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Gaza Project

Vu du ciel : continuer le travail des journalistes dronistes de Gaza

Les journalistes filmant à l’aide de drones ont été régulièrement tués ou blessés par des attaques israéliennes. L’un d’eux, Mahmoud Isleem Al-Basos a collaboré au Gaza Project. Grâce à ses images prises par drone, Forbidden Stories et ses partenaires ont créé des modèles en 3D immersifs de deux lieux à Gaza pour poursuivre leur travail.

Modèle 3D du camp Al-Shati au nord de Gaza élaboré à partir d’images tournées au drone. (Crédit : Forbidden Stories / Mahmoud Isleem Al-Basos. Modèle 3D : Bellingcat / Thomas Bordeaux).

Par Magdalena Hervada et Youssr Youssef.

 

27 mars 2025

Jake Godin (Bellingcat), Thomas Bordeaux (bélévole pour le Global Authentication project de Bellingcat) et Hoda Osman (ARIJ) ont contribué à cet article. 

En 2023, Mahmoud Isleem Al-Basos venait d’obtenir sa licence de journalisme et prévoyait de  se lancer dans un master. Mais la guerre a mis fin aux plans du jeune journaliste, tué le 15 mars 2025 à l’âge de 25 ans, alors qu’il couvrait une mission humanitaire à Beit Lahia.

Son ami et mentor Shadi Al-Tabatibi raconte à nos partenaires ARIJ qu’il n’avait pas prévu de lui enseigner le métier de journaliste droniste. « [Avant la guerre], il m’avait contacté sur Instagram, il voulait apprendre de moi, mais je n’avais pas le temps. Deux fois, il m’a demandé où seraient mes prochains reportages, et quand j’arrivais sur place, il était déjà là, il m’attendait », se souvient le reporter, aujourd’hui en exil au Caire. J’aime les personnes ambitieuses et qui cherchent constamment à s’améliorer. Et j’ai trouvé ça en Mahmoud », se souvient-il.

Lorsque Shadi Al-Tabatibi s’est réfugié dans le sud de la bande de Gaza, d’où il a filmé la guerre avec son drone, il a confié ses missions dans le nord à son protégé. C’est ainsi que Mahmoud Isleem a commencé à fournir des images à des médias internationaux comme Reuters ou Anadolu. Quelques jours avant sa mort – qualifiée de « meurtre » par le Comité de Protection des Journalistes (CPJ) – il avait contribué au Gaza Project en se rendant, avec son drone, sur les traces de ses homologues, régulièrement visés alors qu’ils tentaient de filmer leur terre depuis le ciel.

Ses  images permettent de livrer un regard inédit sur la destruction du nord de Gaza, dans les camps de réfugiés d’Al-Shati et de Jabalia. Grâce à elles, Forbidden Stories et le groupe d’investigation en ligne Bellingcat ont produit deux modèles 3D qui perpétuent le travail des journalistes blessés ou tués en reportage à Gaza – dont  Mahmoud Isleem Al-Basos fait désormais partie.

Avec la photogrammétrie, un regard immersif sur Gaza

Durant ses jours de tournage  pendant le cessez-le-feu, Mahmoud Isleem Al-Basos a utilisé son drone selon un protocole bien défini : en le faisant voler en cercles de manière répétée pour capturer des photos des lieux sous le plus d’angles possibles. Le but était ensuite de les assembler dans un modèle 3D immersif des camps d’Al-Shati et de Jabalia. Cette technique, employée pour la première fois à Gaza depuis le début de la guerre à une telle échelle, s’appelle la photogrammétrie. 

« C’est une manière vraiment unique de regarder le terrain », affirme Jake Godin, spécialiste de la géolocalisation et des images satellites pour Bellingcat. « Il est plus simple de regarder Gaza par satellite, car les images par drone ne sont pas simples à se procurer. Mais lorsqu’on peut en avoir, elles donnent un niveau de détail bien supérieur », poursuit-il. 

« Les images satellite peuvent montrer une grande aire, mais sont parfois complexes à interpréter. A l’inverse, les vidéos filmées au sol donnent une meilleure idée de ce que vivent les personnes sur place, mais ne permettent pas de donner une vue d’ensemble de la zone », explique Thomas Bordeaux, chercheur spécialisé en modélisations et bénévole du Global Authentication Project de Bellingcat. « Les images par drone et nos modèles qui en sont dérivés sont très puissants, car ils offrent les deux perspectives », conclut-il. Cette approche nous a permis d’offrir un regard inédit sur les dégâts massifs que dix-huit mois de guerre ont infligés dans ces deux lieux, auparavant pleins de vie.

Al-Shati, les décombres en bord de mer

Le camp Al-Shati avant la guerre et pendant le cessez-le-feu. (Crédit : Shadi Al-Tabatibi, 2023 – Forbidden Stories / Mahmoud Isleem Al-Basos, 2025).

Entre les décombres d’Al-Shati, le drone d’Abdallah Al-Hajj s’était envolé le 24 février 2024 pour filmer le peu qu’il restait des immeubles bordant la mer. Avant la guerre, le photographe droniste s’y rendait pour capturer la beauté de la côte nord de Gaza. Il a été visé par une frappe de drone dans laquelle il a perdu ses jambes. 

« Je voulais montrer le contraste entre le gris de la destruction et le bleu de la mer avec ces images », nous raconte Abdallah Al-Hajj. Il connaissait les risques de ce reportage, mais se sentait une responsabilité professionnelle : « Tous les autres sont morts. Il n’y avait plus que moi qui pouvais le faire. » Après la frappe qui l’a visé, beaucoup de ses pairs ont renoncé à utiliser leur drone pour avoir une vue aérienne des destructions. Le cessez-le-feu (du 19 janvier au 18 mars 2025) a rouvert cette possibilité. Forbidden Stories et ses partenaires ont pu refaire voler un drone au-dessus d’Al-Shati grâce à Mahmoud Isleem Al-Basos, afin que ce contraste soit visible de tous.

Le camp Al-Shati avant la guerre et pendant le cessez-le-feu. Crédit : Shadi Al-Tabatibi / Forbidden Stories / Mahmoud Isleem Al-Basos, 2023 / 2025.

Jabalia, le camp dévasté

Le camp de Jabalia avant la guerre et pendant le cessez-le-feu. (Crédit : Shadi Al-Tabatibi / Forbidden Stories / Mahmoud Isleem Al-Basos, 2023 / 2025).

Avant la guerre, Jabalia était le plus grand camp de réfugiés de Gaza, et le plus densément peuplé. Aujourd’hui, il est tristement connu comme l’un des lieux les plus dévastés du territoire. Depuis le 7 octobre 2023, il a subi trois campagnes militaires israéliennes. La première en octobre 2023, la deuxième en mai 2024, la troisième en octobre 2024. Les ordres d’évacuation on fait des centaines de milliers de déplacés. Les conditions empêchaient la plupart des journalistes sur place de témoigner de ce qui s’y passait – Fadi Al-Wahidi, journaliste pour Al Jazeera, a ainsi été paralysé après un tir dans le cou. 

Certains quartiers ont été entièrement rasés, les personnes restées à l’intérieur du camp ont souffert de la famine, du manque d’eau potable, de l’absence de centres de soins. Pendant le cessez-le-feu, des habitants sont revenus planter des tentes sur les gravats. Le 24 mars 2025, une semaine après la reprise des bombardements israéliens, l’armée a ordonné une nouvelle évacuation de tous les résidents de Jabalia.

Source : Forbidden Stories/Mahmoud Isleem Al-Basos. Photogrammetry model : Bellingcat/Thomas Bordeaux.

Gaza en ruines

Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont un bilan matériel écrasant. Selon un communiqué de presse de l’ONU, plus de 90% des unités de logements ont été détruites ou endommagées. La Banque mondiale, l’Union européenne et les Nations unies estiment que 95% des infrastructures hospitalières ne sont plus en état de fonctionner.

Des médias internationaux ont largement documenté la volonté de l’armée israélienne de détruire massivement. Bellingcat a retrouvé en ligne des témoignages de soldats disant être devenus « accros » aux explosions. CNN cite d’anciens réservistes, dont l’un affirme qu’ils recevaient des quotas quotidiens de bombes à faire exploser. Le New York Times a montré qu’Israël a lancé au moins 200 bombes d’un calibre énorme (près d’une tonne) sur une zone désignée comme sûre. Ces actions ont fait plus de 50 000 victimes d’après les derniers chiffres du ministère de la Santé palestinien à Gaza, sous administration du Hamas.

Face à l’ampleur humaine de ce désastre, le Comité spécial des Nations unies chargé d’enquêter sur les pratiques israéliennes estime dans un rapport que ces méthodes « relèvent du génocide ».

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