Projet Cartel

Breaking Bad en Europe : les chimistes mexicains au service des gangs néerlandais

L’Europe est-elle le nouvel Eldorado des cartels mexicains ? Au cours des deux dernières années, des dizaines de laboratoires de méthamphétamine ont été démantelés aux Pays-Bas et en Belgique. Selon les chiffres de Forbidden Stories, 19 chimistes mexicains ont été arrêtés, à des milliers de kilomètres de chez eux. Les autorités européennes craignent le pire : le marché américain étant saturé, les cartels mexicains, véritables experts dans la production de méthamphétamine, pourraient être à la recherche de nouvelles opportunités.

Grâce à des informations exclusives sur le piratage du service EncroChat, qui a conduit au démantèlement de ces laboratoires de méthamphétamine, Forbidden Stories et ses partenaires dévoilent comment des ressortissants mexicains ont traversé la moitié du monde pour travailler pour des gangs européens… et les réseaux qui se cachent derrière.

Cour d’une ferme de Achter Drempt, Pays-Bas, dont le hangar du fond a servi de laboratoire pour la fabrication de crystal meth. Lors de la descente des membres du Service des interventions spéciales, un mexicains, un colombien et un américain ont été arrêtés dans un hangar de cette ferme servant de laboratoire (Crédits: Virginie Nguyen Hoang / Collectif HUMA / LE MONDE)

 
Points clés
  • Forbidden Stories a eu accès à des informations exclusives sur le piratage d’EncroChat, qui a conduit à l’arrestation de 800 personnes à travers l’Europe et au démantèlement de laboratoires de méthamphétamine aux Pays-Bas et en Belgique.
  • Des experts en méthamphétamine (ou « chimistes ») sont envoyés en Europe depuis le Mexique afin d’aider les gangs néerlandais à produire cette drogue très rentable et à l’exporter vers l’Asie et l’Océanie.
  • Les intermédiaires mexicains sont chargés du processus de recrutement et sont fortement soupçonnés d’être connectés aux cartels mexicains.
  • Ce partenariat entre les organisations criminelles mexicaines et néerlandaises inquiète les autorités, qui craignent une augmentation de la consommation de méthamphétamine sur place et que cette collaboration ne se transforme en concurrence violente sur le sol européen.

Par Audrey Travère

8 décembre 2020

« C’est ici que ça s’est passé, exactement à cet endroit. » Willem-Jan Joachems se souvient parfaitement de ce 10 mai 2019. Pour ce journaliste d’une télévision locale dans la région de Nord Braband, au sud des Pays-Bas, c’est un scoop qu’on n’oublie pas. « Le bateau était là, les enquêteurs étaient en train de relever les indices… et il a commencé à couler. » Ce jour-là, Il était arrivé un peu plus tôt, sur le quai du port de plaisance de Moerdijk, pour assister au démantèlement d’un laboratoire flottant de méthamphétamine par les forces de police. Une découverte inédite à bien des égards : le laboratoire avait été monté de toutes pièces dans le ventre du navire, long de 85 mètres. Les enquêteurs y retrouvent plus de 70 kg de méthamphétamine, 150 litres d’huile de méthamphétamine… et trois Mexicains, âgés de 25, 28 et 38 ans. « Ils étaient en train de fabriquer la drogue » raconte le journaliste néerlandais. Bien que l’on sache désormais pourquoi le navire a commencé à prendre l’eau – une pompe accidentellement activée par un policier au moment de l’intervention – un mystère demeure : celui de la présence de ces trois ressortissants Mexicains, pris en flagrant délit, au beau milieu de la Hollande.

« Une partie des indices a été détruit dans le naufrage » poursuit Willem-Jan. « Mais il en restait assez pour savoir que les trois Mexicains avaient un lien avec le laboratoire » : les enquêteurs identifient leur ADN sur 3 masques intégraux et des paires de gants. La police met également la main sur des téléphones et découvre des photos qui lui permettent de retracer l’activité des 3 hommes au Pays-Bas. Le 12 décembre 2018, c’est une « liste de courses » incluant 30 kg d’aluminium, des thermomètres et des gants en latex. Courant mars, preuve que l’opération avance bien, les chimistes ont maintenant de la poudre dans des verres doseurs. Un mois plus tard, en avril, une vidéo dévoile une large quantité de méthamphétamine sous forme de cristaux. Déposée sur une balance de cuisine, l’écran indique un poids de 91,75 kg. Le laboratoire est découvert un mois mois plus tard. Pas de doute pour la justice néerlandaise : Candelario et les deux frères Ivan Diego et Victor Manuel sont reconnus coupables de « complicité de possession et de production de méthamphétamine en cristaux » le 19 mars 2020. Ils sont condamnés à 4 ans de prison ferme aux Pays-Bas.

Ce n’est pas la première fois que la police néerlandaise découvre des ressortissants mexicains dans un laboratoire de méthamphétamine. En février 2019, elle avait déjà arrêté 3 hommes originaires du Mexique, dans un laboratoire produisant notamment de la méthamphétamine à Wateringen, en banlieue de La Hague. Ce ne sera pas la dernière non plus. Depuis le début de l’année, 32 laboratoires produisant de la méthamphétamine ont été démantelés. Du jamais vu. Les arrestations s’enchaînent. Et parmi les suspects, un nombre important de Mexicains : 19, entre les Pays-Bas et la Belgique, selon le décompte réalisé par Forbidden Stories et ses partenaires. Le dernier démantèlement impliquant des mexicains date de la semaine dernière. Le 30 novembre, deux d’entre eux ont été arrêtés dans la petite ville de Westdorpe, à la frontière belge.

Comment expliquer la présence de ces ressortissants Mexicains, à des milliers de kilomètres de chez eux, dans ces laboratoires de méthamphétamine ? Pour qui travaillent-ils ? Où va cette drogue une fois produite ? Aux côtés de 25 médias partenaires, Forbidden Stories a enquêté sur le parcours de ces chimistes mexicains, au service des gangs néerlandais, déjà roi des drogues de synthèse en Europe.

“EncroChat, c’est de l’or pour nous”

« URGENCE POUR LES UTILISATEURS D’ENCRO : des entités gouvernementales ont saisi illégalement notre domaine (…) Il vous est conseillé d’éteindre et de vous débarrasser physiquement de votre appareil immédiatement. »

Le message, envoyé en juin dernier dans la précipitation et avec quelques fautes dans la version originale, est adressé par le fournisseur de téléphones chiffrés EncroChat à ses millions d’utilisateurs. Au siège de la société, c’est la panique. L’entreprise vient de réaliser qu’elle a été victime de l’opération de piratage la plus spectaculaire jamais menée par des polices européennes. Une catastrophe pour la société qui promettait à ses clients des communications ultra-sécurisées. Pour 1000 euros le téléphone et un abonnement semestriel de 1500 euros, les clients avaient accès à un service clef en main de communication chiffrée, garantissant anonymat parfait, discrétion de l’interface et une assistance technique 24/24.

Capture d’écran du dernier message envoyé par EncroChat à ses utilisateurs, avant la fermeture de ses services le 13 juin 2020 (Crédits : Europol / Eurojust / Gendarmerie française).

Les utilisateurs des téléphones EncroChat vont rapidement réaliser l’ampleur des dégâts : depuis plusieurs mois en réalité, les forces de l’ordre françaises et néerlandaises ont accès à toutes leurs communications. Un vrai problème si on est impliqué dans des activités criminelles, ce qui est le cas « d’une part très élevée d’utilisateurs » du service chiffré, selon les enquêteurs européens. Le jour de l’envoi du message à ses utilisateurs, EncroChat met fin à ses services. Une information judiciaire, notamment pour « fourniture d’un moyen de cryptologie n’assurant pas exclusivement des fonctions d’authentification ou de contrôle d’intégrité sans déclaration préalable », a été ouverte à la JIRS de Lille.

« C’est vrai : EncroChat, c’est de l’or pour nous » reconnaît Andy Kraag, le chef de la division d’enquête criminelle de la police néerlandaise. Et pour cause: en l’espace de quelques mois, des millions de messages sont interceptés en temps réel, avant leur chiffrement, par les enquêteurs en Europe. «Ces informations ont déjà été pertinentes dans un grand nombre d’enquêtes criminelles en cours, entraînant la perturbation d’activités criminelles, notamment des attaques violentes, de la corruption, des tentatives de meurtre et des transports de drogue à grande échelle. » détaille le communiqué de presse EUROPOL et EUROJUST, en juillet dernier.

Aux Pays-Bas, il va notamment permettre le démantèlement en série de laboratoires de méthamphétamine. Et dans plusieurs cas, révéler la présence de ressortissants mexicains qui y travaillent. D’après les messages consultés par la police, ils seraient bien plus nombreux que les 19 déjà recensés par le consortium. « Dans certains endroits, nous n’avons découvert que le laboratoire et son principal occupant. Mais plus tard, on apprenait grâce aux échanges EncroChat que des Mexicains y travaillaient. » explique Andy Kraag. Des hommes qui viennent en Europe pour travailler dans des laboratoires de meth, le plus souvent recrutés comme chimistes.

La loi du silence

Jesus P.V., 40 ans, était entraîneur personnel dans une salle de sport au Mexique. C’est en tout cas ce qu’il a déclaré lors de son audition, dans l’affaire du laboratoire découvert à Wateringen. 80 millions d’euros de drogues avaient été retrouvés le 26 février 2019 dans un entrepôt. D’après son témoignage, son destin bascule en janvier 2019 quand un client qu’il entraîne lui propose une opportunité professionnelle aux Pays-Bas. 2000 dollars par mois pour un emploi dans la construction. Bien plus que les 700 à 800 dollars qu’il a déclaré gagner au Mexique. Mi-janvier, le coach fait ses valises et s’envole pour l’Europe. Le jour de l’arrestation, un peu plus de 400 kg de crystal meth sont retrouvés et deux autres ressortissants mexicains sont interpellés avec lui dans le laboratoire, en banlieue de La Hague. Deux hommes, de 20 ans les aînés de Jesus P.V., qui auraient reçu le même type d’offre au Mexique. Lors du procès, l’un des condamnés a expliqué avoir tout découvert en arrivant aux Pays-Bas, sous-entendant qu’il n’avait aucune connection ni savoir-faire en matière de production ou de trafic de drogue.

Bâtiment d’une ferme de Achter Drempt, qui a servi de laboratoire pour la fabrication de crystal meth. Selon la police locale, la quantité de crystal meth retrouvée dans ce laboratoire représenterait une valeur estimée à 10 millions d’euros (Crédits: Virginie Nguyen Hoang / Collectif HUMA / LE MONDE).

 

Ce n’est pas la première fois que la police néerlandaise découvre des ressortissants mexicains dans un laboratoire de méthamphétamine. En février 2019, elle avait déjà arrêté 3 hommes originaires du Mexique, dans un laboratoire produisant notamment de la méthamphétamine à Wateringen, en banlieue de La Hague. Ce ne sera pas la dernière non plus. Depuis le début de l’année, 32 laboratoires produisant de la méthamphétamine ont été démantelés. Du jamais vu. Les arrestations s’enchaînent. Et parmi les suspects, un nombre important de Mexicains : 19, entre les Pays-Bas et la Belgique, selon le décompte réalisé par Forbidden Stories et ses partenaires. Le dernier démantèlement impliquant des mexicains date de la semaine dernière. Le 30 novembre, deux d’entre eux ont été arrêtés dans la petite ville de Westdorpe, à la frontière belge.

Comment expliquer la présence de ces ressortissants Mexicains, à des milliers de kilomètres de chez eux, dans ces laboratoires de méthamphétamine ? Pour qui travaillent-ils ? Où va cette drogue une fois produite ? Aux côtés de 25 médias partenaires, Forbidden Stories a enquêté sur le parcours de ces chimistes mexicains, au service des gangs néerlandais, déjà roi des drogues de synthèse en Europe.

Rien d’amateur pour autant : selon une source du journaliste néerlandais, les trois mexicains avaient construit eux-même le laboratoire dans le navire. La cour a elle déclaré qu’ils savaient produire de la méthamphétamine de haute qualité »« Après tout, ce sont eux qui ont fièrement photographié ces produits finis, comme [le suspect] l’a lui-même déclaré, pour informer et satisfaire leurs clients. » Durant les interrogatoires, Ivan Diego a reconnu avoir reçu des instructions via Whatsapp pour produire la drogue. Des messages émanant de numéros mexicains, et enregistrés sous les pseudos « Angel »« Patrona » ou encore « Chalio ».

Le navire “MS Arsianco” a été confisqué par la police. A l’intérieur de ce navire de 85 mètres de long se trouvait un gigantesque laboratoire de méthamphétamine. 3 Mexicains ont été condamnés à 4 ans de prison. Le bateau est situé près du port (Moerdjik) et doit être vendu (Crédit : Benedikt Strunz/NDR).

 

Si les Mexicains arrêtés en Europe ne sont pas avares de détails pour expliquer les conditions de leur recrutement, c’est en revanche l’omerta totale quand se pose la question des donneurs d’ordre éventuels. Les avocats des ressortissants mexicains impliqués dans ces laboratoires européens, contactés par Forbidden Stories, ont refusé de répondre. Lors des procès, certains chimistes disent avoir été victimes de menaces : « Lorsqu’il est arrivé à l’appartement, la personne qui est venue le chercher à l’aéroport lui a dit qu’il n’y aurait pas de travail dans la construction et que ce serait un travail différent et qu’il devrait se taire (…) Il a ensuite été menacé avec des photos de sa famille, » peut-on lire dans le procès verbal de l’affaire de Wateringen.

Les réseaux se dessinent au gré des millions d’échanges sur EncroChat épluchés par les enquêteurs. « Grâce à tout ça, non seulement nous trouvons les chimistes sur place, mais aussi tout le réseau qu’il y a derrière, » explique Andy Kraag. La lecture des messages permet de comprendre les structures en place. Ils découvrent notamment des acteurs indispensables de ces réseaux : les intermédiaires. A la demande des organisations criminelles néerlandaises, ce sont eux qui sont chargés de recruter ces chimistes au Mexique.

Intermédiaire à son compte

« C’était au départ une énigme pour nous : on a soudainement des suspects mexicains, comment sont-ils arrivés ici? » se rappelle Andy Kraag. Les communications EncroChat ont été déterminantes pour comprendre l’organisation de ces réseaux. « C’est littéralement dans les communications chiffrées : Je cherche un chimiste, tu connais quelqu’un ? » Le message a été envoyé par un Néerlandais. A l’autre bout du fil, un intermédiaire (on parle d’un « broker ») mexicain. Qui met alors en branle le recrutement. « C’est aussi simple que cela, » lâche Kraag.

Au Mexique, le système est déjà bien rôdé. Quelle que soit la profession ou le degré d’expertise recherché, les cartels sont passés maîtres dans l’art du recrutement. Falko Ernst, chercheur spécialiste du Mexique pour L’International Crisis Group, partage une anecdote : « Ils ont scanné les universités mexicaines à la recherche de départements de chimie et ont repéré des personnes. » Une fois la recrue potentielle contactée, le broker lui fait une offre. La plus alléchante possible, car ces personnes détiennent un savoir clé. « Et si nécessaire, il y a aussi des menaces et des pressions derrière. »

Aux Pays-Bas, les gangs utilisent le même type d’intermédiaires, qui jouent un rôle essentiel. Toutefois, selon la police néerlandaise, cela ne signifie pas pour autant que les cartels mexicains ont une influence directe en Europe. Ces accords ne sont pas conclus directement entre les cartels mexicains et les organisations européennes. Les intermédiaires travaillent à leur propre compte : « Un cartel opère comme la mafia italienne : tout le monde est une sorte de membre. Vous payez pour votre adhésion, mais vous êtes indépendant – vous faites votre propre truc. Un intermédiaire est aussi son propre patron. Vous pouvez donc être membre d’un cartel, tant que vous leur remettez une partie de ce que vous gagnez en travaillant avec les néerlandais, » explique Andy Kraag. Interrogé au sujet de ces connexions avec le crime organisé, une source au sein du gouvernement mexicain confirme à Forbidden Stories que des réseaux envoient bien des chimistes en Europe pour produire de la méthamphétamine : « Dans le cas des Pays-Bas, nous savons que cela se produit. »

Alors, les intermédiaires font le nécessaire pour que tout se déroule sans accrocs. Ils prennent notamment en charge le voyage pour l’Europe, en plus des salaires. D’après Andy Kraag, ils feraient passer la majorité de leurs recrues par l’Espagne grâce à des visas touristiques. De là, les chimistes gagnent les Pays-Bas. Avant que la pandémie de COVID-19 n’y mette un frein, certains intermédiaires faisaient même le déplacement avant de lancer officiellement les opérations. « Ils viennent aux Pays-Bas, font leurs affaires, inspectent le lieu. Le réseau néerlandais doit fournir les matières premières, le matériel, tout doit être correct. Et à la fin, le Mexicain dit : « ok, voilà comment je peux produire (la drogue) pour vous. » » décrypte le responsable de la police néerlandaise. « C’est ce que nous cherchons actuellement avec l’aide des messages d’EncroChat : comment retirer ces intermédiaires du marché. C’est très compliqué, car ils sont au Mexique et ne viennent ici que sporadiquement, quand c’était encore possible. »

Un homme surnommé « el Chapo Jr. ». (chemise rouge) et un assistant emballent 30 kilos de cristal de méthamphétamine qu’ils enverront à Mexico dans une planque à la périphérie de Culiacán, à Sinaloa (Crédit : Amrai Coen/Die Zeit).

L’expertise mexicaine

De retour au Mexique, au cœur de la « zona caliente », au sud de Culiacan, dans l’Etat du Sinaloa, cette recrudescence de chimistes mexicains en Europe ne surprend pas. C’est l’évidence, même, pour celui qui se fait surnommer « El Chapo Jr » : « Nous envoyons les chimistes en Europe parce que nous, les Mexicains, sommes les meilleurs chimistes ! » explique cette petite main du cartel de Sinaloa à Forbidden Stories. Dans sa planque aux murs rose fluo, il emballe méticuleusement d’imposants cristaux de méthamphétamine. Plusieurs couches de protection – un sac en plastique, de l’aluminium, du scotch et un nouveau sac en plastique – pour que les chiens de la police ne sentent pas la drogue lors de son transport. « Nous avons de l’expérience. Et les Mexicains peuvent enseigner aux autres chimistes d’Europe » poursuit-il, toujours en conditionnant la drogue. « Les « chimistes » qui sont envoyés ne sont généralement pas des idiots, ils sont intelligents et éduqués. » C’est par exemple le cas d’un des frères condamné dans l’affaire du “bateau-labo” à Moerdijk, qui affiche sur Facebook avoir suivi une formation à l’institut technologique de Culiacan au Mexique.

Dans son dernier rapport annuel, l’UNODC parle d’ailleurs de « spécialistes mexicains », capables de produire une méthamphétamine très pure, « comme celle que fabriquait Walter White dans Breaking Bad, » explique Laurent Laniel, analyste scientifique à L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA). Leur expertise : « produire de plus grandes quantités d’une meth puissante, grâce à des retraitements successifs, à partir de la même quantité d’un précurseur appelé BMK (Benzyl Méthyl Kétone). » Un véritable coup de main, que seuls les chimistes mexicains maîtrisent à 100%. « C’est comme pour le fromage. Si vous apprenez aux Japonais à fabriquer du fromage, ils finiront par y arriver. Mais ce ne sera pas un Leerdammer pour autant, » résume le porte-parole d’Andy Kraag, par une analogie très hollandaise. En échange d’un pourcentage du profit, qu’ils reversent aux chimistes et plus largement aux brokers mexicains, les narcotrafiquants néerlandais acquiert ce savoir-faire unique.

« El Chapo Jr. » montre un gros cristal de méthamphétamine au partenaire de Forbidden Stories dans une maison sécurisée, près de Culiacán, Sinaloa (Crédit : Amrai Coen/Die Zeit).

« On parle ici d’organisations criminelles très structurées, très puissantes, avec à leur tête des narco-millionnaires qui ont fait fortune dans l’Ecstasy et vivent dans le luxe », rappelle Laurent Laniel. Selon les chiffres de l’UNODC, la plupart des laboratoires démantelés produisant de l’ecstasy sont situés en Europe, principalement aux Pays-Bas et en Belgique. « Ils ont le matériel adhoc et toute une infrastructure d’approvisionnement en précurseurs chimiques venus principalement de Chine ou d’Inde. »

Une véritable industrie du crime valant des millions d’euros, maîtrisée de bout en bout de la chaîne. Laurent Laniel parle de « crime as a service » : « Ils fournissent tout ou embauchent les « prestataires » nécessaires : l’infrastructure pour les laboratoires, l’approvisionnement en précurseurs, les camions pour faire disparaître les montagnes de déchets que produit la meth, les bateaux avec skippers pour transporter la drogue et les collecteurs qui vont récupérer l’argent de la drogue. » Tout est déjà en place pour ajouter la méthamphétamine à leur offre. Alors, sur le terrain, le nombre de laboratoires démantelés augmente. Les saisies également : En juin 2019, la police néerlandaise mettait la main sur 2,5 tonnes du stimulant synthétique, cachée dans le port de Rotterdam. La plus grosse à ce jour en Europe.

Pourtant, la consommation européenne n’évolue que très marginalement par rapport aux quantités retrouvées sur le terrain. L’étude des eaux usées par l’EMCDDA ne montre que des résidus de la drogue en faible quantité en République Tchèque et en Slovaquie, et plus récemment en Allemagne et à Chypre. Le marché est ailleurs, et l’hypothèse la plus vraisemblable nous amène à des kilomètres de la Hollande.

The Netherlands: la cuisine du monde

« On lisait souvent dans les échanges : « Vous avez encore une ouverture au Japon ? » » se rappelle Andy Kraag. « C’est simplement le sens des affaires des criminels néerlandais : ils le sentent, il y a beaucoup d’argent à se faire là-bas. » Le gramme de méthamphétamine peut s’écouler à plus de 500 dollars sur le sol japonais. Même tarif en Australie, à quelques dollars près. A titre de comparaison, la même dose coûtait 56 dollars aux Etats-Unis en 2017. « Pour ces laboratoires, produire à moindre coût grâce à la technique des Mexicains et l’exporter là-bas, c’est la garantie d’une marge économique énorme, » analyse Laurent Laniel.

Selon la chercheuse Anna Sergi, maître de conférences en criminologie à l’université d’Essex (Angleterre), une partie du prix exorbitant du gramme de méthamphétamine est dû au risque élevé que représente le trafic vers l’Océanie, et tout particulièrement vers l’Australie. « Ce risque d’expédition, associé à la distance, augmente les coûts pour les trafiquants et les importateurs et cela se répercute sur les consommateurs, qui paient beaucoup plus pour le “privilège” de voir arriver la drogue sur place ! » précise la chercheuse. Mais d’autres éléments viennent peser dans la balance : une consommation importante, des connexions. déjà établies grâce au trafic d’ecstasy et surtout : les forces de l’ordre australiennes ont les yeux rivés sur la Chine, d’où vient une grande partie de la méthamphétamine pour leur marché. « La police australienne a très bien combattu cela. De nombreux réseaux de production ont été démantelés, et on peut voir que l’approvisionnement venant de Chine a cessé. Ou du moins a considérablement réduit. » raconte Andy Kraag. Problème : les autorités sont confrontées à l’effet dit « des vases communicants » : lorsqu’un réseau disparaît, un autre prend sa place. Et ici, les néerlandais en profitent pleinement, aidés par les mexicains.

De leur côté, c’est aussi le jackpot pour les Mexicains : ils peuvent à la fois rentabiliser leur savoir-faire, moyennant la perte de quelques chimistes pendant un certain temps, et trouver de nouveaux débouchés pour leur propre méthamphétamine en poudre : « Les cartels ont des quantités gigantesques de ce qu’ils peuvent produire, plus que la demande actuelle en Amérique, donc ils recherchent de nouveaux marchés plus important, » ajoute Andy Kraag. « Et c’est, par exemple, les 2,5 tonnes de méthamphétamine (en poudre) que nous avons trouvés à Rotterdam. »

En juin 2019, la police néerlandaise a saisi 2,5 tonnes de méthamphétamine cachée dans le port de Rotterdam en provenance du Mexique. C’est la plus grande saisie de méthamphétamine en Europe à ce jour (Crédits : Police nationale néerlandaise).

 

Une fois en Europe, elle serait cristallisée dans les laboratoires, prête à l’exportation ou, ce que redoute les autorités, la consommation sur place. Bien que son utilisation soit encore résiduelle en Europe, Andy Kraag ne cache pas ses inquiétudes : « Si notre production augmente énormément, alors (la méthamphétamine) est aussi plus facilement disponible et le risque de consommation grandit, explique l’enquêteur. Avec ces drogues-là, on peut devenir dépendant dès la première utilisation (…) on ne pense plus à rien d’autre, on veut juste en prendre, on ne fonctionne plus normalement. Et là c’est juste foutu. Fini. »

Aussi rentable que soit cet arrangement entre narcotrafiquants, le business de la drogue reste impitoyable. Là encore, les échanges EncroChat en sont le parfait exemple : en juillet dernier, le piratage a permis la découverte à la frontière belge de six conteneurs insonorisés transformés en cellule de prisons. Un septième était lui devenu une chambre de torture macabre, équipée d’une chaise de dentiste et des pires ustensiles possibles : scie, scalpel, chalumeaux et différents types de pinces. A l’heure actuelle, les gangs néerlandais sont dépendants du savoir-faire des cartels mexicains. Mais que pourrait-il se passer si ce n’était plus le cas ? La crainte est alors de voir cette alliance si profitable aujourd’hui, se transformer en concurrence demain : « ce que je ne veux absolument pas, c’est que nous devenions l’un de ces pays capables de produire d’énormes cristaux de méthamphétamine, sans l’aide des mexicains. Et dans ce cas-là, on fait concurrence au Mexique. Je ne sais pas ce qui se passera alors, mais il y a des risques. Et nous voulons empêcher cela, » conclut Andy Kraag. « Concurrence et violence vont toujours de pair dans le monde criminel. »

Panneau d’interdiction à l’entrée d’un hangar de Wouwse Plantage, près de la frontière belge. Ce hangar a servi de laboratoire de fabrication de drogues découvert par la police locale alors que l’endroit prenait feu au mois de juin 2020. Considéré comme un « megalab » par son ampleur, ce laboratoire servait à la fabrication de Speed et d’ecstasy, mais pas de Crystal Meth. (Crédits: Virginie Nguyen Hoang / Collectif HUMA / LE MONDE).

Kristof Clerix (Knack), Benedikt Strunz (NDR), Philipp Eckstein (NDR), Wil Thijssen (de Volkskrant), Anne Michel (Le Monde), Mathieu Tourlière (Proceso) et Bart Libaut (Enquêteur spécialiste en sources ouvertes) ont contribué à cet article.

Protégez votre travail

Vous êtes journaliste et vous êtes menacé en raison de vos enquêtes ? Sécurisez vos informations auprès de Forbidden Stories.

À lire aussi

cartel-project_arms_1
cartel-project_asian-connection_1
cartel-project_case_4