Story Killers : en France, des enveloppes de cash et des mises en examen

En février 2023, le projet « Story Killers » est à l’origine d’une tempête médiatique en France, avec la mise en cause du présentateur historique de BFM TV, Rachid M’Barki. Un an plus tard, une commission d’enquête parlementaire et la justice française se sont saisies de l’affaire, trois protagonistes ont été mis en examen et un député se trouve dans le viseur des enquêteurs. Tour d’horizon et nouvelles révélations du consortium.

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Par Cécile Andrzejewski
et Léa Peruchon

15 février 2024

Traduit par Mariana Abreu et Phineas Rueckert

L’ex-présentateur d’une chaîne d’info en continu, un lobbyiste, un politologue proche du Qatar et un député écologiste… Depuis les révélations du projet « Story Killers » consacré au business de la désinformation, le volet français de l’affaire a connu de nombreux rebondissements politiques et judiciaires et la liste des personnes mises en cause ne cessent de s’allonger. Après une commission d’enquête parlementaire, c’est la justice qui s’intéresse aujourd’hui de près aux soupçons de corruption et de trafic d’influence en France.

À l’origine de cette affaire qui démarre il y a un an exactement, les révélations du consortium coordonné par Forbidden Stories sur « Team Jorge » une officine israélienne à l’origine de nombreuses opérations de manipulation. Parmi ses clients, des entreprises privées et des hommes politiques séduits par l’offre « clé en main » de la société. Piratage informatique, catalogue de 30 000 bots automatisés, renseignement… l’équipe de « Team Jorge » propose alors une large palette de services informels pour orienter les opinions publiques et les élections. À sa tête, « Jorge », de son vrai nom Tal Hanan, n’est pas un novice. En 2015, il vendait déjà ses services à Cambridge Analytica – l’entreprise britannique qui a recueilli puis utilisé les données personnelles de près de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, à leur insu, à des fins de ciblage politique.

Face à des journalistes du consortium se faisant passer pour de potentiels acheteurs en 2022, Tal Hanan se vante de pouvoir diffuser les messages de ses clients à la télévision française. Il leur montre alors un sujet de BFM TV : une brève lue à l’antenne par Rachid M’Barki, figure historique de la chaîne d’information en continu. Auprès de sa direction, Rachid M’Barki explique alors avoir suivi les consignes d’un  consultant média et lobbyiste dont le nom est alors inconnu du grand public, Jean-Pierre Duthion. À la suite de ces révélations, le journaliste de BFM TV sera suspendu puis licencié en février 2023.

La Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères de l’Assemblée nationale se saisit de l’affaire dès mars 2023. De son côté, la procédure judiciaire ouverte par le Parquet national financier a pour l’instant conduit à trois mises en examen : celle de Rachid M’Barki, de Jean-Pierre Duthion et de Nabil Ennasri. Le député écologiste Hubert Julien-Laferrière se trouve également dans le viseur de la justice. Et pour cause, d’après de nouvelles informations obtenues par le consortium, plusieurs éléments laissent à penser que ce dernier, déjà mis en cause par la presse, aurait probablement touché plusieurs milliers d’euros d’argent liquide de la part de différents protagonistes de l’affaire.

Rachid M’Barki, le journaliste

Présentateur historique de la chaîne française d’information en continu BFM TV, c’est par lui que le scandale arrive en France. Dans une vidéo diffusée par « Jorge » pour impressionner ceux qu’il pense être de potentiels clients, on l’entend lire une brève à propos de sanctions européennes contre la Russie faisant « craindre le pire aux constructeurs de yachts à Monaco », preuve, selon le marchand d’influence que son entregent s’étend jusqu’à l’Hexagone. Après examen de cette séquence et d’autres sujets éloignés de la ligne éditoriale de la chaîne, BFM TV a licencié Rachid M’Barki en février 2023 pour avoir « inséré des informations dans ses journaux sans l’aval de sa hiérarchie et sans respecter les règles de la rédaction ».

Face à sa direction, le journaliste affirmait pourtant avoir suivi « son libre arbitre éditorial ». Entendu par la Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères de l’Assemblée nationale en mars 2023, il maintient cette version et réfute, à nouveau, avoir été payé par le lobbyiste Jean-Pierre Duthion pour diffuser la moindre information à l’antenne : « Il n’a jamais été question ni de rémunération ni de quelque autre avantage que ce soit. » Las, en décembre 2023, sa défense s’écroule face à la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE). « Il m’est arrivé de recevoir des sommes d’argent (…) Oui je reconnais les faits de corruption passive », confesse-t-il, selon le Parisien. « C’est une entorse, même un coup de canif à la déontologie du journaliste », se repent Rachid M’Barki face aux policiers.

D’après nos informations, confirmant les éléments du Parisien, l’ancien présentateur de BFM TV aurait admis avoir reçu de l’argent de Jean-Pierre Duthion à cinq ou six reprises, pour un montant oscillant entre 6000 et 8000 euros, payés en liquide. Celui-ci lui aurait même avancé des fonds pour partir en vacances. Pire encore, d’après les messages retrouvés par les enquêteurs dans le téléphone de Jean-Pierre Duthion, le journaliste aurait envoyé des photos de son prompteur, modifiant parfois à la demande du lobbyiste le texte qu’il s’apprêtait à lire à l’antenne – donnant ainsi naissance à l’expression « m’barkiser ».

L’ancienne figure de la chaîne d’information en continu vivrait désormais au Maroc, avec sa famille. Il a été mis en examen, le 8 décembre dernier, pour « corruption passive » et « abus de confiance ». D’après La Lettre, il a également fait l’objet d’une dénonciation pour « faux témoignage » devant une commission d’enquête parlementaire, par le député RN Jean-Philippe Tanguy. Ni lui, ni son avocat n’ont donné suite à nos demandes d’entretien.

Jean-Pierre Duthion, le lobbyiste

Dans cette affaire, son nom est cité pour la première fois par Rachid M’Barki lors de sa première convocation par la  direction de BFM TV, peu avant la publication de « Story Killers ». Face à ses supérieurs, le journaliste explique avoir pioché ses informations auprès d’un consultant, Jean-Pierre Duthion. Qualifié de « mercenaire » de la désinformation, « principalement motivé par le profit », dans les notes internes d’une agence d’influence, il s’est fait un nom dans les médias hexagonaux après avoir chroniqué les débuts de la révolution en Syrie, de son point de vue d’entrepreneur français installé à Damas, où il tenait un bar lounge. À l’époque, il propose également ses services de fixeur – une personne servant de point de contact et d’intermédiaire aux journalistes dans un pays étranger – à différents organes de presse français. D’après L’Obs, « de nombreux relais de l’opposition syrienne pointent du doigt son ambiguïté et ses partis pris ».  À son retour en France il démarre une activité de lobbying.

Tout comme Rachid M’Barki, en janvier 2023, il nie toute transaction financière. « Je n’ai jamais rémunéré de journaliste et je n’ai jamais corrompu qui que ce soit », insiste-t-il quelques mois plus tard, en avril 2023, auprès de la Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères de l’Assemblée nationale. C’est pourtant tout le contraire que vont découvrir les policiers chargés de l’enquête sur des soupçons d’ingérence étrangère dans la politique et les médias français, notamment au sujet de Rachid M’Barki qu’il aurait sollicité à plusieurs reprises ces deux dernières années et à qui il aurait versé entre 6000€ et 8000€. Jean-Pierre Duthion admet aussi avoir fait appel au député écologiste Hubert Julien-Laferrière pour faire la promotion d’un projet de cryptomonnaie douteux, comme le révélait Mediapart. Le consultant réfute cependant avoir rémunéré l’élu pour ce service.

D’après nos informations, de son côté, le lobbyiste aurait été payé chaque mois à hauteur de 7500€ environ, en liquide, pendant près d’un an, par Nabil Ennasri, politologue spécialiste du Qatar. Les deux hommes se seraient depuis brouillés. Et d’après Me Robin Binsard, l’avocat du consultant interrogé par Radio France, « Jean-Pierre Duthion n’a jamais été en lien directement avec les autorités du Qatar. Il a été approché effectivement par certains intermédiaires. Il ne les a jamais rencontrés lui-même. Aujourd’hui, on souhaite lui faire porter la responsabilité d’un système. » Selon lui, son client, « un électron libre qui a pu être instrumentalisé, mais qui n’a jamais eu de fonction officielle pour le Qatar », « a compris aujourd’hui qu’il était le maillon d’un système qui le dépasse » et sert de « paratonnerre ».

Jean-Pierre Duthion a été mis en examen en octobre 2023 pour « corruption de personne investie d’un mandat électif public en bande organisée », « corruption privée », « trafic d’influence », « travail dissimulé », « blanchiment de fraude fiscale aggravée » et « défaut de déclaration » à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique en tant que représentant d’intérêt. Il a reconnu devant un juge d’instruction, le 12 janvier dernier, avoir bel et bien payé Rachid M’Barki. Tout comme le journaliste, il a fait l’objet d’une dénonciation pour « faux témoignage » devant une commission d’enquête parlementaire, par le député RN Jean-Philippe Tanguy. « Une partie des faits sont aujourd’hui reconnus. Il assumera sa responsabilité devant le tribunal », conclut son avocat.

Hubert Julien-Laferrière, l’élu de la République

Son nom apparaît pour la première fois dans une enquête de Mediapart, parue à la suite de « Story Killers ». D’après nos confrères, Hubert Julien-Laferrière a ainsi promu, à l’Assemblée nationale un projet de cryptomonnaie, faisant pourtant l’objet de nombreuses plaintes, à la demande de Jean-Pierre Duthion. En garde à vue, le lobbyiste aurait admis être à l’origine de cet intérêt du député pour le crypto-actif. D’après lui, Hubert Julien-Laferrière n’a jamais été rémunéré pour ses services. Soupçonné par la police d’avoir été une des courroies de transmission de campagnes d’influence en France, l’élu a vu son bureau et son domicile perquisitionnés fin septembre 2023.

En octobre dernier, Le Monde (partenaire du consortium coordonné par Forbidden Stories) analysait les interventions parlementaires du député écologiste, laissant apparaître « plusieurs prises de position étonnantes, soit parce qu’elles vont à rebours de celles défendues par ses collègues écologistes, soit parce qu’elles correspondent point par point à des « éléments de langage » diffusés par des Etats, dont le Qatar ». D’après nos informations, lors d’une audition en octobre 2023, Jean-Pierre Duthion aurait notamment expliqué aux enquêteurs avoir mis en relation Hubert Julien-Laferrière et Nabil Ennasri, le politologue proche du Qatar. Les deux hommes auraient en effet été en contact à de nombreuses reprises en 2022 et 2023, soit par téléphone, par voie électronique ou lors de rencontres physiques. Par ailleurs, selon les informations obtenues par Le Monde, Hubert Julien-Laferrière aurait perçu, pendant près d’un an, une rémunération mensuelle d’au moins 5000 euros dont les fonds provenaient notamment d’un organisme d’Etat qatari et transitaient par Nabil Ennasri.

Protégé par son immunité parlementaire, le député n’a, pour l’instant, pas été mis en examen. Son avocate n’a pas répondu à nos questions.

Nabil Ennasri, le politologue

Son nom n’apparaît qu’en octobre 2023, après sa mise en examen pour « abus de confiance », « corruption et trafic d’influence d’agent public » et « blanchiment de fraude fiscale aggravée » dans le cadre de l’information judiciaire portant sur des soupçons de corruption ou trafic d’influence autour de personnalités françaises. Il est alors placé en détention provisoire – contrairement aux autres protagonistes de cette affaire.

Personnage plutôt familier du paysage médiatique hexagonal, le politologue spécialiste du Qatar, proche de la Manif pour Tous, s’exprime régulièrement dans la presse française à propos de l’émirat. Comment est-il apparu dans cette affaire ? D’après Le Parisien, en garde à vue, Jean-Pierre Duthion « aurait confirmé avoir été destinataire de sommes d’argent pour mener ses campagnes d’influence en France, qu’il dit avoir reçu des mains du politologue Nabil Ennasri ». Ce que confirment nos informations, selon lesquelles le lobbyiste aurait été payé chaque mois à hauteur de 7500€, en liquide, pendant près d’un an, par Nabil Ennasri.

Le politologue proche de l’émirat serait également lié au député écologiste Hubert Julien-Laferrière, soupçonné par la police d’avoir relayé des campagnes d’influence en France et dont le bureau et le domicile ont été perquisitionnés fin septembre 2023. L’élu aurait en effet été en contact avec Nabil Ennasri à plusieurs reprises en 2022 et 2023, soit par téléphone, par voie électronique ou lors de rencontres physiques. Selon les informations obtenues par Le Monde, Nabil Ennasri aurait aussi régulièrement versé de l’argent liquide au député Hubert Julien-Laferrière.

« Seul à être incarcéré [dans cette affaire, ndlr] alors même [qu’il] dispose d’un casier judiciaire vierge », selon ses propres mots publiés dans une lettre ouverte, Nabil Ennasri a passé près de trois semaines en grève de la faim. Évoquant le secret de l’instruction, son avocat n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Les frères Samuel et Jonathan-Simon Sellem, les intermédiaires

C’est dans une autre enquête du projet « Story Killers » que le nom de Samuel Sellem est d’abord cité. En 2020, au Burkina Faso, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) subit une une campagne de dénigrement orchestrée par une agence d’influence israélienne, Percepto International, à la demande du gouvernement burkinabè de l’époque. La campagne de déstabilisation du CICR débute alors par une tribune publiée dans Valeurs Actuelles par le chercheur Emmanuel Dupuy. Interrogé par les journalistes du consortium, celui-ci explique ne pas connaître Percepto International mais avoir été approché par « Samuel Sellem, (…) qui officiait, à l’époque, auprès du président Roch Marc-Christian Kaboré, en qualité de Conseiller spécial en charge de la communication présidentielle ».

Selon les informations obtenues par le consortium, le même Samuel Sellem aurait reçu un peu moins de 900€ en liquide de la part de Jean-Pierre Duthion en 2021. Le frère de Samuel, Jonathan-Simon Sellem, aurait lui envoyé plusieurs fois de l’argent au lobbyiste de mars 2020 à mai 2022, pour total de plus de 7000€.

Les deux frères semblent assez connus dans le monde de l’influence, leurs noms revenant dans la bouche de plusieurs sources, en particulier à propos de campagnes menées en Afrique. Sur une photo que nous avons pu consulter, ils sont photographiés lors d’un repas organisé en décembre 2022 à Dubaï avec Jean-Pierre Duthion. Le lobbyiste aurait d’ailleurs également présenté Samuel Sellem à un ancien élu local comme le gérant d’une entreprise spécialisée dans les campagnes électorales sur les réseaux sociaux, intervenant notamment sur les campagnes de réélection de chefs d’États. Pour le moment, la justice française ne semble pas s’être saisie de leur cas.

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