Projet Cartel

Cartels mexicains: "The asian connection"

Du Sinaloa à Shanghai, le business funeste du fentanyl passe toujours entre les mailles du filet. Les cartels mexicains sont désormais des entreprises multinationales à part entière. Leur spécialité ? Les drogues synthétiques. Ces dernières années, le très puissant opioïde fentanyl est apparu comme la nouvelle drogue de choix. Pour prospérer, les cartels mexicains ont besoin de partenaires aux quatre coins du monde qui ont toujours une longueur d’avance sur les autorités. D’un petit laboratoire en Inde à la métropole de Shanghai, Forbidden Stories et ses partenaires ont enquêté sur cette chaîne d’approvisionnement, où chacun partage une responsabilité dans le succès des cartels mexicains, et dans la violence qui en découle au Mexique.

 

Des pilules contrefaites à base de fentanyl, produites dans un laboratoire artisanal clandestin dans la banlieue de Culiacán. Mélangées à l’Oxycodone, un autre opioïde, ces pilules sont très addictives (Crédit : Forbidden Stories).

 
Points clés
  • Forbidden Stories a eu accès aux « BlueLeaks », une fuite massive de données internes des forces de l’ordre américaines publiée en juin dernier et a recoupé les informations de deux rapports non publiés de la DEA.
  • Le cartel de Sinaloa domine le marché du fentanyl aux États-Unis et utilise des réseaux complexes pour introduire le très puissant opioïde fentanyl sur le marché américain
  • Avec l’aide de C4ADS, Forbidden Stories dévoile un potentiel réseaux d’entreprises, fournissant des précurseurs de drogues au cartel de Sinaloa
  • Une opération de testing sous couvert d’une fausse identitée d’acheteur, coordonnée par Forbidden Stories, montre que les fabricants chinois contournent délibérément les lois pour envoyer au Mexique les précurseurs chimiques utilisés pour produire du fentanyl

Par Audrey Travère

8 décembre 2020

Jorge A. pose fièrement au pied de l’hôtel 5 étoiles Radisson Blu Hotel, New world de Shanghai, en ce mois de janvier 2016. La légende donne le ton à ce voyage d’affaires : « En train de bosser », indique-t-il sobrement sur Facebook. L’homme travaille pour une entreprise mexicaine d’import-export, Corporativo Escomexa, spécialisée notamment dans le commerce de tequila, de produits agricoles et chimiques. Il fait manifestement froid, il est à des kilomètres de chez lui – Culiacán, au Mexique – : de quoi faire pleuvoir les likes. Sa mère, que l’on devine émue derrière son clavier, commente : « Bénédictions mon fils… Prends soin de toi et réussis dans tes démarches… Je t’aime !! Bisous !! » Tout est soigneusement documenté sur son profil, du selfie mal cadré au plat de crabe immortalisé d’un peu trop près.

Lors de ce business trip asiatique au rythme effréné, il est accompagné par deux autres associés, qui apparaissent sur de nombreuses photos. En quelques semaines, l’équipée mexicaine enchaîne les escales : après Shanghai, Hong-Kong, le Japon et enfin l’Inde. Ils y retrouvent Manu Gupta, un homme d’affaires indien qu’ils avaient déjà rencontré à Hong Kong. Le businessman est directeur de Mondiale Mercantile Pvt Ltd, une entreprise dont les missions sont aussi diverses que floues. Au-delà de ses activités d’import et d’export, elle fournit des conseils légaux en procédures douanières. Les domaines sont variés : industrie chimique et pharmaceutique, produits agro-alimentaires, sable et même machinerie.

 

Jorge A. et ses associés mexicains, posant devant le Taj Mahal en Inde en 2016 (Crédit : Capture d’écran Facebook).

Jorge A. et ses associés mexicains, posant devant la skyline du port de Victoria à Hong Kong, en janvier 2016 (Crédit : Capture d’écran Facebook).

 

La véritable nature du business de Gupta éclate au grand jour deux ans plus tard. Le 25 septembre 2018, il est arrêté par les autorités indiennes, dans un laboratoire à Indore avec un Mexicain et un chimiste indien. Les trois associés sont surpris masqués et gantés en possession de fentanyl, un puissant analgésique synthétique dont l’usage détourné provoque des milliers d’overdoses à travers le monde. La drogue devait être envoyée au Mexique par vol commercial, cachée dans une valise. Dans un rapport interne de la DEA, l’agence anti-drogue américaine, datée de décembre 2018 et que Forbidden Stories a pu se procurer, Manu Gupta, désormais en prison en attente de son procès aux côtés des deux autres suspects, est décrit comme « un associé présumé d’un membre connu du cartel de la Sinaloa qui obtient des précurseurs chimiques utilisés pour fabriquer des drogues illicites au Mexique qui sont ensuite distribuées aux États-Unis. » Forbidden Stories a essayé de contacter Manu Gupta mais n’a reçu aucune réaction.

En recoupant des informations contenues dans les « Blue Leaks », une immense fuite de données internes aux forces de l’ordre américaines publié en juin dernier, Forbidden Stories et ses 25 partenaires internationaux ont enquêté sur cette affaire indienne qui en dit long sur les techniques des cartels mexicains pour dominer le marché juteux du fentanyl. Recherche de rentabilité, délocalisation, adaptation constante aux régulations internationales : les cartels mexicains, aussi meurtriers soient-ils, emploient les mêmes méthodes que n’importe quelle entreprise, au service d’une multinationale du crime.

Fentanyl, la nouvelle poule aux œufs d’or

C’est écrit noir sur blanc, dans un rapport confidentiel de la DEA d’octobre 2019 découvert dans les « Blue Leaks » : « Les données des forces de l’ordre analysées de 2018 à fin février 2019 indiquent que le cartel de la Sinaloa s’est imposé comme un producteur et un trafiquant de premier plan de fentanyl aux États-Unis. » Malgré l’arrestation en 2016 de Joaquin Guzman, appelé « El Chapo », le chef historique du cartel, l’agence américaine est forcée de constater que le business tourne toujours à plein régime.

 

Chapelle de Jesús Malverde à Cuilacán, Sinaloa (Crédit : Amrai Coen/Die Zeit)

De l’autre côté de la frontière, on compte les victimes par milliers : en 2018, sur plus de 67 000 décès par overdoses aux États-Unis, près de la moitié étaient dus au fentanyl ou à des drogues de synthèse similaires. C’est 10% de plus que l’année précédente. On parle d’épidémie, équivalente à celle de l’héroïne dans les années 2000-2010. A l’époque, cette drogue obtenue à partir de la morphine extraite du pavot, faisait des ravages en Amérique du Nord. Et déjà, les cartels mexicains avaient su s’imposer : en 2016, 90% de l’héroïne vendue aux États-Unis venaient du Mexique.

Désormais, les cartels se tournent vers l’avenir, et il est synthétique. Le « triangle d’or » mexicain au nord du pays, connu pour ses cultures d’opium et de marijuana, se transforme, sous l’impulsion notamment du cartel de Sinaloa. Les champs de pavots d’opium laissent désormais place à des laboratoires dans les terrains montagneux entourant de Culiacan. « A cause des restrictions gouvernementales, [destruction de cultures de pavot à opium par l’armée mexicaine, NDLR] on a commencé à se mettre aux opiacés synthétiques qui étaient moins chers », explique un chimiste embauché par le cartel de Sinaloa, interrogé par Forbidden Stories.

Dans son laboratoire clandestin niché entre les arbres, près de Culiacán, l’homme décrypte le business. « Pour les cartels, c’est une des drogues les plus attractives. Ça te laisse plus de profits. C’est seulement une pastille par personne. Donc si on transporte 10.000 pastilles, c’est 10.000 personnes qui vont consommer. » Dans un plat de cuisine, il mélange, avec une spatule en plastique, la poudre blanche qui lui sert de préparation pour fabriquer les pilules à base de fentanyl. Estampillée de la lettre « M », elles sont censées imiter des pilules d’oxycodone, un autre opioïde très addictif. « Je sais que ma pilule est puissante et qu’elle va créer une dépendance, explique le chimiste. Et c’est ce que je veux. Que le consommateur consomme et ait ensuite besoin d’une autre dose. »

Dans un laboratoire clandestin de fentanyl situé dans les montagnes entourant Culiacán, un chimiste mélange la préparation dans un plat de cuisine (Forbidden Stories).

 

Une infrastructure et une main d’œuvre réduite au strict minimum pour une drogue surpuissante : la rentabilité du fentanyl est exceptionnelle. Dans son rapport datant de 2019, la DEA fait ses calculs : une simple pilule coûte 1$ à produire. Elle est ensuite revendue aux US 10$, voire plus. Jackpot pour les cartels mexicain, cartel de Sinaloa en tête.

L’homme à droite est officiellement un ingénieur le jour. La nuit, il gère 10 laboratoires clandestins comme celui-ci, pour le compte du cartel de la Sinaloa – au total, ils produisent 6000 pilules par jour (Crédit : Forbidden Stories).

 

Un système bien rôdé

C’est écrit noir sur blanc, dans un rapport confidentiel de la DEA d’octobre 2019 découvert dans les « Blue Leaks » : « Les données des forces de l’ordre analysées de 2018 à fin février 2019 indiquent que le cartel de la Sinaloa s’est imposéa

Jusqu’à très récemment, c’est la Chine qui exportait directement une grande partie du fentanyl vendu aux États-Unis. « Des individus importaient du fentanyl de Chine, en pressant les comprimés dans leur sous-sol et en les mettant en ligne pour de la vente au détail, sur le darknet, ou en rentrant en contact avec un distributeur local pour les vendre dans la rue » explique Bryce Pardo, chercheur pour le think tank américain RAND et expert des politiques en matière de drogues.

Mais le durcissement de la réglementation à l’international et en Chine, en 2017 et 2019, change la donne : expédier directement le fentanyl est devenu plus risqué. Une opportunité pour les cartels qui voient la possibilité de s’introduire sur le marché en tant qu’intermédiaire : « C’est en synthétisant et en raffinant les précurseurs, pour en faire du fentanyl dans des laboratoires sur place, qu’ils tirent leurs marges de profits » décrypte Falko Ernst, expert du Mexique à l’International Crisis Group.

comme un producteur et un trafiquant de premier plan de fentanyl aux États-Unis. » Malgré l’arrestation en 2016 de Joaquin Guzman, appelé « El Chapo », le chef historique du cartel, l’agence américaine est forcée de constater que le business tourne toujours à plein régime.

 

La Chine reste cependant toujours le principal fournisseur de précurseurs, ces substances chimiques nécessaires pour produire médicaments… et drogues de synthèse. C’est pour cela que les cartels « ont établi des liens avec la Chine dès les années 90-2000 » explique Falko Ernst. A l’époque les précurseurs chimiques sont surtout utilisés pour produire de la méthamphétamine.

Avec ses réseaux constitués depuis des dizaines d’années, le cartel de Sinaloa peut s’appuyer sur une infrastructure solide pour cette transition vers les drogues de synthèses. L’une des notes de la DEA, issue des « Blue Leaks », évoque un circuit très organisé, impliquant des entrepôts à la frontière et des distributeurs vers l’ensemble des États-Unis. Plus bas, elle détaille l’une des techniques du cartel pour s’approvisionner en précurseurs et mentionne l’emploi « d’un individu, basé à Culiacán dans le Sinaloa », une sorte de free-lance. Sa mission : acheter pour le compte du cartel « de grandes quantités supplémentaires de précurseurs chimiques du fentanyl directement en Chine. »

Qui est cet homme auquel la DEA fait référence ? Nous avons posé la question à l’agence américaine, qui n’a pas souhaité répondre : « De manière générale, nous ne confirmons ni n’infirmons l’identité des personnes ou des entités sur lesquelles nous enquêtons ou avons enquêté. » Forbidden Stories a relevé de nombreuses coïncidences troublantes au sujet Jorge A., l’homme d’affaires mexicain basé à Culiacán dans le Sinaloa,qui pose aux côtés de Manu Gupta avec ses associés Mexicains en 2016. Selon une source des renseignements en Inde, interrogée par un partenaire de Forbidden Stories, Jorge A. ferait l’objet d’une enquête par les autorités américaines. Et certaines des activités de la société d’import-export qui l’emploie posent question. En s’appuyant sur des informations en source ouverte, et avec l’aide de C4ADS (Center for Advanced Defense Studies), un think tank spécialisée dans l’analyse de données, les journalistes du consortium ont découvert un réseau d’entités connectées à cette société mexicaine, dont la complexité semble vouloir brouiller les pistes.

 

Culiacán, Sinaloa (Crédit : Amrai Coen/Die Zeit).

 

Des sociétés aux activités suspectes

En ligne, Corporativo Escomexa, la société dont Jorge A. est officiellement l’auditeur – et son “responsable innovation” sur LinkedIn – a mis en avant des produits pouvant être utilisés dans la fabrication de méthamphétamine. On en retrouve la trace sur son site mais aussi sur différentes plateformes de B2B.

L’analyse des échanges commerciaux de Corporativo Escomexa révèle aussi plusieurs transactions suspectes, entre septembre à octobre 2016. En l’espace d’un mois, la société reçoit une série d’équipements pharmaceutiques, notamment une machine à presser les pilules, venant d’Inde. A cela s’ajoutent 676 kg de poudre de monohydrate de lactose, de la cellulose microcrystalline et de la copovidone. Des produits connus pour être utilisés dans la production de substances narcotiques, notamment du fentanyl.

Si les dernières activités de Corporativo Escomexa enregistrées par la plateforme Panjiva datent d’Octobre 2016, C4ADS a identifié un large réseau d’entreprises toujours actives, connectées à la société mexicaine à différents degrés: « Ce réseau qui paraît assez vaste semble compter des dizaines d’entreprises opérant à la fois au Mexique et aux États-Unis. Certaines de ces sociétés disposent de données commerciales sur de courtes périodes, avant qu’une autre société du réseau ne prenne le relais. » explique Michael Lohmuller, analyste chez C4ADS. Cela apparaît être le cas de Corporativo y Enlace Ram, qui semble partager avec l’entreprise employant Jorge A. une adresse, un agent, des importations similaires de produits à usage pharmaceutique, des fournisseurs. Selon les données disponibles en ligne, l’entreprise y Enlace Ram a par ailleurs reçu un envoi de Mondiale Mercantile, en juin 2016. L’entreprise indienne de Manu Gupta, le businessman indien arrêté pour trafic de fentanyl vers le Mexique… et avec lequel posait Jorge A lors de son voyage d’affaires. A cela s’ajoutent des photos où on voit l’un des responsables de Enlace Ram aux côtés de Jorge A et un de ses associés, présent lors du voyage d’affaire asiatique.

Jorge A posant avec d’autres associés mexicains, devant le une antenne d’Escomexa à Mazatlán, Sinaloa. L’un des gérants d’Enlace Ram apparait sur cette photo, aux côtés d’un des associés de Jorge A, présent lors du voyage en Asie en 2016 (Crédit : Capture d’écran sur Facebook).

 

« Bien qu’aucun indice manifeste d’activité criminelle n’ait été découvert, l’existence de liens en terme d’imports et d’exports, ainsi que de relations commerciales domestiques entretenues par Corporativo Escomexa et ses entités liées peut justifier une enquête plus approfondie, ou donner des indications sur le modus operandi des réseaux de trafic trans-pacifique de fentanyl ou de méthamphétamine » résume Michael Lohmuller. Interrogé au sujet de ces informations, Jose R., un des deux responsables de Corporativo y Enlace Ram, nous a répondu ne connaître ni Jorge A., ni Escomexa et ni « ce fournisseur indien ». Quant à Jorge A., que nous avons souhaité interroger, il n’a jamais répondu à nos sollicitations.

« Lorsqu’on pense à l’image populaire d’un cartel, on imagine une organisation parfaitement intégrée et très hiérarchique. Mais c’est probablement l’un des plus grands mythes autour des cartels » décrypte Falko Ernst. Le recours à des réseaux indépendants, qui se spécialisent dans la logistique ou le blanchiment, est une pratique courante pour les cartels, y compris pour le cartel de Sinaloa. « C’est la véritable colonne vertébrale des organisations criminelles au Mexique, explique le chercheur. Avec le temps, les noms de marque des cartels finissent par disparaître. Mais tous ces réseaux perdurent parce qu’ils sont beaucoup moins visibles. Ils restent en quelque sorte anonymes et sont donc plus à l’abri de démantèlements ou de la volatilité du marché. »

Dans une société rongée par la corruption, tout est imaginé au sein d’une zone grise qu’exploite allègrement les cartels Mexicains. « Si vous regardez les taux d’impunité au Mexique, il est à près de 90%. Il y a moyen d’investir grâce à cette impunité. Beaucoup le font, des cols blancs notamment, en se créant des façades légales. Ils utilisent cette impunité, s’impliquent dans les marchés criminels et en tirent beaucoup d’argent, » résume Falko Ernst. En Octobre dernier, 15 agents des douanes étaient démis de leurs fonctions, dont 6 pour collusion avec le crime organisé. Un exemple parmi tant d’autres de cette corruption endémique.

De l’autre côté du globe, les producteurs de précurseurs chinois adoptent des méthodes similaires : sur le fil de la légalité, avec toujours une longueur d’avance sur les autorités.

 

Un partenaire de Forbidden Stories se fait passer pour un acheteur pour tester une entreprise chinoise qui propose le précurseur du fentanyl en ligne. Paris, le 9 octobre 2020 (Crédit : Forbidden Stories).

 

Toujours une longueur d’avance

En raison des risques qu’il représente, le commerce des précurseurs est très réglementé. L’Organe international de contrôle des stupéfiants (ou OICS) publie notamment une « liste rouge » de substances placées sous contrôle international. Dans le cas du fentanyl, ce sont le « NPP » et l’« ANPP ».

Problème : les possibilités de contourner ces contrôles en créant d’autres précurseurs non réglementés sont quasi-infinies. La substance est légèrement modifiée mais l’effet reste le même. « J’ai entendu un jour un chimiste dire « si vous voulez vraiment résoudre le problème du fentanyl, nous allons devoir interdire le carbone. » Et il est clair que nous ne pouvons pas interdire le carbone ! » explique Bryce Pardo. On appelle ça « l’effet rebond » : à peine contrôlés, des nouveaux précurseurs de fentanyl, similaires au NPP et à l’ANPP sont synthétisés en Chine, prêts à être expédiés et exploités. « La Chine a les capacités humaines nécessaires. Ils ont des doctorants en chimie synthétique et de chimie organique qui savent comment fabriquer ces choses très facilement. »

Pour combattre ce phénomène, l’OICS a placé un certain nombre de substances sur une liste de produits « à surveiller », baptisée l’ISSL. Elle recense les produits qui ne sont pas officiellement contrôlés mais susceptibles d’être détournés de leur usage licite. En théorie, l’OICS, qui n’a pas de pouvoir contraignant, mise sur la bonne volonté des entreprises et les contrôles des autorités. En pratique, une simple recherche Google illustre l’étendue du problème.

En tapant les référence de certains précurseurs de fentanyl, on atterrit sur le réseau social Pinterest. Entre les moodboard de mariage et les inspirations déco proposées par les utilisateurs, des publications d’entreprises chinoises qui proposent des précurseurs de fentanyl à l’exportation, notamment vers le Mexique. En tête de gondole, la substance « 4-AP ». Présente sur l’ISSL, elle est depuis peu contrôlée aux Etats-Unis. Selon la DEA, le 4-AP ne sert qu’à une seule chose : produire du fentanyl. Sur les 3 entreprises contactées par Forbidden Stories, sous couvert d’une fausse identité mexicaine, toutes nous proposent des substances connues pour être utilisées dans la synthèse de l’opioïde. Et cela, sans même avoir eu besoin de décliner notre identité ou de donner le nom d’une entreprise.

Capture d’écran de Pinterest montrant des offres pour le précurseur de fentanyl « 4-AP », désormais contrôlé aux États-Unis. 3 mars 2020 (Crédit : Capture d’écran de Pinterest).

 

Protégez votre travail

Vous êtes journaliste et vous êtes menacé en raison de vos enquêtes ? Sécurisez vos informations auprès de Forbidden Stories.

Une des vendeuses est particulièrement prompte à nous aider : elle nous offre plusieurs substances similaires au 4-AP mais encore disponibles à la vente, et nous propose d’utiliser une « ligne spéciale » vers le Mexique. Après nous avoir envoyé une série de photos et de vidéos d’un précurseur filmé en gros plan (une poudre blanc cassé), elle nous en dit plus sur cette fameuse « ligne spéciale » : « Nous avons acheté des personnes aux douanes mexicaines, nous leur faisons entièrement confiance et ils nous ont aidés avec tous nos envois vers le Mexique. Ainsi, vous n’avez pas à vous soucier des douanes. » Dans une autre conversation, elle explique qu’un de ses « grands » clients au Mexique a sa propre ligne et utilise des avions-cargos pour se faire livrer les précurseurs. « Lorsque les marchandises arrivaient au Mexique, il utilisait ses propres connections pour les récupérer. » Selon ses propres termes : « quelles sont les choses que l’argent ne peut pas faire dans ce monde ? »

Bryce Pardo résume : « Nos lois sur le contrôle des drogues reposent sur un système très ancien qui remonte à la convention des Nation Unies, qui date de 1961 et qui se focalisent sur trois plantes : le cannabis, la coca et le pavot. Les choses ont tellement changé au cours de ces 10 ou 15 dernières années, depuis que la Chine a fait grandir son secteur pharmaceutique, au point que nous ne pouvons plus être à jour en termes de désignation des substances. »

Pour contourner les règles, qui se durcissent désormais en Chine, certains ressortissants chinois n’hésitent même plus à délocaliser une partie de leurs activités vers des pays où les contrôles sont réputés moins durs, notamment l’Inde. Dans un autre rapport interne de la DEA qui revient en détail sur l’arrestation de Manu Gupta, l’agence explique que le businessman indien travaillait avec un individu basé en Chine. En 2019, l’agence pense que « ce ressortissant chinois continue d’envoyer des produits chimiques précurseurs aux cartels mexicains pour la fabrication de méthamphétamine, d’analogues du fentanyl et de ses dérivés, ainsi que de fentanyl fini. » Interrogé au sujet du rapport, le porte-parole de la DEA a expliqué ne pas savoir et ne pas avoir vu le rapport en question.

 

Photo envoyée par une vendeuse chinoise d’un précurseur du fentanyl. Elle a présenté le produit comme un dérivé non contrôlé du « 4-AP » (Crédit : Forbidden Stories).

 

Richest Group, presque bien sous tous rapports

« Il existe une force qui peut favoriser le développement de l’histoire. Il y a une force qui peut changer le monde. Richest Group change le monde avec ses produits et ses services ». Sur fond de musique épique, l’entreprise chinoise Richest Group se dévoile dans un clip qui tient plus d’un trailer de film hollywoodien que d’une vidéo d’entreprise. De prime abord, l’entreprise d’import-export de produits chimiques et d’additifs alimentaires, dirigée par Kevin Dai, semble irréprochable : sur le site chinois Alibaba, sa principale filiale, Shanghai Ruizheng, est vérifiée par la plateforme qui lui attribue la note de 4 diamants sur 6. L’entreprise met en avant des partenaires prestigieux, tels que Samsung, LG, Canon et se targue d’exporter partout dans le monde.

Le post d’Alia Yang sur Facebook en mai 2019, proposant deux précurseurs du fentanyl. Le premier est identifié comme un précurseur « masqué ». Le second est le 4-AP, contrôlé depuis le printemps aux États-Unis (Crédit : Capture d’écran de Facebook).

 

Mais très vite, le vernis s’écaille : des recherches approfondies sur internet dévoile l’envers du décor. En octobre 2019, Shanghai Ruizheng proposait notamment à la vente sur sa boutique Alibaba plusieurs précurseurs non contrôlés connus du fentanyl. On retrouvait également sur un de ses sites internet le 4-AP, la fameuse substance désormais contrôlée aux Etats-Unis. Sur facebook, on découvre le profil d’une vendeuse, Alia Yang. Elle affiche clairement son affiliation au groupe et propose ces mêmes précurseurs de fentanyl notamment en géo-localisant plusieurs publications promotionnelles au Mexique, pour améliorer leur visibilité auprès des utilisateurs mexicains. « Nouveau lot, assez de stock, à ne pas manquer, » annonce-t-elle dans une publication de mai 2019.

« Il existe une force qui peut favoriser le développement de l’histoire. Il y a une force qui peut changer le monde. Richest Group change le monde avec ses produits et ses services ». Sur fond de musique épique, l’entreprise chinoise Richest Group se dévoile dans un clip qui tient plus d’un trailer de film hollywoodien que d’une vidéo d’entreprise. De prime abord, l’entreprise d’import-export de produits chimiques et d’additifs alimentaires, dirigée par Kevin Dai, semble irréprochable : sur le site chinois Alibaba, sa principale filiale, Shanghai Ruizheng, est vérifiée par la plateforme qui lui attribue la note de 4 diamants sur 6. L’entreprise met en avant des partenaires prestigieux, tels que Samsung, LG, Canon et se targue d’exporter partout dans le monde.

Ancien organigramme de Richest Group. Mondial Mercantile, la société de Manu Gupta, est au centre. Cet organigramme a été modifié quelques heures après que Forbidden Stories ait confronté son PDG à ce sujet (Crédit : site officiel de Richest Group).

 

Contacté par un journaliste du consortium, Kevin Dai, le patron de Richest Group, nie toute activité liée à la production de fentanyl. « Notre entreprise n’a pas produit et ne produira pas de fentanyl ou de substances connexes parce que nous respectons la réglementation. » Il déclare ignorer les publications d’Alia Yang sur son profil Facebook. Elle aurait, d’après lui, quitté l’entreprise quelques mois avant notre appel du 10 Novembre. Il ajoute également n’avoir jamais fait affaires avec Mondiale Mercantile Pvt Ltd., l’entreprise de Manu Gupta, malgré la présence de la société indienne au centre de l’organigramme du groupe. Selon lui, la coopération n’avait jamais abouti. « Ils ont dit qu’ils pouvaient nous aider à nous développer sur le marché indien et nous ont demandé si nous aimerions travailler avec eux. Alors nous avons mis les photos sur notre site web pour faire croire que nous sommes une grande entreprise. » Quelques heures seulement après cet échange, l’entreprise indienne de Manu Gupta a disparu de l’organigramme. De son côté, Alia Yang a complètement nettoyé son profil Facebook et y a même changé de nom. Ses publications promotionnelles ne sont plus visibles. Le 17 novembre, Richest Group radiait officiellement la branche du groupe installée dans les locaux visités par Forbidden Stories quelques semaines auparavant.

Une défaite perpétuelle face au crime organisé

Face au trafic de précurseurs, la Chine semble cumuler les difficultés et peine à contrôler efficacement la (très) large industrie pharmaceutique du pays. « Il y a quelques années encore, il y avait quelque chose comme huit autorités différentes qui participaient à l’élaboration de règlements des réglementations dans le secteur. Il était parfois difficile de savoir qui en assurait la surveillance. » explique Bryce Pardo. Des efforts ont été réalisés ces dernières années pour mieux encadrer le marché, dont de nouvelles réglementations. Dans le cas particulier de Richest Group, la commission nationale de contrôle des stupéfiants chinoise (CNNC) a expliqué à Forbidden Stories avoir déjà demandé à l’entreprise chinoise de faire attentions aux produits qu’elle vendait, car certains pouvaient être utilisés par des trafiquants pour faire de la drogue. Mais malgré ces évolutions récentes, certaines règles semblent inadaptées à l’ampleur du problème : selon des informations de Bryce Pardo, les inspecteurs doivent prévenir 72h à l’avance lorsqu’ils veulent effectuer une « inspection surprise ». « Si vous fabriquez du fentanyl, vous allez faire le ménage et tout changer pour qu’on ait l’impression que vous fabriquez du lait infantile ou de l’ibuprofène. » précise le chercheur.

Quelques mois avant la publication de cette enquête, nous avions contacté un numéro indiqué en ligne comme appartenant à Alia Yang. A ce moment-là, la vendeuse ne travaille plus pour Kevin Dai, mais une entreprise similaire : Shanghai Talent Chemical… fondée par un ancien de Richest Group. Une certaine « Lucky » nous répond, bien qu’à l’époque, l’avatar sur WhatsApp montrait une photo d’Alia ainsi que son nom. Alia nous avait également confirmé être derrière ce numéro, lors d’une conversation précédente. Mais cette fois, pas de précurseur de fentanyl : « Lucky » nous propose un nouveau produit, de la Xylazine. Un tranquillisant pour chevaux très puissant et non contrôlé, dont on retrouve de plus en plus la trace dans des cas d’overdoses aux US, souvent mélangé au fentanyl.

Pas de quoi troubler la vendeuse, qui propose de potentielles alternatives pour changer le nom de son tranquillisant vétérinaire au moment de l’envoi, quand on lui fait part de notre crainte d’éveiller les soupçons. « Certains clients nous demandent d’utiliser le nom Créatine. Ou cinnamate de potassium. Ou pigment blanc. C’est le client qui décide. »

 

Présentation sur les drogues synthétiques lors de la réunion de lancement du « Projet Cartel ». Paris, 9 et 10 mars 2020 (Crédit : Forbidden Stories).

François Ruchti (RTS), Sandhya Ravishankar (The Lede), Michael Standaert (South China Morning Post) et Michael Lohmuller (C4ADS) ont notamment contribué à cet article.

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