Les “ennemis du peuple” inquiets de l’élection de Donald Trump : “sans information, pas de Démocratie”
Le président élu n’hésite pas à qualifier les journalistes “d’ennemis du peuple”. Dans le monde entier, plus d’une demi-douzaine de journalistes, y compris des membres du réseau de journalistes partenaires de Forbidden Stories, nous confient leurs inquiétudes. Ils craignent un impact négatif de l’élection de Trump sur leur travail quotidien et sur la perception de la presse par le public.
Par Phineas Rueckert and Guillaume Vénétitay
8 novembre, 2024
Portant casquette et cravate écarlates lors de l’un de ses derniers meetings, Donald Trump tire à boulets rouges sur la presse. C’est l’une de ses rhétoriques favorites : menacer les journalistes. Le 3 novembre 2024, à Lititz, en Pennsylvanie, devant une foule de partisans, le candidat républicain désigne la vitre de protection devant lui, le mettant à distance des journalistes. “J’ai ce morceau de verre, déclare-t-il, mais tout ce que nous avons vraiment ici [de l’autre côté de la scène], ce sont les fake news. Et pour m’atteindre, il faudrait que quelqu’un tire à travers les fake news. Et cela ne me dérange pas tellement.”
Deux jours plus tard, Trump est élu président des Etats-Unis, concluant une campagne d’une rare violence, durant laquelle il a attaqué plus de 100 fois les médias lors de ses discours ou interviews. Le magnat de l’immobilier a montré qu’il n’avait pas changé depuis son premier mandat, marqué par de nombreuses agressions, y compris physiques, contre les journalistes, notamment lors de l’attaque du Capitole par ses soutiens, le 6 janvier 2021.
“Trump et Narendra Modi ont en commun un mépris pour une presse libre et indépendante”
L’hostilité de Donald Trump envers la presse pourrait galvaniser d’autres autocrates et dictateurs à travers le monde, toujours prompts à trouver le moindre prétexte pour museler le quatrième pouvoir. Forbidden Stories a recueilli les témoignages de plusieurs journalistes à travers le monde, craignant des répercussions directes sur leur quotidien.
Des méthodes trumpistes pour harceler des journalistes
“Trump et Narendra Modi ont en commun un mépris pour une presse libre et indépendante”, déclare Paranjoy Guha Thakurta, un journaliste d’investigation indien. Les deux dirigeants ont régulièrement mis en scène leur amitié, à coups de grandes accolades. “Non seulement ces hommes ne tolèrent pas la critique, mais ils sont également prêts à abuser de l’appareil d’Etat de leur pays pour cibler leurs opposants politiques.”
Thakurta est bien placé pour témoigner. Son téléphone a été infecté par le logiciel espion Pegasus, dont Forbidden Stories a révélé l’existence à travers le projet Pegasus, publié en 2021. Cette surveillance illégale a été utilisée par un autre ami de Donald Trump: Viktor Orban, premier dirigeant européen à avoir félicité le Républicain pour sa réélection.
"Il y a eu une couverture médiatique négative de Trump, mais ça n’a pas du tout compté. L’électeur s’en fiche."
Depuis son retour au pouvoir en 2010, le Hongrois n’a cessé de critiquer les journalistes et d’assécher les financements de la presse indépendante au profit des médias d’Etat. “Orban attend de Trump une carte blanche pour qu’il puisse faire ce qu’il veut contre les médias et les ONG”, explique Szabolcs Panyi, reporter également ciblé via le logiciel Pegasus.
D’autres autocrates pourraient intensifier leurs méthodes trumpistes, via le harcèlement sur les réseaux sociaux. Sous la présidence de Javier Milei, Maria Eugenia Duffard, journaliste politique argentine, a déjà observé “un langage “très péjoratif et violent venant souvent du compte personnel du président qui s’adresse aux journalistes et à de nombreux médias.”
Les ennemis de la liberté de la presse disposent désormais d’une arme redoutable avec la plateforme X, détenue par le milliardaire Elon Musk – devenu conseiller et confident de Donald Trump – où pullulent les fausses nouvelles et la propagande d’extrême-droite.“X est devenu un laboratoire mondial de la désinformation”, estime Laurent Richard, directeur exécutif de Forbidden Stories. “Comment un citoyen pourra t’il accéder à une information indépendante et vérifiée si rien n’est fait pour réguler un monstre industriel au service d’un président qui a inventé et disséminé la notion de “vérité alternative”?”, poursuit-il.
Dans ce contexte, la parole des journalistes a été affaiblie. “Il y a eu une couverture médiatique négative de Trump, mais ça n’a pas du tout compté. L’électeur s’en fiche”, analyse Nelson Rueda, journaliste pour le journal salvadorien El Faro.
“Vivre dans un pays directement concerné par les élections américaines et suivre les résultats a été, à bien des égards, une expérience dystopique”, explique Joann Manabat, journaliste à Rappler, un média numérique aux Philippines qui a été victime d’attaques judiciaires répétées sous l’ancien leader populiste Rodrigo Duterte. “C’est un revers, car l’impact des politiques américaines se propage au-delà de ses frontières, façonnant le destin de nombreuses personnes.”
Trump se voit “dictateur le premier jour”
Pour plusieurs journalistes d’investigation à travers le monde, la réélection de Trump pourrait porter un nouveau coup de canif à leur liberté d’exercer. “Notre collectif international dont la mission est de poursuivre les enquêtes de journalistes assassinés, emprisonnés est particulièrement inquiet. Son retour au pouvoir promet les heures les plus sombres pour ceux qui tentent d’enquêter au nom de l’intérêt général, estime Laurent Richard. Le schéma est simple. Sans journalistes libres de travailler de manière indépendante et en toute sécurité, il ne peut y avoir d’information. Et sans information, pas de démocratie.”
La démocratie qui semble bien être le dernier souci de Trump, lequel a promis d’être “un dictateur le premier jour”. Un terme qu’il apprécie et qu’il avait notamment utilisé pour qualifier le président égyptien Al-Sissi – “mon dictateur préféré.” “En 2018, j’ai été emprisonné à l’époque de Trump, détaille Wael Abbas, reporter égyptien et figure de proue de la blogosphère. Les journalistes souffrent toujours de ce qu’ils publient, même sous Biden.”
"Notre combat pour être entendus et pour survivre sera plus difficile que jamais. En un mot : je suis terrifiée."
A Gaza, l’élection de Trump a des allures de cauchemar. Notamment pour Shrouq Al Aila, cofondatrice du média palestinien Ain Media, dont le mari, également journaliste, a été tué dans une frappe israélienne. “En tant que journalistes à Gaza, nous sommes non seulement confrontés quotidiennement à la peur des bombardements, du siège et de la perte de nos proches, mais aussi à la réalité déchirante que ces histoires pour lesquelles nous risquons notre vie ne trouvent peut-être pas une audience mondiale, réceptive et empathique” raconte-t-elle, redoutant une marginalisation des voix palestiniennes. “Notre combat pour être entendus et pour survivre sera plus difficile que jamais. En un mot : je suis terrifiée.”
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