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Rwanda Classified : le régime Kagame persévère dans la désinformation

Avec l’intensification récente du conflit en RDC, les réseaux de désinformation du régime de Paul Kagame restent très actifs. Lors de l’enquête Rwanda Classified, Forbidden Stories et ses partenaires avaient dévoilé ces pratiques. Aujourd’hui, la guerre en Nord-Kivu et le trafic de minerais demeurent des sujets tabou au Rwanda.

Par Magdalena Hervada

18 février 2025

« Je ne sais pas » répond, le regard fixe, Paul Kagame le 3 février aux questions de la chaîne de télévision américaine CNN au sujet de la présence de forces rwandaises en République Démocratique du Congo. « Vous êtes le commandant des armées », le relance le journaliste après un léger silence. Le Président du Rwanda n’en démord pas : « Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas. Mais si vous me demandez s’il y a un problème au Congo qui concerne le Rwanda, et si le Rwanda ferait tout pour se protéger, la réponse serait oui, à 100% ».

Quelques jours plus tôt, les rebelles du Mouvement du 23 mars (M23), soutenus militairement par des troupes rwandaises comme le montrent des photographies sur place, ont pris le contrôle de Goma, capitale du Nord-Kivu, une province riche en minéraux rares à l’est de la RDC. Depuis, les affrontements avec les forces congolaises ont escaladé, relançant la violence dans cette guerre active depuis 2021. 

Si Paul Kagame affirme ne pas savoir si ses troupes sont présentes en République démocratique du Congo, son pays a longtemps proclamé ne pas soutenir militairement le M23. Pourtant, à l’occasion du projet Rwanda Classified publié en mai 2024, Forbidden Stories et ses partenaires avaient pu identifier plusieurs militaires rwandais tués en RDC. Cette enquête poursuivait  le travail du journaliste rwandais exilé en Europe Samuel Baker Byansi, dont le collègue John Williams Ntwali est décédé dans un accident de voiture suspect. « Il y a tellement de preuves qui s’accumulent, je pense qu’il [Paul Kagame] en arrive à avoir honte de continuer de nier. Mais il ne peut pas non plus admettre avoir ses troupes sur place, les conséquences seraient terribles. Alors il préfère feindre l’ignorance », analyse aujourd’hui ce journaliste joint par Forbidden Stories.

La version du régime est également mise à mal par les rapports successifs du Conseil de sécurité de l’ONU, publiés tous les six mois. En juin dernier, l’un d’eux estimait que « 3000 à 4000 » soldats rwandais étaient présents sur le territoire congolais. Selon le rapport, les forces rwandaises exercent dans les faits « le contrôle et la direction […] sur les opérations du M23 », rendant le Rwanda responsable des actes des rebelles. Il affirmait également que tous les groupes armés impliqués dans le conflit avaient recours au recrutement d’enfants, au viol, et aux attaques sur des civils.

Minerais de sang

Officiellement, l’intérêt rwandais en Nord-Kivu est de lutter contre les FDLR (Forces Démocratiques de Libération du Rwanda), un groupe armé fondé par d’anciens responsables du génocide des Tutsi en 1994. Les FDLR, présentes dans le pays depuis 30 ans commettent des « exécutions sommaires, enlèvements, déplacements forcés et utilisent les violences sexuelles dans le conflit » selon les Nations Unies. Le Rwanda accuse la RDC de soutenir cette milice, et appelle à sa neutralisation. Mais la lutte contre les FDLR n’est qu’une partie de l’histoire, juge Samuel Baker Byansi : « C’est une grande partie de la désinformation rwandaise. Cela joue un rôle, mais il est bien documenté que la cause principale sont les minéraux présents dans la région ». Le Nord-Kivu est effectivement riche en coltan, nickel, étain et or, minerais dits « de sang » car rares et régulièrement source de conflits. Robert Higiro, ancien major de l’armée rwandaise aujourd’hui exilé en Belgique avait affirmé pour Rwanda Classified que le président Kagame « est obsédé par le contrôle du Kivu, l’Est de la RDC, pour les raisons que nous connaissons tous : les minerais, l’argent. Ce n’est pas parce qu’il se bat pour les Tutsis ».

Le coltan particulièrement s’est trouvé au cœur des affrontements. Ce métal rare est indispensable à la fabrication de condensateurs pour smartphones et autres appareils électroniques. 60% des réserves mondiales se trouvent dans la province du Kivu. La seule mine de Rubaya, prise au printemps 2024 par le M23, produirait 20 à 30% du coltan mondial selon nos partenaires du Monde pour Rwanda Classified. Depuis plusieurs mois cependant, le M23 contrôlait déjà une majorité des routes de commerce autour de la mine, selon l’ONU, dont « une partie au moins […] était ensuite passée en contrebande par la frontière rwandaise ». Ce commerce clandestin a été rentable pour le Rwanda, qui a enregistré une hausse « sans précédent » de 50% ses exportations de coltan en 2023 par rapport à 2022.

Depuis la prise de Rubaya, une réelle administration minière s’est installée autour du monopole du M23. Le volume désormais massif de minéraux acheminés vers le Rwanda voisin a été évalué à 120 tonnes de coltan par mois selon le dernier rapport de l’ONU. Le groupe d’experts estime que le M23 aurait récolté au moins 800 000$ par mois grâce à ses nouvelles taxes sur le commerce issu de Rubaya. L’export de coltan depuis le Rwanda a encore augmenté après cet événement : au troisième trimestre 2024, le gouvernement rwandais dit avoir enregistré une augmentation de 42% en un an.

Plus de la moitié de ces exportations de coltan ou d’or ont pour destination la Chine et les Emirats Arabes Unis, mais l’Union Européenne est aussi une acheteuse majeure de ces ressources, essentielles à son autonomie stratégique. En février 2024, l’UE a signé un protocole d’accord avec le Rwanda pour renforcer la coopération commerciale dans le secteur minier. Sa signature avait déclenché un tollé en RDC. Félix Tshisekedi, président du pays, l’avait qualifié de « provocation de très mauvais goût » et affirmé que cet accord « encourage le pillage des ressources naturelles congolaises par le Rwanda ». L’UE souligne que cet accord vise précisément à améliorer la traçabilité des minerais, une volonté que le gouvernement rwandais affiche également sur la page web de son office des mines. Ce but semble difficilement réalisable pour Samuel Baker Byansi si Bruxelles ne s’attaque pas directement à la source de ces minerais, en RDC : « Ce commerce viole de manière flagrante les normes européennes, mais il est stratégique, alors les pays occidentaux ne s’imposent pas contre Kagame. Implicitement, ils lui permettent de continuer ses actions en Kivu », déplore le journaliste.

X, machine à désinformer pour Kagame

Lors de la même interview face à CNN, Paul Kagame a nié tirer profit des minerais du Kivu : « Ceux qui bénéficient des minerais du Congo, plus que n’importe qui d’autre, sont l’Afrique du sud et ces Européens qui s’agitent sur le sujet ». Les relations diplomatiques avec Cyril Ramaphosa, président d’Afrique du sud se sont tendues après la mort en janvier de 13 soldats sud-africains membres de la force régionale d’Afrique Australe, une mission de maintien de la paix déployée en RDC. Paul Kagame juge cette dernière illégitime. Il estime que la présence de soldats sud-africains en appui de l’armée congolaise serait plutôt liée à l’intérêt économique du pays. Cette rhétorique a été largement relayée sur X, par des comptes affichant leur soutien au régime de Kagame. 

Le 3 février, par exemple, un compte avec le pseudonyme Ndagije_sam identifie Cyril Ramaphosa en appelant à sa démission. Sur sa photo de profil, le détenteur du compte serre la main d’un Paul Kagame souriant. Il accompagne sa publication de photos, dont trois générées par l’intelligence artificielle intégrée à X, « Grok ». On y voit Cyril Ramaphosa et Felix Tshisekedi penchés sur des piles de minerais. Une de ces photos a été postée au moins cinq fois en quatre jours par d’autres comptes X, ciblant tous Cyril Ramaphosa. En juin 2024, ce compte Ndagije_sam avait été identifié par des chercheurs du Media Forensics Hub de la Clemson university comme appartenant à un important réseau de désinformation en ligne lié au régime de Kagame. « Ils utilisent régulièrement cette méthode », nous explique aujourd’hui Morgan Wack, un des chercheurs ayant piloté l’étude, « des images générées par IA, postées par de nombreux comptes presque en même temps ou à quelques jours d’écart ».

Captures d’écran issues du compte @Ndagjie_sam sur X.com du post interpellant Cyril Ramaphosa.

Suite aux révélations de Forbidden Stories en mai dernier, les chercheurs s’étaient intéressés à la vague de messages postés avec le hashtag #RwandaClassified sur X et attaquant les résultats de l’enquête. Ils ont pu identifier 464 comptes et plus de 650 000 posts utilisés pour « promouvoir ou attaquer certains points de vues », « attaquer et intimider des personnes critiques du régime », et employant « massivement » des applications d’IA générative telles que Chat-GPT. « La méthode pour identifier l’utilisation d’IA est assez simple : sur tous les comptes nous retrouvions une structure similaire dans une majorité de posts avec une ou deux phrases finissant toujours par un hashtag », détaille Morgan Wack. Sur un sujet donné, des centaines de posts peuvent contenir exactement les mêmes informations avec des formulations légèrement différentes : « Cela devient assez évident avec ce volume de posts. Il n’existe pas 1000 synonymes pour un même mot, donc ça finit par se répéter ». L’étude a également identifié des dizaines de posts identiques, postés quasi-simultanément, mais par des comptes différents. Certains oubliaient même de supprimer le « prompt » apparaissant au début de chaque réponse de ChatGPT à une demande.

Captures d’écran de tweets contenant des traces d’IA récoltées par le Media Forensics Lab (Propriété de Clemson University).

De #RwandaClassified à #SanctionDRC

Open AI, l’entreprise propriétaire de ChatGPT, a confirmé les informations de l’étude du Media Forensics Lab en octobre dernier, dans un rapport sur la désinformation : « Nous avons banni des comptes ChatGPT basés au Rwanda qui généraient des tweets partisans ». La société d’intelligence artificielle dit également avoir identifié et banni à leur tour de nouveaux comptes qui créaient des contenus similaires.

Depuis quelques semaines, et malgré les actions d’OpenAI, ce réseau a connu un regain d’activité, en utilisant toujours des textes générés par IA. Les posts se concentrent sur le conflit en République démocratique du Congo (DRC en anglais), en employant des hashtag comme #SanctionDRC. Un autre compte identifié par Morgan Wack en 2024, au pseudonyme « Amahoro66 », a par exemple posté des centaines de tweets arborant ce hashtag. « La corruption, l’exploitation minière illégale, et le trafic de drogues et de ressources continue de financer la violence et l’instabilité en RDC. Le monde doit tenir la RDC responsable en imposant des sanctions pour cesser cette exploitation ! #SanctionDRC », pouvait-on lire par exemple le 5  février dernier, parmi les 40 tweets postés à ce sujet en l’espace de 11 minutes.

La photo originale sur Instagram (gauche), comparée  avec la photo de profil de Amahoro 66 (droite)


La photo de profil, montrant une jeune femme accoudée à un balcon est fausse. Elle est issue du compte instagram d’une actrice algérienne postée en février 2023, deux mois avant la création du faux compte rwandais. Sauf pour le visage qui a été modifié, les deux photos sont identiques.

Nous avons également trouvé des posts identiques par dizaines, tous postés à quelques heures, voire minutes d’intervalles avec #SanctionDRC. D’autres avaient oublié de retirer le numéro en début de phrase indiquant que le post faisait partie d’une liste de tweets générés artificiellement.

Capture d’écran d’un post avec un numéro en début de phrase indiquant une liste de tweets générés par IA.

Selon OpenAI, la masse de posts générés par ce réseau n’atteint finalement pas grand monde : « Aucun des posts que nous avons identifiés lors de notre enquête n’a reçu plus d’une dizaine de réponses, likes, ou partages. Beaucoup n’en ont reçu aucun », est-il écrit dans le rapport. Cependant, dans certains cas, affirme Morgan Wack rendre un post « viral » n’est pas forcément le but : « dans le cas du #RwandaClassified, par exemple, le but était de poster massivement afin de décrédibiliser l’enquête, mais aussi de noyer le poisson pour rendre les informations révélées plus difficiles à trouver ».

En effet, son étude montre que 44% des tweets contenant ce hashtag dans les jours suivant notre publication étaient issus de ces 464 comptes. D’autres fois, il s’agit de harceler les opposants et critiques du régime pour les démoraliser et ternir leur image. Depuis plusieurs années, Samuel Baker Byansi reçoit quotidiennement ce genre de messages. « J’ai l’habitude maintenant, j’en rigole même avec ma femme », sourit le journaliste, « ce n’est pas ce genre de méthode mesquine qui me fera taire ».

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