Articles
Gaza Project

« Le tombeau du droit international » : comment Israël tente de s’exonérer de ses responsabilités juridiques

Depuis 2001, près de 200 journalistes ont été tués par l’armée israélienne, dont plus de 170 depuis le début de la guerre actuelle à Gaza. Pourtant, même dans les cas les plus extrêmes, Israël n’a jamais désigné de responsable selon le Comité de Protection des Journalistes. Dans le deuxième volet du Gaza Project, Forbidden Stories et ses partenaires révèlent comment Israël a œuvré pour entraver les enquêtes sur le rôle de son armée dans la mort de civils.

Funérailles de Samer Abu Daqqa, caméraman pour Al Jazeera, tué pendant un reportage le 15 décembre 2023. (Crédit : Belal Khaled / Anadolu).

Points clés
  • Les meurtres de journalistes restent impunis, même dans des cas de ciblage manifeste.
  • Des documents internes et différentes sources pointent un effort coordonné de ministères israéliens et d’associations pro-israéliennes, pour contrecarrer des ONG israéliennes, palestiniennes et étrangères qui luttent pour la justice.
  • Les dispositifs d’enquêtes internes mis en place par l’armée israélienne tentent d’empêcher la Cour Pénale Internationale d’identifier et d’instruire les dossiers.
  • Certains journalistes et ONG ont été qualifiés de terroristes, sans qu’Israël ne fournisse de preuve tangible pour étayer ces allégations.

Par Mariana Abreu

27 mars 2025

Avec la participation de Eloïse Layan, Magdalena Hervada (Forbidden Stories) et Maria Retter (Paper Trail Media)

Le 15 décembre 2023, le caméraman Samer Abu Daqqa filmait la destruction de Khan Younis, au sud de Gaza, quand il a été touché par un tir de drone israélien.

Après avoir attendu les ambulances pendant cinq heures, les secours ont retrouvé son corps déchiqueté et son gilet presse posé contre un mur. 

Le 11 mai 2022, Shireen Abu Akleh, journaliste pour Al Jazeera couvrait un raid de l’armée israélienne sur un camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée. Malgré son équipement de protection et son gilet clairement bardé du mot “Press”, elle est touchée en pleine tête par la balle d’un sniper israélien

Le 6 avril 2018, Yasser Murtaja, un photographe gazaoui de 30 ans, co-fondateur d’Ain Media, couvrait la « marche du retour » près de la frontière, paré de son gilet de journaliste quand, peu après midi, il a lui aussi été victime d’un tir de sniper israélien

Dans la vie, Yasser, Shireen et Samer partageaient une terre natale et un gilet de presse. Désormais, ils partagent l’absence d’une décision de Justice. Certes, leurs cas ont été examinés par le département juridique de l’armée israélienne mais personne n’a jamais été tenu pour responsable. Les autorités israéliennes ont d’abord accusé des combattants palestiniens d’avoir tué Shireen Abu Akleh, avant d’admettre qu’un soldat israélien était probablement à l’origine du tir. Pourtant, aucune mesure pénale ni disciplinaire n’a été prise. Ni l’armée israélienne, ni l’avocat général militaire n’ont fait de commentaires sur l’avancement des enquêtes sur les morts de Yasser Murtaja et Samer Abu Daqqa.

Depuis le début de la guerre menée par Israël à Gaza, à la suite des attaques terroristes du Hamas le 7 octobre, plus de 170 journalistes ont été tués, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier pour la presse depuis le premier recensement par le Comité de Protection des Journalistes (CPJ) en 1992. Entre 2001 et la guerre actuelle, au moins 18 journalistes palestiniens et 2 étrangers avaient été tués par l’armée israélienne. Selon le CPJ, personne n’a jamais été inculpé.

Après avoir attiré l’attention de la communauté internationale, les cas de Yasser Murtaja, Shireen Abu Akleh, et Samer Abu Daqqa ont été transmis au Mécanisme d’Évaluation des Faits de l’État-Major Général (FFAM) de l’armée israélienne, avant de disparaître dans des circonstances opaques. Fondé en 2014, le FFAM est chargé de mener des instructions préliminaires en cas de suspicion de crimes de guerre et conseille l’Avocat Général Militaire sur d’éventuelles poursuites pénales. En mai 2024, l’armée israélienne a annoncé qu’elle examinait des centaines d’incidents en lien avec la guerre à Gaza. 

Description : Une enquête sur l’assassinat de Shireen Abu Akleh, menée par Forensic Architecture et le département d’enquête d’Al-Haq, contredit les conclusions de l’armée selon lesquelles le tir aurait été accidentel.

« Voué à l’échec »

Mais les défenseurs des droits humains ne nourrissent guère d’illusions : « Ça prend des années, et même si une enquête est ouverte, les éléments recueillis pendant les investigations demeurent ensuite inaccessibles et confidentiels », explique Yahav Erez, coordinatrice internationale du plaidoyer pour l’ONG israélienne Yesh Din. « C’est voué à l’échec ». En 2024, cette organisation pour la protection des droits des Palestiniens vivant sous occupation, a publié un rapport révélant que sur les 664 plaintes adressées au FFAM au cours de la dernière décennie, 81,6% ont été classées sans suite et seulement 0,17% ont donné lieu à des poursuites.  

« Il ne faut pas s’attendre à beaucoup d’inculpations relatives à la conduite opérationnelle [des militaires]», explique à Forbidden Stories Eran Shamir-Borer, directeur du Centre pour la sécurité et la démocratie de l’Institut Israélien de la Démocratie et ancien chef du département de droit international de l’armée israélienne. « Regardez : dans n’importe quelle armée dans le monde – le Royaume-Uni, l’Australie, les États-Unis… Les inculpations sont extrêmement rares ». L’existence d’un tel département juridique est en soi, selon M. Shamir-Borer, « une indication de l’importance que l’armée accorde au droit international ». 

Une note interne du bureau du procureur général d’Israël, que Forbidden Stories a pu consulter, reconnaît que si les dispositifs d’enquête sont essentiels pour l’État de droit, ils servent également de « couche protectrice pour l’État et ceux qui agissent en son nom contre l’exercice de l’autorité par les tribunaux internationaux et les cours étrangères ». En d’autres termes, le gouvernement israélien estime que son système judiciaire protège l’armée de poursuites à l’international. Et dans les très rares occasions où des condamnations sont prononcées en Israël, « elles sont totalement dérisoires par rapport à la gravité potentielle des faits », estime François Dubuisson, professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles.

Voilà pourquoi certains experts et organisations internationales que nous avons interrogés, le FFAM est – plutôt qu’un outil pour désigner des coupables – un moyen pour Israël de se soustraire aux poursuites internationales : en enlisant les enquêtes dans des procédures nationales obscures, Israël empêche la Cour Pénale Internationale de poursuivre des individus pour crimes de guerre. En effet, le principe dit de complémentarité prévoit qu’une affaire n’est pas recevable devant la CPI si une poursuite est déjà engagée pour les mêmes crimes devant un tribunal national. Mais d’après ces mêmes experts, Israël s’est dérobé à ses obligations au regard du droit international, créant un vide juridique qui permet dès lors à la CPI d’intervenir. 

En réponse à une demande du consortium, le ministère de la Justice israélien a déclaré que si « des allégations crédibles font craindre qu’une violation du droit humanitaire international ait été commise, le système juridique israélien est disposé et apte à examiner ces allégations » et ajouté qu’il est « mieux équipé pour le faire que les tribunaux étrangers ou internationaux ».

The International Criminal Court, Tony Webster (credit: Wikimedia Commons)

Répression de la société civile

Cette exploitation du principe de complémentarité n’est pas la seule stratégie utilisée par Israël pour échapper aux gardes-fous internationaux. Notre consortium a découvert que le ministère de la Justice se coordonne avec ses homologues du ministère des Affaires Étrangères et avec des relais dans la société civile pour tenter de réduire les financements d’organisations qui engagent des actions judiciaires en Israël et à l’international. Parmi les principaux acteurs de cette stratégie, on peut citer NGO Monitor, une organisation israélienne qui milite contre les organisations internationales critiques d’Israël. 

Selon des documents internes de l’ex ministère des Affaires Stratégiques, datant de 2020 – et obtenus par Itamar Benzaquen, journaliste pour notre partenaire The Seventh EyeNGO Monitor fait partie d’un réseau mondial d’organisations entretenant des liens étroits avec le gouvernement israélien. Des fuites de mails du ministère de la Justice israélien, obtenues par l’association Distributed Denial of Secrets et partagées avec Forbidden Stories, montrent par ailleurs des échanges réguliers entre NGO Monitor et certains hauts fonctionnaires du ministère. Ces discussions portaient sur l’affaiblissement de différents groupes de la société civile dont le Norwegian Refugee Council (NRC), une association européenne qui fournit une aide juridique et humanitaire aux communautés déplacées à travers le monde, notamment en Palestine. 

Sollicitée par notre consortium, NGO Monitor encourage « les gouvernements du monde entier à adopter des politiques plus responsables (et) plus transparentes en ce qui concerne l’activité et le financement des ONG ». Le ministère de la Justice n’a pas répondu à nos questions concernant le NRC. Ce dernier déclare à Forbidden Stories que « le gouvernement israélien doit répondre de ses actes dans le cadre de son système juridique et judiciaire interne ».

Le ministère israélien de la Justice a souhaité que sa réponse soit publiée dans son intégralité (Crédit : Capture d’écran / Forbidden Stories)

En 2021, Israël a désigné six ONG palestiniennes comme « terroristes », ce qui a poussé l’Union Européenne et certains États membres à suspendre leur financement pour un an. Cependant, « dans aucun de nos exercices d’audit interne ou externe, nous n’avons trouvé de preuve de violation des obligations contractuelles et financières des ONG qui avaient signé des conventions de subvention avec l’UE », nous déclare aujourd’hui Sven Kühn von Burgsdorff, alors chef de la délégation de l’UE en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et auprès de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens. 

Les mêmes conclusions ont été tirées par les ministères des Affaires Étrangères belge, danois, français, allemand, irlandais, italien, néerlandais, espagnol et suédois pour qui « aucune information substantielle n’a été reçue de la part d’Israël qui justifierait une révision de notre politique à l’égard des six ONG palestiniennes ». Chez ces dernières, on souligne la rigueur des procédures européennes. Pour Brad Parker, ancien conseiller juridique de Defense for Children International-Palestine – l’une des six organisations mises en cause – « les organisations palestiniennes font probablement l’objet des contrôles de conformité les plus minutieux qui soient comparés à n’importe quelle autre société civile dans le monde ». Sven Kühn von Burgsdorff nous confie que « dans le cadre du financement de projets en Palestine par l’Union Européenne, nous étions surveillés de très près par le gouvernement israélien et ses services de renseignement, ainsi que par des organisations pro-israéliennes ».

« Diffamation, délégitimation, criminalisation des journalistes »

Des accusations de liens avec le terrorisme ont aussi été largement proférées à l’encontre de journalistes tués à Gaza. Parmi eux, Ismail Al-Ghoul d’Al Jazeera, tué dans une frappe de drone le 31 juillet 2024. Pour justifier cette attaque, l’armée israélienne a publié une capture d’écran retouchée d’un fichier qu’elle dit avoir trouvé dans un ordinateur du Hamas. Ce document affirmait qu’Ismail Al-Ghoul, né en 1997, était ingénieur militaire du Hamas en 2007. Il aurait alors occupé ces fonctions à l’âge de 10 ans. L’armée israélienne n’a pas fait de commentaire sur l’authenticité présumée de ces documents.

Au moment de sa mort, pendant la « marche du retour », Yasser Murtaja avait lui aussi été désigné comme « un membre de la branche militaire du Hamas » par le ministre de la Défense d’alors. Avigdor Liberman n’avait avancé aucune preuve. Pourtant, le Washington Post indique que Murtaja avait été contrôlé par le gouvernement américain, et jugé apte à recevoir une bourse de l’Agence américaine pour le développement pour son entreprise Ain Media. Cette approbation, à l’issue de cette procédure très stricte, suppose que Murtaja n’entretenait aucun lien avec des groupes terroristes.

Yasser Murtaja filmant avec un drone, (credit: via Facebook).

« Les tentatives de diffamation, de délégitimation et de criminalisation des journalistes qui font leur travail sont scandaleuses et irresponsables, car elles les mettent encore plus en danger », déclare le CPJ au Gaza Project. Contactés par notre consortium, trois anciens soldats israéliens déployés à Gaza et ses alentours l’année dernière ont constaté que l’armée israélienne ne faisait pas toujours de distinction claire entre les civils et les militants – une situation qui, selon eux, affecte aussi les journalistes. 

Associer les Palestiniens à des « terroristes » nuit aussi aux organisations qui les défendent. LONG israélienne Gisha, qui tente d’obtenir des évacuations médicales pour les civils de Gaza, raconte que ses audiences devant la Cour Suprême sont régulièrement perturbées par l’extrême-droite. « Physiquement, [les institutions] nous sont toujours ouvertes », ajoute Tania Hary, directrice exécutive de l’ONG. « Mais je dirais qu’il y a une certaine hostilité de la part des représentants de l’État envers nous, parfois des juges eux-mêmes, qui font des commentaires désobligeants. Comme si nous représentions l’ennemi ». 

En février, le parlement israélien a voté un amendement visant à bloquer toute coopération avec la CPI et sanctionne celles et ceux qui y prennent part, avec des peines pouvant aller jusqu’à l’incarcération. « L’activité de la Cour pénale internationale de La Haye (…) représente un réel danger pour l’État de droit dans l’État d’Israël », peut-on lire dans l’exposé du texte de loi.

L’hostilité croissante d’Israël à l’égard de la CPI est aussi bien ancrée dans les branches juridiques de l’armée. « On parle du plus grand tribunal fantoche au monde », déclare le lieutenant-colonel Maurice Hirsch, ancien procureur militaire en chef. « Je pense que les gens nourrissent de grands espoirs envers le droit pénal pour remédier aux tragédies de la guerre. Mais même dans les pays démocratiques, très attachés à l’État de droit, ce n’est jamais la solution », ajoute Eran Shamir-Borer, l’ancien chef du département de droit international de l’armée. Selon la note du bureau du procureur général que nous avons pu consulter, les autorités ont réussi à classer « des dizaines d’affaires pénales et civiles engagées dans le monde entier contre l’État et ses hauts fonctionnaires, ce qui a retardé et entravé une enquête de la CPI sur Israël pendant plus de dix ans ».

Voilà qui interroge Wouter Werner, professeur de droit international au Centre pour la Politique du Droit Transnational à Amsterdam : « Si on prétend être une démocratie, on doit être plus enclin à rendre des comptes. Si on invoque l’État de droit pour éviter ses responsabilités, de quel genre de concept de démocratie s’agit-il ? »

Shireen Abu Akleh, Al Jazeera Media Network, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Pendant ce temps, les familles des journalistes tués ne trouvent aucune consolation. Al Jazeera a bien déposé plainte auprès du bureau du procureur de la CPI et à ce stade, l’enquête est toujours en cours. « Nous espérons que la CPI enquêtera et poursuivra les responsables afin qu’ils répondent de leurs actes » déclare à Forbidden Stories Rodney Dixon, un avocat de la chaîne. Trois ans après la mort de sa tante, Lina Abu Akleh décrit la multiplication des attaques contre les journalistes comme « très traumatisante. Si quelqu’un avait été tenu pour responsable du meurtre d’un journaliste, même bien avant que Shireen ne soit prise pour cible, elle serait encore avec nous aujourd’hui. Malheureusement, le cycle de l’impunité continue de se répéter » déclare la jeune femme à Forbidden Stories.

« La Palestine, aujourd’hui, c’est l’ordre international qui se casse la figure, parce qu’il a été incapable, alors qu’on a tous les mécanismes, de mettre un terme à cette guerre », affirme la docteure Insaf Rezagui, chercheur en droit international à l’Institut français du Proche-Orient. « La Palestine c’est le tombeau du droit international ».

Voir aussi

Cover
Affiche_YQ
Gaza Project Journalist