé du meurtre après avoir été torturé pendant près d’un mois par la police. « Ils avaient une sorte de taser pour me donner des décharges électriques, et ils l’ont mis sur ma poitrine et m’ont électrocuté. Je n’ai pas vu qui ils étaient, car il m’avait bandé les yeux. » Pour « El Silva », la police est responsable de sa torture. Contacté par Forbidden Stories, Enoc Maldonado a réfuté les accusations le concernant. « Le personnel de police qui est intervenu dans cette enquête a réalisé son travail conformément au droit. »

Diana Coq Toscanini, l’avocate d’El Silva, a épuisé tous les recours légaux pour sortir son client de prison. « Il a 34 ans, est porteur du VIH et va mourir. C’est le bouc émissaire idéal. », indique-t-elle.

La version officielle

Forbidden Stories a eu accès au dossier judiciaire complet de l’affaire Regina. Il révèle que les empreintes digitales d’El Silva n’ont jamais été retrouvées sur la scène de crime. Le seul élément à charge contre lui consiste en un unique témoignage, celui d’un voisin de Regina, qui aurait vu El Silva et El Jarocho, se diriger ensemble vers le quartier de la journaliste. Laura Borbolla n’a jamais retrouvé ce témoin mystère, ni interrogé El Silva seule. « On ne saura peut-être jamais qui a tué Regina mais je sais qui ne l’a pas tuée », conclut la procureure qui, en poste jusqu’en 2015 à la FEADLE, a refusé de clore l’affaire. El Silva a été condamné à 38 ans de prison pour homicide aggravé et vol aggravé. Depuis, l’homme clame son innocence auprès de son avocate, la seule personne qui lui rend visite en prison.

L’ancien procureur Amadeo Flores Espinosa, devenu notaire à Xalapa, n’a pas souhaité donner suite aux demandes d’interview. « Tout est dans le dossier judiciaire », explique-t-il.

La façon dont la vérité a été construite ressemble à un scénario de mauvais film

La version officielle de la mort de Regina fournie par les autorités du Veracruz, celle d’un crime crapuleux et passionnel, va rapidement inonder les médias locaux et les réseaux sociaux. Un article du site « El Golfo Veracruz » est ainsi massivement relayé sur Twitter. Il s’intitule « La PGJ (bureau du procureur local) élucide l’homicide de la journaliste Regina Martínez correspondante de Proceso ».

Parmi les comptes Twitter qui ont relayé cette information, Forbidden Stories a découvert de nombreux faux profils. Grâce à l’analyse réalisée par une association spécialisée dans l’identification des campagnes de désinformation, « la Table de travail contre la désinformation », 190 comptes robots, appelés aussi des ‘bots’ ont pu être identifiés. Ces faux profils, qui ont automatiquement partagé l’article d’El Golfo Veracruz, publiaient à la même époque des informations favorables au gouvernement de Javier Duarte.

Infographie : Aldo Salgado.

Forbidden Stories a réussi à identifier le patron d’El Golfo Veracruz, un certain Othón González Ruiz, qui était à ce moment-là consultant en communication du gouverneur Javier Duarte.

Interviewé par Forbidden Stories sur son article affirmant que l’affaire Regina était résolue, l’homme qui se présente aussi comme journaliste, n’est plus si catégorique : « Pour moi il n’y a pas eu une élucidation claire de cette affaire ». Sur les bots, le conseiller en image nie son implication : « Les bots, s’il y a eu des bots, ne sont pas à moi. »

Cette campagne pour promouvoir la version officielle de la mort de Regina n’étonne pas Jorge Carrasco, collègue de Regina et aujourd’hui directeur du journal Proceso, pour lequel elle travaillait. Après la mort de la journaliste, il a été désigné pour enquêter sur l’affaire. Après plusieurs allers-retours dans le Veracruz et des mois d’enquête, il publie, le 14 mars 2013, un article révélant les zones d’ombres de l’enquête menée par les autorités du Veracruz. Pour lui, « la façon dont la vérité a été construite ressemble à un scénario de mauvais film. »

Jorge Carrasco, directeur du journal « Proceso », Mexico en 2020 (Crédit : Forbidden Stories)

Immédiatement après la publication de son article, Jorge Carrasco reçoit des menaces anonymes par textos. « Arrêtez d’enquêter, si vous continuez, ils vont venir vous chercher. » Preuve du danger, Jorge Carrasco reçoit par message l’adresse de son domicile. Ces menaces stoppent net l’enquête qu’il mène, son directeur décide de l’en écarter et aucun de ses collègues ne rouvrira plus ce dossier, bien trop sensible.

Pour Jorge Carrasco, il ne fait pas de doute que Regina a été tuée du fait de son travail. « On souhaitait qu’une enquête sur le travail journalistique de Regina soit réalisée, et que ceux qui pourraient avoir été dérangés par ses publications soient identifiés. » En réponse, les autorités locales décident d’interroger les amis journalistes de Regina. Leurs empreintes digitales sont relevées et tous ont alors le sentiment d’être considérés comme des suspects plutôt que des témoins. Les questions des enquêteurs portent sur les fréquentations de la journaliste et ses orientations sexuelles. Aucune sur son travail journalistique.

Les gouverneurs corrompus

Pourtant les articles de Regina faisaient trembler la classe politique. Trois semaines avant sa mort par exemple, Regina participe, avec un collègue de Proceso, à la publication d’un article sur deux anciens secrétaires du gouvernement de l’Etat de Veracruz : Reynaldo Escobar et Alejandro Montano, deux personnages clés de la politique locale. L’article révèle leurs liens avec le cartel des Zetas et énumère une liste de biens mal acquis par Montano. Le lendemain de la parution, près de 3000 exemplaires du magazine Proceso disparaissent mystérieusement des kiosques du Veracruz.

Forbidden Stories et les 60 journalistes du Projet Cartel ont poursuivi les enquêtes de Regina, en s’intéressant aux personnages sur lesquels écrivait la journaliste. En premier lieu, Fidel Herrera et Javier Duarte, deux gouverneurs qui ont dirigé le Veracruz pendant plus de 12 ans.

L’élection de Javier Duarte en 2010 marque le début d’un règne de terreur pour les journalistes. Contacté par Forbidden Stories, Duarte répond à coup de tweets depuis la prison, où il purge une peine de 9 ans de prison, « Je n’ai jamais censuré la liberté d’expression ou de presse à quiconque. »

Javier Duarte, gouverneur de Veracruz (2010-2016) préside à l'Académie de police «El Lencero» une cérémonie de remises de diplômes de policiers à Xalapa Veracruz. (Crédit : Rubén Espinosa / Proceso)

Comme Regina, seize journalistes ont été tués pendant les six années de son mandat. Malgré le danger, la journaliste enquête en 2012 sur le manque de transparence des finances de l’État ainsi que l’opacité autour du montant réel de la dette du Veracruz. Quatre ans plus tard, Javier Duarte quitte son poste de gouverneur, accusé de blanchiment d’argent. Un mandat d’arrêt international est émis contre lui et le gouverneur fuit alors au Guatemala en hélicoptère. Après six mois de cavale, il est arrêté et extradé au Mexique. Animal Político, un média d’investigation mexicain, découvre 400 sociétés-écran que Javier Duarte aurait utilisées pour détourner des fonds publics. En 2018 il est condamné à neuf ans de prison pour blanchiment d’argent et association de malfaiteurs. La peine est assortie d’une amende de 2500 euros, une somme dérisoire au regard des millions qu’il est accusé d’avoir détournés.

Un haut responsable de l’agence antidrogue américaine (DEA), qui a longtemps enquêté au Mexique, résume : « J’ai vu des gouverneurs au cours de mon travail impliqués dans le détournement de fonds et la violence, mais lui se tenait au-dessus de la mêlée. »

Regina Martínez, elle, ne cessait de pointer du doigt dans ses écrits, l’héritage laissé à Javier Duarte par son prédécesseur et son mentor, Fidel Herrera, un cacique du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), le parti qui a gouverné le Mexique pendant près de 70 ans.

La richesse d’Herrera est considérable selon Proceso, qui a recensé ses avoirs : un jet privé, 22 voitures, dont un véhicule blindé, des ranchs, un hôtel, un yacht. Pour justifier son enrichissement, Fidel Herrera évoque des gains à la loterie, obtenus grâce à la chance qu’il a « depuis tout petit ». Il a empoché le gros lot à deux reprises : 6,8 millions de dollars en 2008 et 3,6 millions l’année suivante.

Herrera prenait de l’argent à tout le monde. Il a toujours été dans la logique des pots-de-vin

Fidel Herrera Beltrán, gouverneur de l'État de Veracruz (2004-2010) 28 février 2006, à Xalapa, Veracruz. (Crédit : Carlos Tischler / Proceso)

Une autre source de revenus, beaucoup moins avouable, pourrait être à l’origine de l’enrichissement du gouverneur. Un système de corruption généralisé bien connu au Mexique sous le nom de diezmo (« le dixième ») et qui aurait permis au gouverneur de détourner une part des grands contrats publics de l’Etat. Selon un fonctionnaire ayant travaillé dans plusieurs administrations de l’époque, « les entrepreneurs qui obtenaient un contrat (pour une route par exemple) devaient lui reverser 10% de la valeur de ces travaux. ». Cette source affirme avoir remis, à de nombreuses reprises, des valises de billets destinées à Fidel Herrera à différents intermédiaires. « Cela pouvait être à l’aéroport, à la maison, dans un café, dans un hôtel, dans une ville : là où on m’ordonnait d’aller », décrit le fonctionnaire. Un vaste système de corruption confirmée par la DEA, qui a enquêté sur l’ex-gouverneur. « Herrera prenait de l’argent à tout le monde. Il a toujours été dans la logique des pots-de-vin. Dans le pétrole, les courses de chevaux, les mines et l’équipement lourd », souligne un haut responsable de l’agence. Malgré nos multiples demandes, Fidel Herrera n’a pas souhaité répondre à nos questions.

« Zeta 1 »

En plus de s’intéresser au détournement d’argent de Fidel Herrera, Regina enquête sur ses liens avec le monde criminel. En 2011, elle écrit que la moitié de l’administration Herrera était infiltrée par le cartel de Las Zetas. Quelques mois après sa mort, la publication dans la presse d’une photo jusque-là passée inaperçue relance les soupçons de liens entre Fidel Herrera et le sulfureux cartel. Sur le cliché, daté de 2006, l’ex-gouverneur monte un cheval aux côtés de Francisco « Pancho » Colorado Cessa, un homme d’affaires soupçonné par la justice américaine de blanchir l’argent des Zetas. Les médias mexicains qui publient la photographie sont alors victimes d’intimidations et menacés de poursuites judiciaires par un proche de Fidel Herrera.

Le procès de l’homme d’affaire en 2013 au Texas révèle les arrangements qui lieraient les deux hommes. Le comptable du cartel des Zetas, José Carlos Hinojosa, déclare avoir versé 12 millions de dollars à Colorado pour financer la campagne gouvernementale 2004 d’Herrera. Scott Lawson, agent du FBI chargé de l’enquête, indique au tribunal qu’en échange, le Cartel des Zetas, a obtenu la possibilité d’opérer librement le trafic de drogue dans la région, comme Regina l’avait pressenti. La presse mexicaine révèle que l’administration Herrera a attribué 22 contrats de travaux publics à une société de Colorado servant à blanchir l’argent du cartel des Zetas. Aucune poursuite ne sera engagée contre Fidel Herrera au Mexique. Interrogé sur cette relation en 2014 à la télévision mexicaine, l’ex-gouverneur déclare: « J’ai les mains propres. Je n’ai jamais reçu un centime illicite pour ma campagne. »

Les Zetas appelaient Fidel Herrera, Zeta 1, parce que c’était lui qui dirigeait l’État

La relation entre « Pancho » Colorado et Fidel Herrera n’est pas anecdotique. Pour Jorge Rebolledo, expert en sécurité pour un certain nombre de gouvernements et d’entreprises étrangers ayant passé plus de 10 ans au Veracruz, « Fidel était le chef des chefs. Les Zetas ne pouvait pas opérer à Veracruz sans sa permission et il les a utilisés pour maintenir l’ordre dans certaines régions de l’État. »

Arturo Fontes, ex-agent du FBI qui a passé 28 ans à enquêter sur les réseaux de drogue et de blanchiment d’argent au Mexique et en Colombie précise: « Les Zetas appelaient Fidel Herrera, Zeta 1, parce que c’était lui qui dirigeait l’État. »

Le consul et les criminels

Ni les soupçons de corruption ni ses potentiels liens avec le cartel, ne ruinent pourtant la carrière politique de Fidel Herrera. En 2015, il est nommé consul du Mexique à Barcelone, sur décision du président, Enrique Peña Nieto. Dans la ville catalane, la désignation d’un ancien gouverneur soupçonné de collusion avec les cartels fait grincer des dents. Le chef de la division criminelle de la police catalane, « Mossos d’Esquadra », Toni Rodriguez, révèle que son équipe a collecté des informations sur les liens entre le consul et des réseaux criminels de blanchiment d’argent à Barcelone.

Au centre de ce réseau : Bernardo Domínguez Cereceres, un homme d’affaires propriétaire d’une maison d’édition mis en examen en 2018 pour blanchiment d’argent. Contacté par Forbidden Stories, l’homme d’affaires admet le connaître, lui avoir rendu visite à plusieurs reprises, ainsi que l’avoir invité à son mariage, mais nie toute relation commerciale avec Fidel Herrera. « Il ne m’a jamais fait aucune proposition commerciale, il m’a seulement demandé d’éditer ses livres, c’est tout. »

La police catalane de Barcelone s’est également intéressée aux relations d’Herrera avec Simón Montero Jodorovich, un membre de la pègre barcelonaise accusé de diriger un des réseaux de trafic de drogue les plus actifs de la ville et de se servir de consuls honoraires pour blanchir l’argent de la drogue.

Capture d'écran du compte Twitter du consulat du Mexique à Barcelone, avec Simon Jorodovich, accusé d'avoir dirigé l'un des groupes de trafic de drogue les plus actifs de Barcelone, à la droite de Fidel Herrera. (Twitter / @ConsulMexBCN)

Alors que Jodorovich et plusieurs consuls sont arrêtés en 2019 pour blanchiment d’argent, Fidel Herrera lui, passe entre les mailles du filet. L’ex-gouverneur de Veracruz quitte son poste de consul en janvier 2017, mettant fin aux recherches de la police catalane.

De retour au Mexique, Fidel Herrera ne sera jamais condamné. L’ex gouverneur n’a pas répondu aux mails envoyés par Forbidden Stories. Son fils, Javier Herrera Borunda a répondu que l’état de santé de son père l’empêchait de répondre aux questions envoyées.

A 71 ans, l’homme est intouchable. Si de nombreuses enquêtes ont été initiées contre lui depuis 2010, aucune n’a abouti à ce jour. L’ex-gouverneur n’a pas eu non plus à rendre de comptes sur les milliers de personnes disparues mystérieusement dans le Veracruz pendant son mandat. Pas plus que son successeur.

L’ultime enquête

Grâce à des témoignages concordants, Forbidden Stories a pu déterminer qu’avant de mourir, Regina avait prévu de publier une enquête explosive sur le sort de ces personnes disparues dans le Veracruz. Elle avait même localisé un lieu où certaines d’entre elles pourraient être enterrées. La journaliste avait publié quelques lignes à ce propos dans un article de Proceso, les prémices d’une enquête bien plus importante mais qui ne verra jamais le jour.

Trouver des corps, c’était comme ramasser des œufs de tortues, on creusait à peine et on déterrait cadavre sur cadavre

Sous-couvert d’anonymat car il craint pour sa vie, un ancien haut fonctionnaire du gouvernement explique que ces disparus sont des personnes dont le gouvernement ou le cartel voulait se débarrasser. Parmi eux des entrepreneurs qui refusent de se soumettre à l’extorsion du cartel ou des jeunes femmes que les narcos ont trouvé à leur goût et n’ont jamais pu rentrer chez elles. « Trouver des corps, c’était comme ramasser des œufs de tortues, on creusait à peine et on déterrait cadavre sur cadavre », se rappelle le fonctionnaire.

Ce dernier estime à entre 24 000 et 25 000 le nombre de personnes disparues dans le Veracruz pendant les mandats de Fidel Herrera et Javier Duarte. Les chiffres officiels en recensent eux, 5000 de 2004 à 2015. Selon lui, la différence s’explique par « les instructions données pour que ces informations ne soient jamais rendues publiques ».

En 2015, après la découverte de plusieurs fosses remplies de cadavres et face à l’omerta des autorités, la journaliste mexicaine Marcela Turati, initie un projet pour cartographier ces cimetières clandestins où sont entassés os, crânes et autres fragments humains. « Cela me semblait fou que l’Etat ne recense pas les fosses découvertes au Mexique », explique-t-elle. Pendant un an et demi, son équipe découvre en moyenne deux nouvelles fosses par jour. Au total, Turati recense deux milles fosses dans tout le pays. Le Mexique réalise alors qu’il est un cimetière à ciel ouvert. Pour la journaliste, ce n’est qu’un début : « Dans certaines régions, les bureaux du procureur sont de mèche avec les narcotrafiquants. Ils préfèrent donc dissimuler des corps et ne sont pas transparents sur leurs chiffres. »

C’était se mettre dans la gueule du loup, je lui ai dit que ni moi, ni personne n’allait vouloir y aller avec elle

Selon des proches, Regina commence son enquête sur les disparus en 2009. A cette époque, personne n’imagine l’ampleur ni l’horreur du scandale. Les familles de disparus sont loin d’envisager que leurs proches sont entassés sous terre. Elles les pensent séquestrés et espèrent encore les retrouver en vie. Souvent la peur les empêche de demander des comptes aux autorités. En dépit du danger, Regina commence à chercher les corps de ces disparus. Elle raconte à Andrés Timoteo, son ami journaliste, qu’elle fait des recherches dans les morgues, en vain. Elle lui demande de l’aider à approcher des sources policières. « C’était se mettre dans la gueule du loup, je lui ai dit que ni moi, ni personne n’allait vouloir y aller avec elle », se remémore-t-il.

Regina n’en reste pas là. En juillet 2011, elle interroge le père Solalinde, directeur d’une auberge accueillant les migrants qui espèrent rejoindre les Etats-Unis. Le prêtre lui confie de nombreux témoignages de migrants qui ont survécu au Cartel des Zetas, qui les séquestre avant de leur demander une rançon pour les laisser rejoindre les Etats-Unis. S’ils refusent, ils sont exécutés et souvent, leurs corps viennent s’empiler dans des fosses clandestines creusées dans le désert.

Fin 2011, quelques mois avant son assassinat, l’enquête de Regina accélère. La Chaparrita confie à un ami s’être lancée dans l’enquête la plus dangereuse de sa carrière. Elle pense savoir où pourraient se trouver certains corps de disparus. Cette fois, elle ne soupçonne pas les cartels, mais les autorités, de faire disparaître les gens dans les fosses communes de la région.

Pour se rendre sur ce terrain dangereux, Regina s’adresse au photographe Julio Argumedo.

Photo de la fosse commune du port de Veracruz, lors d'une visite de Regina avec Julio Argumedo, juillet 2011. (Crédit : Julio Argumedo / Veracruz en red.mx)

L’homme témoigne pour la première fois et se souvient s’être rendu avec Regina dans plusieurs fosses communes, dont une à Palo Verde, dans la région de Xalapa. « Ces fosses étaient tellement remplies que les cadavres flottaient », se rappelle le photographe. Pendant qu’il immortalise la scène, Regina interroge les fossoyeurs. Elle veut savoir d’où viennent les corps. Regina fait ses calculs. Elle confie à un ami que d’après ses investigations, entre 2000 et 2012, le nombre de corps enterrés dans les fosses communes aurait augmenté de 1000%. Le photographe se souvient que l’enquête Regina était presque aboutie. « Je n’ai pas la date exacte, mais je savais qu’elle s’apprêtait à publier peu avant sa mort ».

Dans les années qui suivent l’assassinat de Regina, des proches de disparus s’organisent en brigade pour aller creuser la terre. A partir de 2014, les autorités n’ont plus d’autre choix que de les suivre. Des fosses clandestines sont découvertes par milliers dans le pays. Progressivement, le plus gros scandale du Mexique est exhumé.

Aujourd’hui à Palo Verde, là où Regina enquêtait, un homme continue d’arpenter les chemins de la fosse commune. Il est à la recherche de sa fille Gemma, disparue en 2011 à l’âge de 29 ans. Devant son obstination, les autorités du Veracruz ont fini par lui avouer que la dépouille de Gemma a été retrouvée dans un sac plastique avant d’être déposée à Palo Verde. Pourtant, malgré son insistance, les autorités rechignent à mener des recherches d’envergure dans les 3,5 hectares de terres boueuses où gisent sans doute le corps de sa fille et de biens d’autres disparus. « Je n’ai aucun endroit où aller déposer des fleurs à ma fille, lui parler. Je rame à contre courant. Les autorités n’ont pas intérêt à creuser, elles se couvrent entre elles », considère-t-il.

C’était une journaliste qui dérangeait, je pense que les fosses pourraient être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase

En 2016, des fosses clandestines sont trouvées derrière des bureaux de la police. Arturo Bermudez, secrétaire de sécurité publique proche de Javier Duarte est alors mis en examen. La justice mexicaine l’accuse d’avoir été à la tête d’un escadron de la mort impliqué dans la disparition de 15 personnes. En attendant son procès, Arturo Bermudez a été libéré en 2018.

Malgré la médiatisation, les fosses restent un sujet dangereux pour les journalistes au Mexique. Marcela Turati et son équipe ont dû renoncer à enquêter sur le terrain après avoir fait l’objet de menaces de mort. « On nous a dit que si on continuait, on allait pas en sortir vivantes », se souvient la journaliste. Le 9 novembre 2020 Israel Vázquez, journaliste à El Salmantino est assassiné alors qu’il enquêtait sur la découverte de restes humains de disparus dans l’État de Guanajuato au centre du Mexique.

Une source gouvernementale bien placée, qui a surpris une conversation interne considère que les fosses pourraient être le sujet ayant coûté la vie de Regina Martínez : « C’était une journaliste qui dérangeait, je pense que les fosses pourraient être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Il précise : « Les disparus sont un sujet extrêmement sensible. Ce n’est pas un délit comme un homicide, la personne meurt et c’est terminé. Le disparu, on ne sait pas s’il est vivant ou mort. Donc, les familles mettent sous pression le gouvernement et le gouvernement n’aime pas cette mauvaise publicité. »

Une promesse présidentielle

Impossible de savoir jusqu’où Regina était allée dans son investigation car son matériel de travail a été volé le soir de son meurtre. La procureure Laura Borbolla précise : « Ils n’avaient pas volé toutes ses affaires, mais seulement ses deux dernières cassettes d’interview et son ordinateur. » Pour l’un de ses amis, tuer Regina Martínez, c’était de toute façon enterrer la vérité. « Tuer Regina, c’était brûler la bibliothèque de Babel », confie-t-il.

L’enquête sur la mort de Regina a été refermée en 2015 par les autorités du Veracruz. Interrogé par Forbidden Stories, le 17 novembre 2020, lors de sa conférence de presse quotidienne, le président du Mexique Andrés Manuel López Obrador, s’est engagé à rouvrir l’enquête sur la mort de la journaliste si des bases légales le permettaient. Une promesse sans doute insuffisante pour briser la chape de plomb qui pèse sur le Veracruz.

Huit ans après la mort de Regina, l’omerta est encore palpable. Ses amis nous rencontrent à l’hôtel, regardent à droite, à gauche, de peur d’être espionnés. Tous ont été menacés après la mort de Regina et la crainte ne les a pas quittés. Andrés Timoteo n’a toujours pas remis les pieds au Veracruz où le cartel de Jalisco Nouvelle Génération (CJNG) a maintenant remplacé les Zetas. Plutôt que de les nommer, les journalistes préfèrent évoquer « le crime organisé » pour ne pas se mettre en danger. Beaucoup évitent aussi de prononcer le nom de Fidel Herrera ou celui de Javier Duarte, qui pourrait être libéré grâce à des remises de peine courant 2022.

Chaque année un jour échappe à ce silence pesant. Le 28 avril, date de l’anniversaire de la mort de Regina, Norma Trujillo organise une marche devant le Palais du gouverneur, un bâtiment dans lequel Regina n’était pas admise. Chaque année les marcheurs déposent sur la place une plaque afin de la rebaptiser : « Place Regina Martínez ». Chaque année, les autorités enlèvent la plaque. Même morte, Regina continue de déranger.

Tombe de Regina Martínez, dans le cimetière “Bosques del Recuerdo”, bois du souvenir à Xalapa, Veracruz 2020. (Crédit : Forbidden Stories)

Jules Giraudat (Forbidden Stories), Arthur Bouvart (Forbidden Stories), Lilia Saúl (OCCRP), Nina Lakhani (The Guardian), Dana Priest (Washington Post), Antonio Baquero (OCCRP) et Veronica Espinosa (Proceso) ont contribué à cet article entre autres.

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