Projet Cartel

Au Mexique, les fabricants d'armes internationaux ne comptent pas leurs morts

Au moins 86 des 119 journalistes tués au Mexique depuis 2000 l’ont été par armes à feu. Pourtant, très peu d’affaires aboutissent à une arrestation et encore moins à une condamnation. Pendant 10 mois, Forbidden Stories a enquêté sur les ventes d’armes au Mexique et analysé des milliers de documents déclassifiés. En plus du trafic illégal d’armes à la frontière américaine, l’enquête de Forbidden Stories, associée à la publication par plusieurs ONG du rapport ‘Deadly Trade’, montre comment des armes fabriquées à l’étranger et vendues légalement à l’armée mexicaine peuvent se retrouver impliquées dans des assassinats de civils.

Le journaliste Israel Vázquez, assassiné le 9 novembre 2020 à Guanajuato. C’est la dernière photo prise de lui avant sa mort. (Photo : Luis Vallejo)

 
Points clefs
  • Au moins 86 des 119 journalistes et membres de la presse tués au Mexique depuis 2000 l’ont été par arme à feu.
  • Entre 2008 et 2018, l’armée mexicaine a vendu au moins 205 395 armes à feu européennes et israéliennes à la police locale, y compris dans des états mexicains ayant un passé documenté de violations des droits de l’homme et de collusion avec des cartels.
  • Selon un nouveau rapport, les entreprises européennes qui vendent des armes au Mexique pourraient également avoir contourné les lois européennes sur les exportations, qui exigent des certificats d’utilisateur final pour toutes les exportations d’armes vers le Mexique.
  • Près de 60% des armes auraient pu avoir été importées aux Etats-Unis depuis l’étranger avant de passer la frontière.

Par Phineas Rueckert

Taduction Cécile Schilis-Gallego

9 décembre 2020

Le 9 novembre 2020, vers 6 heures du matin, Luis Vallejo reçoit l’appel d’un policier municipal. L’officier l’informe que « des restes humains » viennent d’être retrouvés dans le quartier Villa Salamanca 400, à Salamanque, une ville au nord de Mexico.

Luis Vallejo est journaliste pour PuntoCero Noticias, un média local pour lequel il couvre les affaires criminelles. Il s’est habitué à ce genre d’appels, tant le niveau d’insécurité et de violence à Guanajuato, un État du centre du Mexique, a atteint des niveaux jamais vus auparavant.

Pour limiter les risques, les journalistes de cette région évitent de se rendre seuls sur les scènes de crime. Alors Luis Vallejo appelle son ami et collègue Israel Vázquez, qui travaille pour le site d’information en ligne El Salmantino. Il veut aller sur place pour vérifier l’information de sa source mais son ami ne décroche pas.

Au bout d’une dizaine de minutes, sans réponse de son ami, Luis Vallejo monte finalement dans son camion pour se rendre, seul, à Villa Salamanca 400. En chemin, il remarque une ambulance qui roule en sens inverse. Lorsqu’il arrive sur place, les voisins sont déjà rassemblés autour de la scène du crime. « Ils viennent de tirer sur Israel », lui expliquent-ils.

« Le ciel m’est tombé sur la tête », se rappelle le journaliste aujourd’hui. Les deux reporters étaient des amis de longue date. Israel Vázquez, connu pour son travail rigoureux et son énergie contagieuse, avait même inspiré Luis Vallejo à devenir journaliste.

Grâce au récit des témoins et au travail de la police, Luis a pu reconstituer le fil des événements et les dernières minutes de son ami. Arrivé sur la scène du crime avant la police, Israel Vázquez s’apprêtent à diffuser des images en direct sur Facebook quand au moins deux véhicules passent devant lui. A l’intérieur, des hommes armés lui tirent dessus à huit reprises. Étendu au sol, il est abattu de trois autres balles, selon une autre journaliste locale. La police retrouvera sur place des douilles de balles provenant de deux pistolets : un 9 millimètres et un .45 ACP. Sur place, Luis Vallejo photographie aussi une balle de calibre 5.56 NATO, fabriquée aux Etats-Unis, sans savoir si elle est liée ou pas à la tuerie qui vient d’avoir lieu.

Quand Luis Vallejo arrive sur le lieu du crime, Israel Vázquez a déjà été transféré à l’hôpital. Il meurt de ses blessures quelques heures plus tard. Le journaliste est le septième reporter tué cette année au Mexique, l’endroit le plus dangereux au monde pour travailler comme journaliste.

Le journaliste Israel Vázquez lors d’un match pour le Club léon à Guanajuato. (Photo : Luis Vallejo)

Le journaliste Israel Vázquez lors d’un reportage dans l’État de Guanajuato. (Photo : Luis Vallejo)

 

Le 15 novembre, le bureau du procureur de l’État de Guanajuato annonce que deux hommes ont été arrêtés pour le meurtre d’Israel. Selon des sources non officielles citées par un site d’informations local, un arsenal d’armes de haut calibre provenant du monde entier est saisi sur les lieux de l’arrestation. Parmi les armes retrouvées: un DPMS Sportical AR-15 fabriqué aux États-Unis, un fusil d’assaut israélien IWI Tavor 21, un fusil d’assaut allemand Heckler & Koch HK-416 et un Huglu XR 7 modifié, un fusil de chasse semi-automatique provenant de Turquie.

Une enquête pénale pour « meurtre avec préméditation » et « crimes commis contre un journaliste en activité » est en cours.

Une vague d’assassinats de journalistes

L’assassinat d’Israel Vásquez est le point culminant d’une séquence particulièrement meurtrière pour les journalistes dans le pays. Sept jours plus tôt, le 2 novembre, Jesús Alfonso Piñuelas, fondateur des médias Zarathustra Press et El Shock de la Noticia, est abattu alors qu’il conduit sa moto dans l’État de Sonora. Quelques jours auparavant, à Ciudad Juarez, c’est le présentateur de télévision Arturo Alba qui est visé mortellement alors qu’il sort de son bureau.

Tous travaillaient sur la corruption ou la criminalité dans des États particulièrement violents du Mexique. Tous ont été tués par balle, comme 80% des journalistes assassinés au Mexique ces quatre dernières années, un pourcentage qui n’a cessé d’augmenter, selon l’analyse des 20 derniers rapports de l’ONG pour la protection des journalistes CPJ.

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En partenariat avec Global Exchange, Stop US Arms to Mexico et d’autres ONG en Europe et en Israël, les journalistes du Projet Cartel dévoilent les conclusions d’un rapport exclusif sur les ventes d’armes au Mexique. Publié aujourd’hui, ce rapport, qui s’appuie sur l’analyse de milliers de documents déclassifiés de l’armée mexicaine, dénonce un contrôle insuffisant des ventes d’armes au Mexique. En Allemagne, en Belgique ou en Italie, des entreprises vendent pour des centaines de millions d’euros d’armes et de munitions à des États mexicains connus pour leur collusion avec des groupes criminels et leur bilan désastreux en matière de droits de l’homme.

Les règles internationales sur les exportations d’armes à feu et l’impunité qui règne au Mexique rendent pratiquement impossible toute tentative pour retracer le parcours des armes à feu utilisées pour commettre des crimes.

Búho, qui dirige un petit atelier de réparation d’armes près de Culiacán (Sinaloa, Mexique), répare un fusil lors d’une interview avec des journalistes de Forbidden Stories et Die Zeit. (Photo : Forbidden Stories)

 

Un coup d’avance sur le gouvernement

Dans la petite cabane en bois qui lui sert d’atelier dans la banlieue de Culiacan, la capitale de l’Etat de Sinaloa, Águila s’empare d’un pistolet Heckler & Koch P30L fabriqué en Allemagne, son modèle préféré. Dans la pièce: une douzaine d’autres armes trônent entre des outils de travail, des pièces détachées et une bouteille de bière.

Águila, comme il se fait appeler, se présente comme un fermier et un père de famille, mais il porte un talkie-walkie utilisé par les membres du cartel de Sinaloa pour communiquer en toute sécurité. Avec fierté, il décrit toutes les armes une par une : deux semi-automatiques AR-15 produits aux États-Unis, un pistolet italien Pietro Beretta, un Izhmash AK-47 de Russie, un pistolet tchèque de calibre 40, un fusil de chasse de calibre 12, également russe, un fusil Winchester de calibre 22, un pistolet Llama plaqué or fabriqué en Espagne, et un fusil fabriquée par une société basée dans l’État du Massachusetts

Águila explique à des journalistes du “Projet Cartel” qu’il travaille pour le cartel de Sinaloa en « freelance ». Les groupes criminels et les “rancheros” locaux viennent chez lui et son associé – un homme peu loquace vêtu en tenue de camouflage – pour faire réparer ou modifier leurs armes. Ici, les armes semi-automatiques sont transformées en armes automatiques, qu’ils appellent « ráfaga »« rafale » en français. Les vieilles pièces sont remplacées, certaines sont ajoutées.

Le cartel de Sinaloa et les autres groupes criminels, qu’il préfère appeler ‘mafia’, peuvent obtenir presque toutes les armes qu’ils veulent, selon Águila. Soit via le trafic illégal à la frontière américaine, soit par l’intermédiaire de policiers locaux corrompus qui revendent au marché noir les armes saisies. Ce serait le cas dans tout le Mexique, entre autres dans le Sinaloa, le Guerrero et à Guanajuato, selon Águila. « Les cartels ont toujours une longueur d’avance sur le gouvernement », explique-t-il.

« Águila » teste un fusil d’assaut modifié en tirant en l’air. (Photo : Forbidden Stories)

 

Des armes européennes chez des cartels mexicains

Parmi les armes qui se retrouvent entre les mains des réseaux criminels, beaucoup sont fabriquées par des entreprises européennes. Entre janvier 2010 et septembre 2019, 1 925 Beretta (Italie), 1 365 Romarm (Roumanie), 700 Glock (Autriche), 130 FN Herstal (Belgique) et 57 Heckler & Koch (Allemagne) sont retrouvés sur des scènes de crime au Mexique, selon les documents récupérés par l’ONG Stop US Arms.

L’analyse des réseaux sociaux confirme le penchant des cartels pour les armes européennes. En examinant les images de la fusillade qui a suivi l’arrestation avortée du fils d’“El Chapo” en octobre 2019, Forbidden Stories a pu identifier plusieurs armes de gros calibre produites en Europe. Parmi elles: la version américaine d’une mitrailleuse FN Minimi fabriquée à l’origine par FN Herstal en Belgique ; un lance-roquettes M72-LAW produit par Nammo, une société dont le siège social est en Norvège et qui possède une filiale américaine en Arizona et un AK-47 russe. L’institut de recherches sur l’armement ARES (Armament Research Services) a également identifié des pistolets Beretta et Glock, des marques d’armes italiennes et autrichiennes.

Dans l’Etat du Sinaloa, Águila raconte que le Minimi de FN Herstal est devenu l’arme de prédilection du cartel, au même titre que les armes de haut calibre produites aux États-Unis comme les fusils de snipers Barrett et les mitrailleuses M16.

D’autres cartels possèdent également des armes étrangères à usage militaire. Des images de la tentative d’assassinat du chef de la police Omar García à Mexico en juin 2020 par le cartel Jalisco Nueva Generacion montrent un fusil d’assaut belge FN SCAR 17 à l’arrière d’une camionnette.

« Ce n’est absolument pas normal de voir ça », explique Bart Libaut, un spécialiste belge en recherches “open source” qui a passé au crible les réseaux sociaux des organisations criminelles mexicaines pour le projet Cartel. « Il ne s’agit de rien de moins que de matériel militaire. »

La version américaine d’un fusil d’assaut FN Minimi tiré depuis un véhicule par des membres du cartel de Sinaloa. Cette arme à feu est produite par la société belge FN Herstal, qui possède également une filiale aux États-Unis. (Photo : capture d’écran Twitter)

Deux pistolets Colt en plaqué or et postés sur un compte Instagram qui a probablement appartenu à El Mini Lic. Il est l’auteur intellectuel présumé du meurtre du journaliste Javier Valdez. (Photo : capture d’écran Instagram)

 

Certaines des armes européennes qui inondent le marché mexicain ont également été identifiées dans des affaires d’assassinats de journalistes mexicains.

Le corps de José Armando Rodríguez Carreón, journaliste pour El Diario de Ciudad Juárez, a été retrouvé criblé de 10 balles de neuf millimètres en 2008. Selon l’ancienne procureure en charge de l’affaire au bureau spécialisé dans la prévention des crimes contre la liberté d’expression, le journaliste a été tué avec un pistolet Beretta. Le 3 mars 2013 à Ojinaga, dans l’État de Chihuahua, au nord du pays, Jaime Guadalupe González Domínguez est tué avec un Five-SeveN, un pistolet de la société belge FN Herstal, communément appelé « mata-policias » ou « tueur de flics ». D’après les articles de presse publiés après le meurtre, les assassins ont tiré 18 fois.

Des ventes légales mais meurtrières

La vague d’assassinats de journalistes s’inscrit dans un contexte général d’augmentation de la violence au Mexique que beaucoup attribuent, au moins en partie, à la politique sécuritaire du gouvernement. Depuis le milieu des années 2000, les autorités mexicaines se sont armées jusqu’aux dents avec des armes de gros calibre. Une militarisation qui n’a fait qu’aggraver la situation en déclenchant une course à l’armement chez les cartels, selon de nombreux observateurs.

Une partie des armes vendues légalement aux autorités mexicaines a très probablement été utilisée contre des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes et des civils, selon le rapport publié aujourd’hui.

Grâce à l’association militante Stop US Arms to Mexico, Forbidden Stories a consulté des milliers de documents déclassifiés sur les achats d’armes de l’armée mexicaine (SEDENA), qui centralise tous les achats, y compris pour les 32 États du pays.

Selon l’analyse de ces documents, au moins 108 000 armes Beretta (Italie), 68 000 Glock (Autriche), 23 000 IWI (Israël), 19 000 Heckler & Koch (Allemagne) et 1 000 FN Herstal (Belgique) ont été vendues à des forces de police étatiques et municipales au Mexique, entre 2006 et 2018.

Les documents déclassifiés de l’armée montrent que des armes européennes ont été vendues en toute légalité à des États connus pour leur bilan désastreux en matière de violations des droits de l’homme, de disparitions forcées et de collusion présumée avec des cartels de la drogue

Selon les ONG qui publient le rapport « Deadly Trade », certaines entreprises européennes auraient pu contourner les règles européennes qui imposent aux exportateurs d’armes de signer des certificats d’utilisation finale, un document juridiquement contraignant qui leur impose de préciser les destinataires finaux de toutes les exportations.

Entre 2008 et 2018, l’armée mexicaine a vendu 205 395 armes à feu européennes et israéliennes à la police locale, mais les documents obtenus par ‘Stop US Arms’ montrent que seules 44 293 armes ont été signalées dans les certificats communiqués.

Sur les 1 064 armes à feu FN Herstal vendues à la police mexicaine entre 2009 et 2013, seules 847 apparaissent dans les certificats d’utilisation finale. Selon les documents obtenus, pas un seul certificat n’aurait été soumis par l’entreprise Beretta entre 2013 et 2019. Pourtant, pendant cette période, l’armée mexicaine aurait vendu au moins 28 156 armes Beretta à plusieurs États mexicains, selon le rapport des ONG qui ont épluché les reçus de la SEDENA.

Le Veracruz est l’État mexicain qui compte le plus grand nombre de journalistes tués depuis 2000. Pendant le mandat du gouverneur Javier Duarte qui a duré 6 ans, la population est victime des “escadrons de la mort” formés à l’académie de police de l’Etat. Les ONG dénombrent au moins 15 cas avérés d’exactions perpétrées avec la complicité des autorités. « Avec le temps, j’ai vu des gouverneurs impliqués dans des détournements de fonds et des actes de violence, mais Javier Duarte les surpasse tous », confie un haut fonctionnaire de la DEA qui a longtemps travaillé au Mexique.

Les certificats d’utilisation finale produits par l’armée mexicaine montrent que Benelli, un fabricant italien du groupe Beretta, FN Herstal en Belgique et Glock en Autriche, figurent parmi les entreprises qui ont vendu des armes et des munitions au Veracruz pendant cette période. La police du Veracruz a également acheté au moins 8 219 pistolets, fusils et mitrailleuses Beretta entre 2006 et 2018, bien qu’aucun certificat d’utilisation finale ne semble avoir été signé.

A Pietro Beretta pistol made in Italy. Between 2010 and 2019, 1,925 Beretta weapons were recovered at crime scenes in Mexico (Credit: Forbidden Stories).

 

Entre 2010 et 2016, la police du Veracruz est soupçonnée d’être responsable d’au moins 202 disparitions forcées, dont la disparition et le meurtre présumé de Christian Téllez Padilla. Dix ans après les faits, l’ONU a d’ailleurs reconnu le Mexique coupable de cet assassinat. La police du Veracruz est également impliquée dans la disparition de cinq étudiants qui auraient été remis à des membres du cartel des Zetas en 2016.

« Dans la plupart de nos enquêtes sur des disparitions forcées, il y a toujours cette collusion entre les autorités de l’État et le crime organisé et il y a toujours des échanges d’armes entre les deux », explique Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.

D’autres États connus pour leur bilan catastrophique en matière de droits de l’homme et de corruption ont également pu se procurer des armes européennes en toute légalité. C’est notamment le cas du Guerrero, du Tamaulipas et de l’Etat de Chihuahua. Les entreprises savent pertinemment que leurs armes finissent là-bas, accuse John Lindsay-Poland, le directeur de Stop US Arms to Mexico. « Selon nous, elles sont coupables.”

Impliquée dans la disparition forcée de 43 étudiants près de la ville d’Iguala le 26 septembre 2014, la police municipale de cette ville de l’Etat de Guerrero était équipée d’armes fabriquées à l’étranger, notamment par Heckler & Koch et Beretta. Une analyse chimique des armes utilisées par la police d’Iguala, réalisée trois jours après la disparition, confirme qu’au moins sept armes à feu Heckler & Koch et 19 Beretta avaient été utilisées récemment.

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Les fabricants européens ne sont pas les seuls en cause dans le rapport. Des entreprises israéliennes, dont la société IWI, ont envoyé à plusieurs reprises des armes au Guerrero, notamment en mars 2015, moins de six mois après la disparition forcée des étudiants par la police d’Iguala.

« Toutes les activités d’exportation de défense de l’IWI sont en totale conformité avec les règles d’exportation israéliennes et sont faites avec des licences d’exportation et de commercialisation appropriées, comme l’exige la loi », a répondu un porte-parole de l’IWI à Forbidden Stories. Le ministère de la défense israélien n’a pas souhaité répondre à une interview, citant les lois israéliennes en matière de contrôle des exportations qui interdisent tout partage d’information sur les exportations militaires.

(Image : Agir pour la Paix)

Un problème institutionnel

Les violations des droits de l’homme semblent systématiquement impliquer les gouvernements locaux, mais aussi tous les niveaux de l’armée et de la police. Entre la fin de 2006 et 2013, l’ONG Human Rights Watch a recensé 249 disparitions au Mexique. Dans 149 de ces cas, soit plus de la moitié, ils ont trouvé « des preuves irréfutables que des acteurs étatiques [avaient] participé au crime, soit en agissant de leur propre chef, soit en collaborant avec des groupes criminels ». Cela inclut, notent-ils, tous les niveaux des forces de sécurité : l’armée de terre, la marine, ainsi que la police fédérale, étatique et municipale.

Le ‘Mexico Violence Resource Project’ estime que près de la moitié des menaces contre les journalistes proviennent des autorités, contre 5 % pour les groupes criminels. Cela n’empêche pas ces mêmes autorités d’avoir un accès presque illimité aux armes et aux munitions de façon relativement peu contrôlée.

Sur les 204 « graves violations des droits de l’homme » portées devant la Commission nationale des droits de l’homme du Mexique entre janvier 2007 et juin 2017, environ trois quarts ont été commises par l’armée de terre et la marine, selon le rapport « Deadly Trade » publié aujourd’hui. Une armée qui centralise toutes les importations d’armes du pays, y compris pour les polices locales et fédérales.

Dans le seul État de Jalisco, plus de 350 plaintes pour violation des droits de l’homme ont été déposées contre l’armée entre 2006 et 2017, dont une suite à la disparition de six personnes en 2010 à Jilotlán de los Dolores.

(Image : Agir pour la Paix)

En octobre 2020, l’ancien ministre de la défense du président Enrique Peña Nieto, le général Salvador Cienfuegos, est arrêté aux États-Unis pour trafic de drogue avant d’être relâché sans charge, à la surprise générale, pour être remis aux autorités mexicaines. Pendant ses six années à la tête de l’armée, plus de 100.000 armes ont été vendues par l’armée à la police mexicaine.

« La SEDENA, concentre d’énormes pouvoirs sur les armes à feu au Mexique : acquisition par le biais d’importations, production, utilisation dans des opérations, ventes à la police, ventes aux citoyens, confiscation d’armes illégales, tenue d’un registre des armes, délivrance de licences », explique John Lindsay-Poland. « Quand quelqu’un au sommet est impliqué dans le crime organisé, le problème est institutionnel », ajoute-t-il.

La SEDENA n’a pas répondu aux questions envoyées par Forbidden Stories et ses partenaires.

Armes perdues et volées

Les armes vendues légalement à la police étatique et municipale risquent également d’être détournées vers des réseaux criminels. Entre 2000 et 2015, plus de 20 000 armes ont été perdues ou volées par la police fédérale, étatique et locale, selon les données de l’armée mexicaine publiées en réponse à une demande d’accès à l’information. Au Guerrero et au Tamaulipas, deux des États les plus violents du Mexique, 20 et 10 % des armes ont été perdues, respectivement, entre 2006 et 2017. D’autres États avec un passé connu de collusion avec les cartels, d’assassinats de journalistes et de disparitions forcées, comme le Veracruz, le Jalisco et le Sinaloa, ont également perdu des centaines d’armes pendant cette période, environ 5 % des armes vendues à chaque État.

Une partie des armes perdues ou volées finissent probablement entre les mains de cartels et de réseaux criminels. « Au Mexique, il est très facile de se procurer une arme », raconte Vania Pigeonutt, cofondatrice de Matar a Nadie et journaliste travaillant dans l’État du Guerrero. « Même la police, l’armée, peut vous vendre une arme. »

La règle est que la SEDENA ne peut pas vendre plus d’armes à un État que le nombre de policiers dans l’Etat, explique Lucía Chávez, chercheuse pour l’ONG mexicaine de défense des droits de l’homme ‘Comisión Mexicana’. « Mais ce qu’on nous a dit, bien que nous n’ayons pas de données à ce sujet, c’est qu’en réalité, les policiers qui perdent ou se font voler une arme ne doivent pas rendre de comptes ».

Des entreprises rentables qu’on laisse tranquilles

Les multinationales européennes de l’armement récoltent pendant ce temps des millions d’euros, en capitalisant sur la demande de l’armée mexicaine pour des armes et des munitions de plus en plus puissantes.

Selon les données commerciales consultées par Forbidden Stories, entre avril 2015 et avril 2020, le fabricant d’armes belge FN Herstal, propriété du gouvernement wallon, a envoyé 54 cargaisons au Mexique pour une valeur totale de près de 50 millions de dollars.

« Si vous comparez le graphique des taux d’homicides au Mexique avec les graphiques des licences approuvées en Belgique, cela coïncide de façon évidente », explique Mattijs van den Bussche, de l’association belge ‘Vredesactie’ qui milite contre la violence et les armes. « Cela ne veut pas dire que les armes belges sont à l’origine des taux d’homicide, mais ça montre a minima que le gouvernement belge, et wallon dans ce cas précis, ne tient pas compte du contexte sécuritaire au Mexique. »

Elio Di Rupo, le ministre-président wallon depuis 2019, et -à ce titre- en charge de la délivrance des licences d’exportation, a décliné notre demande d’entretien. Mais dans une réponse écrite aux questions de Forbidden Stories, il a expliqué que « depuis 2014, suite à l’affaire de collusion de la police mexicaine dans le meurtre de 43 étudiants, les licences d’exportation ne sont octroyées qu’à l’armée mexicaine et pas à la police. »

(Image : Agir pour la Paix)

Contacté par Forbidden Stories, un représentant de FN Herstal a répondu qu’il n’était pas dans la politique de l’entreprise de parler à la presse et que la société veillait « au strict respect et à la mise en œuvre des réglementations en matière de contrôle des exportations telles qu’applicables dans le cadre de l’exercice de son métier. »

Beretta, en Italie, a également exporté pour plus de 50 millions d’euros d’armes au Mexique entre 2007 et 2018, dont des fusils d’assaut automatiques SCP 70/90, des fusils d’assaut ARX 160 et des lance-grenades GLX 160.

L’Italie compte parmi les pays européens avec les exigences les plus strictes en matière d’exportation d’armes à feu et autres armes militaires conventionnelles. Le pays a signé le traité international sur le commerce des armes en 2013 et a ratifié la position commune 2008/944 PESC de l’UE, qui réglemente les exportations internationales d’armes, et interdit notamment l’octroi de licences si les armes vendues sont susceptibles d’être utilisées à des fins de répression interne ou de violation du droit humanitaire international.

Mais comme le Mexique n’est pas considéré comme engagé dans un conflit armé, les exportations sont presque toujours approuvées, selon Giorgio Beretta (sans lien avec l’entreprise), un expert de l’Observatoire permanent sur les armes légères (OPAL). Il explique que l’UAMA, l’autorité italienne chargée des exportations, n’a jamais rendu publiques les exportations refusées, que ce soit au Mexique ou ailleurs. « Comme l’UAMA a une approche légaliste […] elle a tendance à prendre en compte les risques mais au final, elle autorise l’exportation », déplore-t-il. L’UAMA n’a jamais répondu à nos nombreuses sollicitations.

Même les pays qui vendent relativement peu d’armes à l’Amérique latine, comme le Royaume-Uni, ont vu leurs exportations vers le Mexique augmenter au cours des 15 dernières années. Selon les statistiques de la Campagne contre le commerce des armes (CAAT), une association basée au Royaume-Uni qui œuvre pour l’abolition du commerce des armes, les licences d’exportation britanniques vers le Mexique sont passées de 58 en 2008 à 350 en 2017. Le Mexique figure sur la liste publique des « pays prioritaires pour les exportations d’armes » du Royaume-Uni. Début 2015, quelques mois seulement après la disparition forcée des 43 étudiants dans le Guerrero, l’ambassadeur du Royaume-Uni au Mexique a déclaré à un journaliste du Guardian : « À long terme, nous aspirons à devenir un acteur dans les achats militaires du Mexique. »

D’autres entreprises européennes ont réagi aux lois européennes sur les exportations en délocalisant leur production aux États-Unis. En 2020, l’allemand Sig Sauer a exporté plus de 50.000 pistolets de son usine du New Hampshire à la Garde nationale mexicaine. La société avait déjà expédié plus de 10 000 pistolets des États-Unis à la police mexicaine entre 2011 et 2019, selon les certificats d’utilisation finale déposés auprès du Département d’État américain.

Sig Sauer, Glock et IWI ont tous exporté des armes à l’armée mexicaine depuis leurs filiales américaines, selon des documents du Département d’État auxquels Stop US Arms a eu accès.

Une frontière poreuse

Toutes les sociétés internationales qui vendent des armes au Mexique, dont Beretta, Glock, FN Herstal et IWI, vendent également des armes aux États-Unis, principale source du trafic d’armes illégales vers le Mexique. Nombre d’entre elles ont créé des filiales qui produisent des armes aux États-Unis pour les consommateurs américains, comme FN America et IWI US.

Les autorités mexicaines insistent sur le fait que la plupart des armes européennes qui font l’objet d’un trafic transfrontalier et qui finissent entre les mains de cartels sont d’abord vendues aux États-Unis, selon une source de haut niveau au sein du bureau du ministre des affaires étrangères du Mexique.

« Au Mexique, il y a des armes illégales qui proviennent des États-Unis avec un brevet européen », déclare le fonctionnaire.

Les estimations du nombre d’armes à feu qui franchissent illégalement la frontière américaine tous les ans vers le Mexique varient mais le chiffre pourrait atteindre 213 000 selon certaines sources. Soit près de 25 armes par heure.

La proportion d’armes de gros calibre et de type militaire traversant la frontière a augmenté depuis 2004, lorsque le Congrès américain du président George W. Bush décide de ne pas reconduire une loi de 1994 interdisant la vente de fusils d’assaut, explique Cecilia Farfan Mendez, cofondatrice du projet Mexico Violence Resource Project à l’Université de Californie à San Diego.

« Águila », tient un fusil d’assaut russe Saiga-12, modifié avec des pièces américaines, alors qu’il explique aux journalistes comment les cartels se procurent leurs armes. (Photo : Forbidden Stories)

 

Le scénario est souvent le même: un homme de paille achète légalement des armes automatiques et semi-automatiques dans un magasin d’armes aux Etat-Unis avant de traverser la frontière à pied, en voiture ou en avion. Un va-et-vient que les fonctionnaires américains et mexicains appellent le « trafic de fourmis » en référence à la petite quantité d’armes qui transite à chaque passage.

Les données de l’ATF, une agence gouvernementale qui gère notamment le trafic d’armes aux Etats-Unis, suggèrent qu’environ 70 % des armes retrouvées sur des scènes de crime au Mexique entre 2014 et 2019 provenaient des États-Unis. Mais beaucoup de ces armes ont d’abord été importées aux États-Unis par des fabricants internationaux avant de faire l’objet d’un trafic transfrontalier.

Le groupe de réflexion Violence Policy Center a pu identifier plus de 3200 armes qui avaient initialement été importées aux États-Unis avant que les trafiquants ne tentent de les faire entrer au Mexique. Cela laisse penser que le nombre réel d’armes européennes circulant dans les réseaux criminels au Mexique pourrait être plus élevé qu’on ne le pense.

Près de 10 % des armes figurant dans les données du Violence Policy Center, auxquelles Forbidden Stories a pu avoir accès, proviennent d’une seule entreprise : FN Herstal. Des centaines d’autres ont été produites en Europe, notamment par Romarm en Roumanie, Glock en Autriche et Izhmash en Russie.

Les marques bon marché de type AK, comme le WASR-10 produit en Roumanie, sont particulièrement populaires auprès des cartels de la drogue au Mexique, selon Kristen Rand, chercheuse au Violence Policy Center. Pourtant, ces armes continuent d’être importées aux États-Unis avec relativement peu de restrictions, grâce à une faille dans la loi qui permet d’importer ces armes comme équipement de chasse et de sport et non comme armes militaires, selon Violence Policy Center.

« Cette industrie non réglementée et hors de contrôle fait des ravages dans notre pays voisin », se désole la chercheuse. « Les organisations de trafic de drogue peuvent menacer l’autorité du gouvernement mexicain parce qu’elles sont capables d’obtenir toutes les armes dont elles ont besoin. »

Malgré des progrès, l’impunité reste assassine

Selon Thomas Chittum, de l’ATF, depuis ces 10 dernières années, les efforts faits pour la lutte contre le trafic d’armes des Etats-Unis vers le Mexique n’ont jamais été aussi importants qu’aujourd’hui.

En Europe, les législateurs ont appelé à une meilleure coordination des contrôles des utilisateurs finaux et des contrôles après expédition, dans un rapport sur la politique européenne en matière de commerce des armes publié en septembre 2020.

Pour les journalistes et militants des droits de l’homme présents sur le terrain, le problème le plus crucial est l’absence de véritables enquêtes sur les assassinats et les disparitions.

La question des armes à feu est « secondaire » par rapport à celle de l’impunité, explique Vania Pigeonutt, de Matar a Nadie. « Que ce soit avec un .22 Long Rifle, que ce soit avec un AR-15, que ce soit avec un ‘cuerno de chivo’ [AK-47], le résultat pour nous est qu’il n’y a pas d’enquête. Nous ne savons même pas qui a donné l’ordre [de tuer]. »

Seuls 6 % des homicides commis au Mexique entre 2010 et 2016 ont été résolus. Pour les meurtres de journalistes, ce chiffre n’est que légèrement supérieur, environ 10 %. Les enquêtes sur le trafic d’armes au Mexique sont également rares. Entre 2010 et 2018, seules 122 affaires ont été résolues, selon le bureau du procureur général du Mexique. Cinq cent trente-neuf autres ont été lancées entre janvier 2016 et mai 2020.

Malgré l’arrestation des deux tueurs à gages présumés à Guanajuato, les journalistes locaux continuent de réclamer plus de clarté sur les circonstances du meurtre d’Israel Vásquez, ainsi que sur le ou les commanditaires potentiels du crime et les armes utilisées pour son assassinat.

Des manifestants réunis à Salamanca (Mexique) le 11 novembre pour protester contre l’assassinat du journaliste Israel Vazquez à Guanajuato. (Photo : Veronica Espinosa, Proceso)

Plusieurs manifestations ont eu lieu à Salamanque dans les jours qui ont suivi la mort du journaliste. La réaction du gouvernement, qui a reproché à Israel Vázquez d’avoir pris des risques, n’a fait qu’aggraver la situation.

« Le peuple de Salamanque demande justice pour Israel, pour le vide qu’il a laissé en tant que frère, fils, père et ami », plaide Luis Vallejo. « Nous ne voulons pas qu’il soit juste une autre affaire classée. »

Veronica Espinosa (Proceso), Jules Giraudat (Forbidden Stories), Amrai Coen (Die Zeit), Dana Priest (The Washington Post), Nina Lakhani (The Guardian) et Mathieu Tourlière ont contribué à cet article entre autres.

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