Projet Bruno et Dom

De l’Amazonie jusqu’en Europe : comment les géants du boeuf continuent à exporter de la viande liée à la déforestation

Dans ce deuxième volet du « Projet Bruno et Dom », Forbidden Stories poursuit le travail du journaliste Dom Phillips sur la forêt amazonienne, l’un des derniers remparts de la planète contre le réchauffement climatique, aujourd’hui grignoté par l’industrie de la viande. Ces six dernières années, l’équivalent d’environ 800 millions d’arbres ont été rasés près d’abattoirs qui exportent dans le monde entier, d’après de nouveaux chiffres révélés par le consortium. Un appétit mondial pour la viande qui participe à la destruction de l’Amazonie. Car les multinationales brésiliennes sur lesquelles enquêtait le journaliste continuent à écouler leur viande de bœuf issues de terres à risques, jusque dans les assiettes des consommateurs européens.

Disponible en

Par Youssr Youssef

2 juin 2023

Traduit par Sophie Stuber

Avec André Campos (Repórter Brasil), Andrew Wasley, Elisângela Mendonça, Robert Soutar (The Bureau of Investigative Journalism), Jeroen Wester, Karlijn Kuijpers (NRC), Carina Huppertz, Dajana Kollig, Julius Bretzel (Paper Trail Media), Eduardo Goulart (OCCRP)

«C’est la goutte qui fait déborder le vase », tweete le journaliste Dom Phillips en cette fin d’année 2021, alors qu’une énième enquête vient accabler les trois grandes multinationales brésiliennes du bœuf : JBS, Marfrig et Minerva. Des noms qui ne disent peut-être rien au consommateur français, mais des chiffres qui donnent le tournis. Les trois entreprises réalisent environ 70% des exportations de bœuf du Brésil. Entre Danone et Heineken, JBS fait partie des 15 géants de l’agroalimentaire, selon le classement annuel de Forbes. À elle seule, en 2022, elle dit avoir abattu en moyenne 75 000 bovins par jour, pour des clients dans plus de 190 pays. Avec environ deux fois moins de capacité, Marfrig et Minerva restent deux grands acteurs du secteur, de l’abattage à la vente, et dont l’activité se concentre surtout autour du bœuf.

Cette viande de boeuf est, de loin, la première responsable de la déforestation en Amazonie. Aussi grande que l’Europe, la forêt tropicale, abrite plus d’un dixième des espèces du monde et fait office de « puits de carbone », c’est-à-dire qu’elle absorbe plus de CO2 qu’elle n’en émet. D’où son rôle crucial pour limiter les gaz à effet de serre, et lutter contre le changement climatique qui pèse sur l’avenir de la planète. Le sujet était devenu l’une des marottes de Dom Phillips. Le correspondant du Guardian, qui avait fait du Brésil son pays d’adoption depuis 2007, avait consacré ses derniers articles à l’industrie de la viande au Brésil, avant d’être brutalement assassiné avec l’expert des populations indigènes Bruno Pereira il y a un an.

Alors que JBS s’engageait à atteindre zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2040, Dom rappelait dans son dernier papier pour le quotidien britannique daté de mars 2021 qu’une grande partie de cet objectif pouvait être atteint si « JBS mettait fin à la déforestation de ses fournisseurs en Amazonie ». Dans l’article qui précédait, le journaliste s’inquiétait par ailleurs de la demande croissante en bœuf venue de Chine « aux dépens de la forêt amazonienne ».

Pour ce deuxième volet du « Projet Bruno et Dom », qui poursuit le travail du journaliste assassiné, nous révélons comment, pour fournir entre autres la demande internationale, de Chine, mais aussi d’Europe, les trois multinationales brésiliennes de la viande sur lesquelles enquêtait Dom Phillips prennent toujours le risque de s’approvisionner auprès de fermes responsables de déforestation.

Le « blanchiment » du bétail

Comme toute industrie, les entreprises de la viande ont besoin de matière première : du bétail, qu’elles vont chercher dans les fermes près de leurs abattoirs. Aujourd’hui, JBS, Marfrig et Minerva ont l’obligation de s’assurer que leurs fournisseurs directs ne sont pas impliqués dans de la déforestation illégale. Mais avant d’arriver à l’abattoir, une bête passe en général par 2 à 3 fermes, voire plus. « Les élevages qui à la fois nourrissent, élèvent, engraissent et envoient les bêtes à l’abattoir deviennent de plus en plus rare », explique Tiago Reis, chercheur chez Trase, un projet de l’ONG Global Canopy et du Stockholm Environment Institute, pour une plus grande transparence de la chaîne d’approvisionnement.

Comme d’autres le feraient avec de l’argent, certains éleveurs se servent alors de la structure complexe du marché pour masquer la véritable origine de leur bétail. En un mot, le blanchir. Ils font ainsi passer leurs animaux d’une ferme « sale », liée ici à la destruction de la forêt, à une ferme « propre » — sans déforestation — comme une étape intermédiaire avant l’abattoir. En 2020, Dom Phillips, pour le Guardian, en partenariat avec Repórter Brasil et The Bureau of Investigative Journalism (TBIJ) avait mis au jour un exemple concret de cette pratique, et même révélé une complicité entre la multinationale JBS et l’éleveur sanctionné pour déforestation illégale.

Une nouvelle enquête, coordonnée par Forbidden Stories, en partenariat avec les journaux qui ont exposé cette précédente histoire, ainsi que le quotidien néerlandais NRC et l’agence d’investigation allemande Paper Trail Media (PTM), révèle que l’éleveur mis en cause dans l’enquête de Dom Phillips, Ronaldo Rodrigues Da Cunha, n’a pas cessé ses mauvaises pratiques. Mais pour revendre sa viande, il a trouvé un nouveau client parmi les multinationales : Marfrig, l’un des trois géants sur lesquels enquêtait Dom Phillips.

Protégez votre travail

Vous êtes journaliste et vous êtes menacé en raison de vos enquêtes ? Sécurisez vos informations auprès de Forbidden Stories.

Éleveurs de père en fils

« Dans notre famille, on vient au monde avec un pied sur terre et un œil sur l’élevage », explique en voix-off Ronaldo Rodrigues Da Cunha, dans l’émission de la chaîne Canal Rural dédiée à la promotion de l’élevage brésilien. À l’image, des boeufs à perte vue, dans les confins de l’Amazonie.

Des boeufs de l’élevage de l’agriculteur Ronaldo Rodrigues Da Cunha, dans l’État du Mato Grosso – Capture d’écran de l’émission Pecuária em Foco

L’histoire des Rodrigues Da Cunha, éleveurs de bovins depuis quatre générations, c’est aussi celle, plus large, du rapport des Brésiliens à la forêt amazonienne. Au départ, il y a le mythe. Originaire du Sud-Est du Brésil, Ronaldo n’a qu’une vingtaine d’années quand il se rend en Amazonie pour rejoindre son père qui vient d’acheter une ferme dans l’État du Mato Grosso. Nous sommes dans les années 70, sous la dictature militaire, à un moment où l’Amazonie est encore considérée comme un territoire à conquérir. Les terrains y sont vendus pour une bouchée de pain. La forêt a vocation à être le « grenier du monde, pour peu que l’on réussisse à en discipliner le milieu », comme l’explique dans l’un de ses livres le géographe François-Michel Le Tourneau, un spécialiste de l’Amazonie brésilienne au CNRS. En 2016, Ronaldo Rodrigues Da Cunha se voit même remettre la citoyenneté d’honneur de l’État du Mato Grosso pour avoir bien voulu « cr(oire) en la région ».

Voilà pour la saga familiale, en tout cas dans le récit qui en est fait sur le site internet des Da Cunha, aujourd’hui supprimé. Depuis, Ronaldo Rodrigues Da Cunha a fait du chemin et brûlé quelques terres sur son passage. L’homme est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands éleveurs de bétail du pays. Mais ce n’est pas son seul fait d’arme. En 2012, il est sanctionné par l’Ibama, l’agence environnementale du pays et doit payer près de 2,2 millions de réais, soit un peu plus de 900 000 euros de l’époque, pour déforestation illégale dans sa ferme d’Estrela do Aripuanã dans le Nord-Ouest du Mato Grosso. Dans la foulée, l’Ibama place une partie de la ferme – l’équivalent d’environ 2 000 terrains de foot – sous embargo, c’est-à-dire au repos forcé. L’élevage y est donc impossible.

De JBS à Marfrig, « les éleveurs trouvent toujours une solution »

Onze ans après la mise en place de l’embargo, la végétation n’a que peu repoussé, et l’activité n’a pas cessé. Des images satellite montrent en effet la présence d’animaux sur la parcelle sous embargo. Joint par téléphone et par mail, l’éleveur n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

Juin 2022. Des bovins qui pâturent dans la partie sous embargo de la ferme Estrela do Aripuanã de Ronaldo Rodrigues Da Cunha. Images Google Earth/Maxar analysées par SkyTruth.

Des documents confidentiels que nous nous sommes procurés attestent du transfert, en août 2022, de près de 500 bœufs d’une ferme de Ronaldo Rodrigues Da Cunha à une autre. Plus précisément, de la ferme sous embargo Estrela do Aripuanã au parc d’engraissement Estrela do Sangue, une ferme considérée comme « propre », c’est-à-dire non liée à la déforestation, à quelques centaines de kilomètres. D’autres documents confirment qu’en janvier 2023 plus de 200 bœufs sont envoyés de la ferme Estrela do Sangue à l’abattoir Marfrig dans la ville de Tangará da Serra.

Trois ans auparavant, Dom Phillips révélait un schéma similaire de blanchiment impliquant exactement les mêmes fermes, mais avec une autre destination finale. Les bœufs « blanchis » finissaient dans deux abattoirs de JBS. L’entreprise a déclaré ne plus s’y approvisionner. Aujourd’hui, la viande des Da Cunha se retrouve chez Marfrig, la deuxième plus grande entreprise de viande de bœuf du Brésil, dans un abattoir de la multinationale déjà connu pour s’être approvisionné dans des terres où vivaient une communauté indigène, comme le révélait notre partenaire TBIJ l’an dernier. D’après les données commerciales analysées par le média, depuis 2014, l’abattoir a exporté pour plus d’un milliard d’euros de produits bovins.

« Ce pâturage, où vivent les Blancs, était notre village », s’exprimait auprès de TBIJ Xinuxi Mỹky, leader de la communauté indigène dont le territoire a été envahi par des éleveurs. Leur ferme livrait ses bœufs à l’abattoir Marfrig de Tangará da Serra. – © Typju Mỹky, Coletivo Ijã Mytyli de Cinema Manoki e Mỹky

Pour revendre leur viande, « les éleveurs trouvent toujours une solution », explique Lisa Rausch, chercheuse sur les politiques de la déforestation au Brésil, à l’université du Wisconsin. « Chaque animal vaut beaucoup d’argent, 1000 dollars par exemple, alors ils le vendent à qui prend : à un grand abattoir, à un petit abattoir qui ne fait pas de vérification, ou à une autre ferme qui le revendra par la suite. »

Tout en condamnant la pratique de « blanchiment de bétail », Marfrig a reconnu s’être approvisionné auprès de la ferme Estrela Do Sangue. L’entreprise se dit prête à « prendre des mesures appropriées (…) si des irrégularités sont constatées », mais a tenu à préciser que la ferme n’était pas soumise à un embargo. « Ils insistent toujours sur leurs fournisseurs directs en affirmant qu’ils contrôlent et surveillent la chaîne d’approvisionnement, mais les fournisseurs indirects constituent leur grande faiblesse », réagit Mariana Gameiro de l’ONG Mighty Earth.

Soutenez-nous, nous enquêterons​

Nous avons besoin de votre aide pour exposer ce que les ennemis de la presse cherchent à taire.

La demande internationale, complice de la destruction de l’Amazonie

La viande de bœuf qui provient de zones déforestées peut donc, à travers les années, se retrouver chez une multinationale ou une autre, avant d’être vendue au consommateur, qu’il soit brésilien ou étranger. Car les abattoirs du pays exportent environ 20 % de leur viande. Autour de 1 % de la production totale brésilienne finit en Union européenne et au Royaume-Uni, une part qui peut sembler petite, mais qui correspond à environ 100 000 tonnes par année.

Grâce à une analyse exclusive réalisée par l’institut de recherche AidEnvironment pour le consortium, nous avons tenté de comprendre comment ces exportations participent à la déforestation. Ces six dernières années, 17 000 km², soit l’équivalent d’environ 800 millions d’arbres ont été décimés dans les zones où s’approvisionnent une vingtaine des plus gros abattoirs exportateurs de l’Amazonie (voir la méthodologie en fin d’article). Parmi ces abattoirs, 13 appartiennent au géant JBS, trois à Minerva, et six à Marfrig, chez qui l’éleveur Ronaldo Da Cunha envoie ses bêtes.

« L’Amazonie ne peut pas se permettre de perdre autant d’arbres… cela a des implications planétaires. » s’est inquiété auprès du consortium Alex Wijeratna, de l’ONG Mighty Earth. Rien que ces quarante dernières années, plus de 17% de la forêt amazonienne a été détruite, alors que les scientifiques estiment le « point de bascule » de l’Amazonie autour de 20 à 25 %. À ce stade-là, la forêt tropicale ressemblerait de plus en plus à une savane et le fameux « rempart » contre le changement climatique pourrait s’écrouler.

En 2020, l’enquête de Dom Phillips et de ses collègues montrait que, une fois blanchie, la viande de bœuf des Da Cunha issue de la déforestation se retrouvait dans des abattoirs de JBS autorisés à exporter, notamment à Hong-Kong, le plus gros importateur de bœuf brésilien. Trois ans plus tard, avec le changement d’abattoir, les documents que nous avons consultés indiquent que les bœufs des Da Cunha revendus à l’abattoir Marfrig de Tangará da Serra peuvent aussi être exportés vers l’Union européenne, puisque sur le papier, ils répondent aux exigences sanitaires.

L’effet Rotterdam

Chez les grossistes néerlandais Makro, Sligro et Hanos, le long d’allées un peu froides, réservées d’habitude à des restaurateurs ou propriétaires d’hôtels du pays, nos partenaires de NRC ont retrouvé des produits réfrigérés ou congelés provenant du même abattoir Marfrig de Tangará da Serra. Sur l’un des morceaux de viande, la date de l’abattage de l’animal : le 19 janvier 2023, le même jour où des animaux de la ferme Estrela Do Sangue de Ronaldo Da Cunha ont aussi été abattus, d’après les données publiques disponibles sur le site de Marfrig. Impossible de prouver qu’il s’agit des mêmes animaux puisque les étiquettes ne donnent pas d’information sur les fermes d’origine.

Boeuf trouvé chez le grossiste néerlandais Makro, qui appartient au groupe allemand Metro. Le numéro SIF 1751 est l’agrément sanitaire de l’abattoir de Marfrig Tangará da Serra

Aucune des entreprises en cause n’a contesté nos découvertes. Makro a reconnu « des problèmes dans le passé » avec cet abattoir sans commenter le nouveau cas présenté. Sligro a justifié ces importations pour faire face à une demande exceptionnelle après le Covid. Hanos, s’est dit « choqué » par notre enquête, et effectue des recherches sur leurs importateurs pour « prendre les mesures nécessaires ». NRC a également contacté plusieurs restaurants du pays proposant de la viande brésilienne, seule la chaîne Loetje, avec plus de 30 enseignes, a répondu à sa demande. Elle a confirmé s’approvisionner auprès de l’abattoir mais dit avoir cessé immédiatement à la suite de nos révélations. « Chaque steak qui contribue à la déforestation est un steak de trop » nous a déclaré Loetje.

Parmi les autres clients de l’abattoir Marfrig qui s’approvisionne chez les Da Cunha, on retrouve par exemple Jacobsen, un grossiste en viande allemand. Sur son site internet, l’entreprise prétend pourtant qu’aucun de ses partenaires n’opère dans la région amazonienne. Elle n’a pas répondu à nos demandes.

L’enquête nous a également permis de relier cet abattoir à Nestlé. L’usine de Tangará da Serra apparaît en effet dans la liste des fournisseurs du groupe disponible en ligne à date de parution de cet article. Le géant de l’agro-alimentaire, interrogé par notre partenaire Paper Trail Media, a par ailleurs confirmé que du bœuf brésilien a été utilisé dans des produits allemands jusqu’en mars dernier. Contacté ensuite par le consortium, le groupe a nié être encore client de l’abattoir, et a refusé de donner des éléments plus précis sur ses importations en Europe.

La viande fait donc le trajet de l’Amazonie, depuis la ville de Tangará da Serra, jusqu’en Allemagne, aux Pays-Bas… mais pas uniquement. Car la viande qui arrive dans les ports n’y reste pas toujours. Une partie de la viande exportée au Pays-Bas est par exemple revendue en Europe ou ailleurs. C’est l’« effet Rotterdam », du nom de la ville portuaire qui fait office de hub international. Et c’est là qu’on perd la trace de la viande.

Cette viande, qui vient potentiellement de terres déforestées, se retrouve donc un peu partout en Europe, sans qu’on ne sache où exactement. Une situation qui rend pour l’instant une loi européenne votée le mois dernier difficilement applicable. Ce texte, qui devrait pleinement entrer en vigueur d’ici 2025, vise à ce que plusieurs produits, dont la viande de bœuf, issus de la déforestation, ne puissent plus se retrouver sur le marché européen. Une loi plutôt saluée par les ONG, qui restent inquiètes des « trous dans la raquette », d’autant qu’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur, comprenant le Brésil, pourrait augmenter les exportations.

Pour la viande cuite, une traçabilité qui laisse à désirer…

Dans le jeu de piste de la chaîne d’approvisionnement, il y a des produits plus difficiles à tracer que d’autres. C’est le cas de la viande cuite, dont l’origine se perd d’un bout à l’autre de la chaîne. Au départ, pour s’assurer que les produits importés par l’Union européenne sont garantis sans déforestation, « la seule option possible est un système de marquage à l’oreille avec une traçabilité au niveau de l’animal. », explique la chercheuse américaine Lisa Rausch. Un système qui est déjà obligatoire sur une partie du parcours des bœufs destinés à l’Europe, mais pas pour la viande cuite.

Or, une viande cuite en particulier se retrouve volontiers dans les cuisines françaises : la langue de bœuf. D’apparence, c’est un pur produit du terroir. « On mangeait ça chez les grands-parents, on mangeait ça le dimanche, chez nous c’était le plat de fête ! » s’enthousiasme la cuisinière Maïté dans une vidéo d’archive de l’INA. Aujourd’hui, on la cuisine plus rarement chez soi, mais dans la famille des abats, la langue de bœuf est restée un « produit phare » de la restauration collective, qui inclut notamment les hôpitaux ou les écoles. D’après une étude de 2013 commandée par FranceAgriMer — un office sous la tutelle du Ministère de l’Agriculture — et jamais renouvelée depuis, cette langue de bœuf a en effet des chances d’être importée du Brésil.

Mais aucun chiffre précis sur les importations n’est donné par le rapport. Et pour cause, les langues de bœuf cuites n’ont pas de code douanier qui les distingue des autres plats préparés à base de viande. Ce qui rend leur suivi encore plus difficile.

Affiche de l’origine de la viande dans une cantine scolaire en France. Il n’y a en réalité pas d’obligation de le faire pour des viandes déjà préparées comme la langue de bœuf achetée cuite.

Importées déjà cuites, les langues de bœuf sont une solution idéale pour les services de restauration collective comme les écoles ou les hôpitaux. C’est un produit moins cher et plus rapide à servir qu’une langue de bœuf fraîche ou congelée, qui demande plusieurs heures de préparation. Un atout en termes de budget mais une mauvaise nouvelle pour la transparence.

Une absence de transparence côté européen

Pour tenter de retracer l’origine de ce produit au Brésil, nous avons lu attentivement les notices des grossistes qui fournissent les cantines ou restaurants d’entreprise. Certains d’entre eux mettent à disposition leur catalogue en ligne avec des conseils pratiques ou des idées de présentation. Pour ses clients, le grossiste Pomona, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, suggère par exemple d’échanger sur les menus le terme de « langue de boeuf sauce piquante » par un alléchant « fondant de boeuf sauce forte » et d’ajouter de la moutarde pour faire passer le tout. Quelquefois, en plus de ces judicieux conseils, le grossiste indique aussi l’origine précise du produit. C’est moins facile d’accès et il faut savoir décrypter des codes. Pour la langue de bœuf Pomona, nous avons trouvé un numéro d’agrément sanitaire : SIF 337. Un numéro qui permet d’identifier l’abattoir d’où provient la viande et que les acteurs de la filière ne communiquent pas toujours facilement.

Information sheet on a beef tongue from wholesaler Pomona

D’autres fournisseurs de restaurants collectifs, comme Sysco et Espri Restauration, qui proposent dans leur catalogue des langues de boeuf d’Amérique Latine, n’ont pas donné suite à nos demandes. Certains ont opposé « des raisons de confidentialité et de concurrence ». Nous nous sommes également adressés à la marque Maison Larzul et au groupe Jean-Hénaff, dont les langues de boeuf, malgré leur origine non-européenne, sont présentées comme des « produits régionaux » sur le site de Carrefour. Le groupe Jean-Hénaff nous a confirmé importer de la langue de bœuf du Brésil, mais aucune des deux marques n’a communiqué son numéro SIF.

Le numéro est pourtant un code précieux pour remonter la chaîne d’approvisionnement et en savoir plus sur l’origine de la viande. Sous le numéro d’agrément sanitaire 337 par exemple, se cache en fait l’abattoir Lins de JBS, dans l’État de São Paulo. C’est l’une des grandes usines de transformation de viande bovine du pays et un important exportateur pour les États-Unis et l’Europe. Même si elle est située en dehors de l’Amazonie, impossible de s’assurer que les produits qui ressortent de l’entrepôt soient garantis zéro-déforestation. D’abord, parce JBS Lins s’approvisionne en morceaux de viande issus d’abattoirs du groupe situés dans tout le Brésil, même jusqu’au Pará, un État amazonien. Des faits que JBS n’a pas souhaité commenter. Ensuite, parce que l’usine avait déjà été épinglée par notre partenaire Repórter Brasil, qui y avait rapporté plusieurs cas de blanchiment de bétail. Des révélations qui étaient au cœur de l’investigation que Dom Phillips citait dans son tweet comme « la dernière goutte qui fait déborder le vase ». Une enquête qui avait alors conduit plusieurs supermarchés européens à retirer de leurs étals les produits de cette usine, ainsi que d’autres abattoirs.

Une preuve de plus pour Alex Wijeratna de l’ONG Mighty Earth, qui avait participé à cette enquête, que ce sont toujours « les chercheurs, les journalistes et la société civile qui se retrouvent à vérifier que les engagements sont tenus ». Dom Phillips y a consacré sa vie, d’autres ont pris la relève.

Methodologie

Comment ont été calculés les 17 000 km² de déforestation ?

L’étude porte sur les zones d’achats de 22 abattoirs parmi la trentaine se situant en Amazonie brésilienne et autorisés à exporter, possédés par les trois grandes multinationales brésiliennes du bœuf : JBS, Minerva et Marfrig. Les abattoirs ont été choisis, après examen de données commerciales, parmi ceux ayant le plus exporté ces dernières années en direction de l’Union européenne, du Royaume-Uni, ou encore de la Chine. D’autres entreprises s’approvisionnent en bétail dans les mêmes zones d’achat.

Aujourd’hui, il est quasi-impossible de connaître l’ensemble des fermes auprès desquelles s’approvisionnent un abattoir, un bœuf pouvant passer par plusieurs lieux avant sa destination finale. Alors qu’elles s’étaient engagées auprès de Greenpeace à contrôler leurs fournisseurs indirects dès 2011,JBS, Marfrig et Minerva n’en sont toujours pas à ce stade.

Pour obtenir le chiffre de la déforestation, une méthode consiste alors à s’intéresser aux zones d’achats des abattoirs. Déterminées par l’ONG brésilienne Imazon à partir de différents facteurs, comme l’étude des routes, les distances maximales et d’autres informations confirmées par des experts, elles correspondent ici aux fermes qui entourent les abattoirs et auprès desquels il est raisonnable de dire qu’ils peuvent s’approvisionner. C’est à partir de ces dernières et de l’étude d’images satellites que la déforestation a été mesurée. Une méthode qui a été critiquée par JBS, tandis que Minerva et Marfrig se sont bornées à nous rappeler leurs différents engagements contre la déforestation et le contrôle de leurs fournisseurs directs. Marfrig a également déclaré contrôler 80% de ses fournisseurs indirects dans la forêt amazonienne.

À lire aussi

propaganda-machine_about_5
propaganda-machine_about_1
propaganda-machine_about_4