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La dernière prison de Viktoriia Roshchyna

Après près de neuf mois à Taganrog dans le « Guantanamo russe », la journaliste ukrainienne a terminé son calvaire au sein du système carcéral russe dans la prison de Kizel, dans la région de Perm. Grâce à de nouveaux documents et un témoignage inédit, Forbidden Stories lève le voile sur les derniers jours de Vika.

(Crédit : F-Atlas)

Par Stas Kozliuk, avec Poline Tchoubar et Guillaume Vénétitay

11 décembre 2025

Kizel est une petite ville de moins de 20 000 habitants de la région de Perm, à plus de 1200 kilomètres de Moscou. Située à l’ouest de l’Oural, elle est en déshérence depuis la fermeture de ses dernières mines de charbon, il y a 25 ans. C’est ici, dans le centre de détention provisoire numéro 3 (SIZO-3) de la ville, que la journaliste ukrainienne Viktoriia Roshchyna est morte le 19 septembre 2024.

(Crédit : courtoisie de hromadske). 

Après avoir passé près de neuf mois dans l’enfer de Taganrog, une prison russe au bord de la mer d’Azov et surnommée le “Guantanamo russe”, la reporter a finalement été transférée au SIZO-3 de Kizel. Elle avait été extraite de sa cellule de Taganrog le 9 septembre, soit près de deux semaines avant la date officielle de son décès. Plusieurs indices annonçaient alors la possible présence de Viktoriia dans un échange de prisonniers entre l’Ukraine et la Russie prévu pour la mi-septembre. Mais elle n’était jamais apparue, et ses proches n’avaient reçu aucune information jusqu’à l’annonce de son décès.

Pendant de longs mois, personne n’avait réussi à retracer les derniers jours de Viktoriia. Forbidden Stories et douze médias partenaires avaient poursuivi le travail de la journaliste. Publiée le 30 avril dernier, notre enquête révélait le sort réservé à la reporter, transférée entre plusieurs centres de détention en Ukraine occupée et en Russie, ainsi que des traces de sévices sur le corps de Viktoriia, rapatrié en février 2025. Comme elle, des milliers de civils ukrainiens ont été enlevés puis détenus au secret et systématiquement torturés par les autorités russes depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine.

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Viktoriia Project
Son enquête sur les milliers de civils ukrainiens illégalement détenus par la Russie lui a coûté la...

De nouveaux témoins libérés des geôles russes lors d’échanges de prisonniers permettent de mieux comprendre la trajectoire de Viktoriia et son transfert à Kizel. Mykyta Semenov est un combattant du régiment Azov. Enfermé à Taganrog en septembre 2022, il s’est retrouvé dans le convoi du 9 septembre 2024 qui est allé jusqu’au SIZO-3 de Kizel, à 2500 kilomètres de Taganrog. Le voyage commence en train et se termine dans des fourgons, le 12 septembre. Semenov a partagé le même wagon que la journaliste. “Il y a deux compartiments près de l’administration pénitentiaire, réservés pour les détenus jugés dangereux. Dans l’un d’eux, il y avait deux femmes seules, dont Vika”, détaille-t-il pour la première fois à la presse.

“Comme si sa robe la portrait”

Le soldat parvient à l’identifier en écoutant à travers les minces cloisons les membres du FSIN, l’administration pénitentiaire russe, parler à Viktoriia, placée dans le compartiment qui jouxte le sien. Il l’aperçoit lorsqu’elle passe dans le couloir pour aller aux toilettes. “Elle portait une robe d’été ample, bleu clair, avec des petites fleurs. Aux pieds, elle avait des baskets noires d’été à semelles blanches”, décrit Mykyta Semenov. Les détenus sont autorisés à marcher droit, mais avec les mains derrière le dos. “Elle tenait debout, mais avait du mal à avancer et à parler. C’est comme si sa robe la portait. Elle était très maigre, trop maigre. Sa peau était jaune, ses cheveux sans vie. On l’avait simplement transformée en momie, comme si son corps commençait à pourrir”, décrit l’ancien prisonnier au visage juvénile qui, lors des repas, partage ses courgettes avec Viktoriia, qui ne mangeait pas la viande qui lui était servie.

Civils et militaires voyagent dans les mêmes convois. Personne n’a le droit de se parler. Le voisin de Mykyta est frappé.

Quand nous sommes arrivés à Kizel, nous avons compris que la situation allait être grave ici”, rejoue le combattant d’Azov. Elle est similaire à Taganrog : les nouveaux venus doivent passer par le rite dit “d’accueil”, d’une violence inouïe. “On m’a jeté dans un couloir. Puis, ils m’ont renversé et ont commencé à me frapper avec leurs bottes, leurs mains. Ils m’ont ordonné de me déshabiller et ont continué à me frapper. Ils ont mis la radio, avec des chansons de là-bas, comme Katyusha et tout le répertoire soviétique. Je suis resté allongé et j’ai perdu connaissance”, raconte Mykyta Semenov, dont le ton calme tranche avec la virulence des sévices infligés.

Crédit : Google, Airbus – 19 Septembre 2024

Comme révélé par le Viktoriia Project, des unités spéciales du FSIN tournent entre les différents établissements pour torturer les prisonniers. A Kizel aussi, une de ces unités, de concert avec le personnel du SIZO-3, a infligé des violences aux détenus, selon des documents de sources sécuritaires ukrainiennes. Les méthodes sont les mêmes qu’à Taganrog : décharges électriques, coups aux pieds et à la tête avec des longs bâtons, obligation de rester debout pour épuiser les détenus, etc.

Vyacheslav Perevozkin (Crédit : Instagram). 

Les tortionnaires dissimulent leur identité avec des cagoules et des surnoms. Mais Forbidden Stories a réussi à identifier les responsables du centre de détention de Kizel, à l’époque des faits. Le directeur s’appelle Vitaly Spirin. Il est âgé de 39 ans. Un de ses adjoints était Konstantin Chekalov. Aujourd’hui, le SIZO-3 est dirigé par Vyacheslav Perevozkin, qui a pris la relève de Spirin le 6 novembre 2024.

Contacté par nos partenaires d’IStories, Vitaly Spirin a raccroché dès qu’une question sur Viktoriia a été posée. Konstantin Chekalov, lui, a déclaré n’avoir jamais entendu parler de la journaliste et a même nié avoir travaillé pour SIZO-3, malgré des informations contraires. Vyacheslav Perevozkin a confirmé son identité. Mais interrogé sur Viktoriia, il a demandé « où [nous avions] trouvé ce numéro ? », avant d’affirmer qu’il n’était pas Vyacheslav Perevozkin et de raccrocher. Contactée par courriel, la direction régionale du FSIN nous a renvoyés vers le service de presse du FSIN, qui n’a pas répondu à nos questions.

Au centre de l’image, Vitaly Spirin, directeur du centre de détention de Kizel à l’époque où Viktoriaa y était détenue, et à sa droite, son ancien adjoint, Konstantin Chekalov (Crédit : VK).

Le certificat de décès de Viktoriia a été émis depuis la région de Perm, celle du SIZO-3, selon une enquête de Slidstvo. Que s’est-il passé durant ces quelques jours à Kizel, juste avant sa mort ? Les circonstances exactes de son décès sur place sont, pour le moment, une énigme. Il ne reste alors que des indices sur sa dépouille, congelée et momifiée. Comme indiqué dans le Viktoriia Project, les ecchymoses sur son cou correspondent à une fracture de l’os hyoïde, un traumatisme rare et généralement associé à un étranglement, selon une source proche de l’enquête officielle. Par ailleurs, son corps a été restitué avec plusieurs parties manquantes, notamment au niveau du cerveau, du larynx et des globes oculaires, ce qui correspondrait à une possible tentative de dissimuler les raisons de sa mort.

Sanctionnés par l’Union européenne

C’est un puzzle dont les pièces ne s’assemblent pas souvent”, déplore Volodymyr Roshchyn. Le père de Viktoriia cherche aujourd’hui les dernières réponses pour continuer son deuil. Depuis l’inhumation à Kyiv de la journaliste le 8 août dernier, trois responsables de la prison de Taganrog, dont Oleksandr Shtoda et Andrei Mikhailichenko – identifiés par l’enquête de Forbidden Stories -, ont été sanctionnés par l’Union européenne, le 20 novembre, pour torture et les mauvais traitements systématiques sur des détenus, civils ou prisonniers de guerre.

La mémoire de Viktoriia Roshchyna continue, elle, d’être honorée. Cet été, le président ukrainien Volodymyr Zelensky lui a d’ailleurs décerné, à titre posthume, l’Ordre de la liberté. Le père de Vika, lui, souhaite qu’elle reçoive la médaille de “Héros de l’Ukraine”, la plus haute distinction décernée par le gouvernement. La demande, adoptée par les députés ukrainiens en mai, n’a toujours pas été validée par le bureau de la présidence. Ce qui suscite l’incompréhension de Volodymyr, selon un courrier envoyé par ses avocats, appuyant sur le fait que sa fille est “morte pour la liberté et l’indépendance de [leur] État”.

Lire les enquêtes du Viktoriia Project

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