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À Soueïda, les barons du captagon ont survécu à la chute d'Assad
Soueïda, dans le sud de la Syrie, est une plaque tournante du trafic de captagon, cette drogue de synthèse qui inonde le Moyen-Orient devenue il y a une décennie le véritable pilier économique du régime de Bachar al-Assad sous sanctions internationales. Après son renversement, ses successeurs ont promis la fin de ce commerce illégal. Mais la réalité sur le terrain est tout autre. Entre milices locales liées au nouveau pouvoir, contrebandiers et complicités présumées, la fin du captagon semble une illusion.
Crédit : AFP
- Même après la chute de Bachar al-Assad il y a deux mois, il est toujours très facile de trouver des pilules de captagon.
- Dans la ville druze de Soueïda, la puissante milice al-Karama, prête à intégrer la future armée unifiée du nouveau régime, demeure ambiguë vis-à-vis du trafic.
- A la frontière avec la Jordanie, la contrebande est encore visible malgré les opérations anti-drogue de l’armée jordanienne en Syrie.
Par Paloma de Dinechin
8 février 2024
Équipe de Forbidden Stories
Directeur de publication : Laurent Richard
Rédacteur en chef : Frédéric Metezeau
Coordination de la publication : Louise Berkane
Vidéo : Anouk Aflalo Doré
Fact-check : Emma Wilkie
Secrétariat de rédaction :
François Burkard, Mashal Butt
Traduction : Amy Thorpe
Communication : Alix Loyer
Intégration : Louise Berkane
«La première fois que j’ai pris un quart de captagon, j’ai eu l’impression d’être un Viking capable de vaincre dix hommes au combat. » Pour ce consommateur qui a souhaité rester anonyme, le « capty » ou « Captain Olivier » – en référence au dessin animé japonais Olive et Tom, où les héros ont de grands yeux écarquillés – n’a pas de secret.
Ses effets secondaires non plus… À Soueïda, ville druze au sud de Damas près de la frontière jordanienne, il a travaillé dans un « kolabat », l’une de ces cabanes qui servent d’échoppes sur les bords de route. On y vend des boissons chaudes ou de l’essence, mais une fois à l’intérieur, certaines deviennent des lieux où « rien n’est interdit » et où des dealers de captagon écoulent leur marchandise. La petite pilule beige – contrefaçon d’un médicament psychoactif conçu comme stimulant pour lutter contre la fatigue et la dépression – circule librement. Pour tenir durant ses nuits de travail, notre interlocuteur raconte qu’il en consommait jusqu’à deux fois par semaine.
Cinq minutes et moins d’un euro pour une pilule
Même après la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre 2024, les journalistes syriens font toujours face aux plus grandes difficultés pour enquêter sur le trafic du captagon. Trois d’entre eux ont confié leurs informations à Forbidden Stories qui a poursuivi leurs investigations. Les nouvelles autorités du groupe rebelle islamiste HTC (Hayat Tahrir al-Cham) ont promis de mettre fin au trafic de captagon, devenu depuis le début de la guerre civile en 2011 un pilier de l’économie du régime Assad. Mais à Soueïda, rien n’a changé, assure notre interlocuteur : « Avant la chute du régime, je devais marcher 10 mètres pour acheter du captagon. Aujourd’hui, il me faut en faire 20 ou 25… » Le 11 janvier, Forbidden Stories accompagne donc cet homme de 27 ans lors de l’achat d’une pilule de captagon. Sans appel préalable, il se rend dans un kolabat. Cinq minutes plus tard, il revient avec la pilule en main. « Tu vois, rien n’a changé », lance-t-il. Le prix : 10 000 livres syriennes (dans les 70 centimes d’euro) soit le prix moyen d’un paquet de cigarettes.
Un soldat du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) montre des pilules de captagon issues d’un laboratoire découvert à Yafour (décembre 2024). / Crédit : AFP
À Soueïda, au moins une quarantaine de kolabats prospèrent. Notre acheteur de «capty» en a identifié la majorité dans une rue très fréquentée à l’est de la ville menant au stade municipal, où le trafic est particulièrement intense. En parallèle, les nouvelles autorités syriennes revendiquent leur lutte contre le captagon, relayant sur les réseaux sociaux les découvertes et les destructions d’entrepôts du régime déchu. Un accord signé le 7 janvier avec la Jordanie promet de mettre fin à ce trafic comme s’y est engagé le ministre des Affaires étrangères d’HTC, Assaad Hassan al-Chibani : « Concernant le captagon et la contrebande de drogue, nous promettons que c’est terminé et que cela ne se reproduira pas. Nous sommes prêts à coopérer pleinement sur cette question. »
Un soldat du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) montre un laboratoire de fabrication de captagon découvert à Yafour (décembre 2024). / Crédit : AFP
Caroline Rose, spécialiste du trafic de Captagon au New Lines Institute, un centre de réflexion américain, reconnaît de réels efforts pour démanteler les grands laboratoires de production. Selon elle les défis sont encore nombreux : « Les petits laboratoires clandestins, mobiles et discrets, sont beaucoup plus difficiles à détecter. Dans une région frontalière comme Soueïda, point de passage naturel pour la contrebande, les défis logistiques et géographiques sont immenses. Ces autorités ont-elles des systèmes de surveillance sophistiqués ou des équipements pour sécuriser efficacement les frontières ? Pour l’instant, il semble que non. »
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« Ils ne s’attaquent pas aux trafiquants, ils éliminent la concurrence»
Depuis la chute du régime, la province de Soueïda reste sous le contrôle de milices locales, notamment al-Karama, la milice « de la dignité », la plus puissante, prête à intégrer la future armée unifiée du nouveau régime. Selon plusieurs sources interrogées par Forbidden Stories, alors qu’elle est officiellement opposée au trafic de captagon, son rôle est ambigu.
Un homme qui avait formé une milice anti-captagon, emprisonné en 2020 par le régime Assad, dénonce aujourd’hui al-Karama : « Ils ne s’attaquent pas aux trafiquants, ils éliminent la concurrence. En prison, j’ai vu des petits dealers arrêtés par eux, puis transférés dans des prisons contrôlées par le régime. Assad et al-Karama, c’est le même monde.»
En 2022, la milice revendique la capture de Raji Falhout, chef d’un groupe armé accusé de trafic et lié au renseignement militaire syrien. Après le siège de sa maison, Falhout disparaît mystérieusement et des presses à captagon sont découvertes dans son quartier général. Les médias parlent de « nettoyage de la ville » par al-Karama, mais des journalistes locaux contestent : « al-Karama l’a pris et puis il a disparu », affirme un journaliste local qui a suivi le dossier.
Un jeune membre d’al-Karama a lui aussi de forts soupçons : après sa découverte d’un atelier clandestin de captagon en 2023, « Abou Hassan, le chef d’al-Karama, nous a interdit d’intervenir », raconte-t-il. Malgré ses doutes, il reste dans la milice pour se protéger : « Al-Karama était le groupe le plus puissant sous Assad, et il l’est encore.» Selon lui, la chute d’Assad a seulement « freiné le trafic temporairement, sans éliminer les barons de la drogue. Rien n’a changé ici. » Ainsi, la puissance du clan Mazhar est-elle toujours intacte. Cette famille influente à Soueïda, suivie par plus de 7000 personnes sur son Facebook familial, était étroitement liée au régime syrien récemment renversé. Plusieurs de ses membres avaient intégré une association dirigée par l’ex-première dame Asma Al-Assad pour soutenir les proches de soldats tués. Selon Syria Direct, ce clan aurait joué un rôle clé dans le trafic de captagon, en utilisant ses connexions avec le régime. En 2013, une rumeur dans la ville évoquait la découverte d’un trésor pour expliquer leur enrichissement soudain. Aujourd’hui, ils possèdent plusieurs villas dans le centre-ville. « Ils gèrent une usine de captagon à 7 km de leur quartier et participent activement au trafic », affirme un journaliste local, qui admet ne pas publier ces informations par peur pour sa famille. « Si vous avez un problème, allez les voir : ils peuvent tout régler. Pendant la guerre, il y avait des kidnappings liés au gangs de captagon, et c’est eux qui négociaient les libérations », ajoute-t-il. Une information confirmée par plusieurs sources.
Forbidden Stories s’est rendu dans leur quartier de la vieille ville de Soueïda qui marque comme l’entrée dans un monde à part. Les immeubles laissent place à des maisons traditionnelles en pierre, sorte de village isolé du reste de la ville. Les Mazhar, considérés comme des partisans d’Assad, y vivent barricadés. À l’entrée de leur fief, un tracteur bloque la route et des murets obstruent les autres accès, tandis que des guetteurs observent chaque mouvement. Malgré leur implication présumée, aucun membre de la famille n’a été inquiété.
Des dizaines de conteneurs de captagon, dans un laboratoire trouvé à Yafour par les soldats appartenant au groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), après la chute du régime syrien. / Crédit : AFP
Raids jordaniens contre le trafic de captagon
Le rôle du régime de Bachar al-Assad dans l’introduction et l’expansion du captagon en Syrie est central. Khaled* (nom modifié), un ancien soldat du régiment 405, se souvient : « En 2013, un camarade m’a tendu une pilule en disant : “Tu as l’air fatigué, prends ça.” C’était tellement courant qu’un collègue, pensant qu’il s’agissait d’un médicament classique, en a demandé dans une pharmacie. » Les militaires imaginaient que ces pilules provenaient de saisies ennemies. Mais le régime produisait déjà du captagon à grande échelle pour financer sa guerre contre les groupes rebelles, malgré les sanctions internationales, en s’appuyant sur la 4e division blindée. Cette division, commandée par le frère du dictateur, Maher al-Assad, contrôlait les routes de contrebande et les infrastructures de production, appuyée par des milices affiliées. Soueïda est devenu un carrefour pour le trafic de captagon, qui s’est étendu jusqu’aux marges de la province, notamment à la frontière jordanienne.
Une habitante du village de Shaab face aux destructions engendrées par des bombardements visant à lutter contre les trafics transfrontaliers, au lendemain de ceux-ci (14 janvier 2025). (Crédit : Paloma de Dinechin)
Depuis la fuite de Bachar al-Assad, ce secteur reste le théâtre de tentatives de contrebande vers la Jordanie. Dans ces villages bédouins, des bombardements – vraisemblablement jordaniens – ont lieu régulièrement. Le 13 janvier 2025, deux frappes visent le village de Shaab, en plein désert, accusé d’être un relais clé dans ce commerce. Sur place, le lendemain du bombardement, le cheikh local bédouin Mohammed Awad al-Ramthan, interrogé par Forbidden Stories, défend sa communauté : « On ne peut pas surveiller ces plus de 200 km de frontière. Oui, certains jeunes sont impliqués dans le trafic, mais nous ne les connaissons pas et ils trafiquent des vieilles pilules. »
Le cheikh Mohammed Awad al-Ramthan, chef de la communauté bédouine du village de Shaab. (Crédit : Paloma de Dinechin)
Dans ces zones reculées, les visages masqués et les voitures aux vitres teintées témoignent d’un commerce clandestin prospère, malgré les raids aériens et les arrestations. Avant de prendre une photo, le journaliste local qui m’accompagne prévient toujours ses interlocuteurs : « Vous devez vous couvrir le visage si vous travaillez dans le milieu du captagon. » C’est le cas pour trois quarts des jeunes hommes que nous croisons.
Le 20 janvier, le « Rassemblement des clans du Sud » a publié un communiqué annonçant « la mise en place de patrouilles pour empêcher l’utilisation des terres de leurs villes dans le cadre de la circulation ou des opérations de contrebande. »
On reste en contact ?
« Nous sommes druzes. Il n’y a pas de trafiquants de drogue à Soueïda »
Parmi les figures ciblées par les autorités jordaniennes dans leur lutte contre le captagon, Faris Simoa se distingue. Originaire d’Orman, près de Shaab, ce commerçant de bétail, condamné à plusieurs reprises pour contrebande dans les années 1990, a accepté de parler à Forbidden Stories, dans une salle privatisée du café le plus chic de Soueïda. Keffieh rouge et blanc maintenu par un agal noir, blouson noir, il parle fort. À plusieurs reprises, il porte sa main au cœur, comme pour témoigner de son innocence, se disant faussement accusé par des journaux jordaniens. « Je ne suis impliqué dans aucun trafic de drogue » affirme-il, ajoutant que la province de Soueïda n’est pas touchée, et que ses fermes ne contiennent que des produits agricoles et du bétail. « Nous sommes druzes. Il n’y a pas de trafiquants de drogue à Soueïda, pas de laboratoires pour fabriquer de la drogue. Les Druzes ne savent pas comment on fait ça », insiste encore Simoa qui circule librement à Soueïda, revendiquant son « amitié » avec le leader d’al-Karama et le clan Mazhar, tout en jurant de leur innocence dans le trafic.
Un membre influent d’al-Karama admet : « Nous n’avons pas le pouvoir de les arrêter. Leur puissance garantit la paix sociale. Nous sommes une grande famille druze. » Depuis la chute du régime Assad, aucune arrestation ni découverte de lieu de production de captagon n’a eu lieu dans cette « grande famille druze » qu’est Soueïda. En janvier 2024, al-Karama n’a détruit qu’un seul kolabat, et aucun autre n’a été visé depuis.
De retour à Damas, l’ombre du captagon reste omniprésente, même dans la vie quotidienne. Assise dans un café, un serveur m’interpelle : « Tu es fatiguée ? Prends un capty. Tu en veux ? Je t’en ramène tout de suite. »