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« C'était un tir direct » : Fadi Al-Wahidi reçoit une balle dans le cou malgré son gilet presse
Le 9 octobre 2024, alors qu’il est en reportage près de Jabaliya avec plusieurs de ses collègues, le journaliste gazaoui Fadi Al-Wahidi reçoit une balle dans le cou. Les témoins affirment que l’attaque a été menée par un « quadcopter israélien ». Forbidden Stories et ses partenaires ont reconstitué cet événement, au cours duquel Fadi Al-Wahidi a perdu l’usage de ses deux jambes.
- Des images obtenues en exclusivité dans le cadre du Gaza Project montrent Fadi Al-Wahidi prenant la fuite dès les premiers tirs dirigés contre ses collègues et lui.
- Les comptes-rendus médicaux des hôpitaux de Gaza et d'Égypte font état d'un grave traumatisme de la moelle épinière. L'analyse d'un expert médico-légal indique que la balle a été tirée depuis un point en hauteur.
- La zone dans laquelle se trouvait Fadi Al-Wahidi au moment de l'attaque ne faisait pas partie des zones à évacuer, d'après les informations communiquées par l'armée israélienne.
- Plusieurs demandes d'évacuation de Fadi Al-Wahidi et de sa mère ont été refusées sans explications par le ministère israélien de la Défense. Ils ont dû attendre 122 jours avant de pouvoir quitter Gaza.
Par Sofía Álvarez Jurado
27 mars 2025
Avec la participation de Anouk Aflalo Doré, Frédéric Métézeau, Mariana Abreu, Youssr Youssef, Samer Shalabi (Forbidden Stories), Farah Jallad, Hoda Osman, Zarifa Abou Qoura (ARIJ), Carlos Gonzales (Bellingcat), Luisa Hommerich, Nicolás Pablo Grone, Yassin Musharbash (Die Zeit)
Fadi Al-Wahidi aurait dû fêter ses vingt-cinq ans le 2 janvier 2025 dans la bande de Gaza, entouré de sa famille, de ses amis et de ses collègues. Parmi eux, Anas Al-Sharif d’Al Jazeera. Cette journée aurait certainement ressemblé à toutes les autres, passées à documenter sans relâche la destruction de sa ville, Jabaliya, depuis un an.
Mais c’était sans compter la balle qui lui a traversé le cou lors d’une mission au début du mois d’octobre 2024. Ce jour-là, il était clairement identifié comme journaliste. Ses jambes demeurent paralysées depuis cette attaque. « C’était un tir direct », se remémore Fadi Al-Wahidi au cours d’une interview accordée à Forbidden Stories depuis son lit d’hôpital à Gaza. Il perdra connaissance à quatre reprises pendant cet échange.
Faute de fêter son anniversaire aux côtés de ses amis et collègues, le journaliste publie un message sur son compte Instagram : « Je n’aurais jamais imaginé commencer une nouvelle année de ma vie ‘paralysé’, incapable de tenir sur mes propres jambes… 85 jours se sont écoulés — chacun d’entre eux me semble avoir duré un millier d’années. »
Ce matin du 8 octobre 2024, le monde retient son souffle en écoutant Benyamin Netanyahou s’adresser au peuple et au gouvernement libanais. En anglais, le Premier ministre israélien promet au Liban des « destructions et souffrances comme celles que nous voyons à Gaza », s’il ne se soulève pas contre le Hezbollah.
Le lendemain, une équipe de journalistes, composée de Fadi Al-Wahidi et d’Anas Al-Sharif, se rend sur le terrain pour couvrir le cinquième jour consécutif de l’offensive menée par la 162e division israélienne sur Jabaliya. Les journalistes se fraient un chemin jusqu’au quartier d’Al Saftawi pour documenter le déplacement des civils. « Nous savions qu’il s’agissait d’une zone sûre et que les gens fuyaient depuis le nord de la bande de Gaza vers l’ouest de la ville de Gaza », retrace Fadi Al-Wahidi.
La veille de l’attaque, l’armée israélienne publie une carte sur les réseaux sociaux, annonçant « une opération forte sur Jabaliya » et demandant aux habitants d’évacuer les zones les plus exposées. Ces zones sont représentées en rouge sur la carte ci-dessous, qui reprend le même code couleur que la carte originale publiée la veille par l’armée israélienne.
Grâce à des outils de géolocalisation, Forbidden Stories et ses partenaires ont pu confirmer qu’au moment de l’attaque, le groupe de Fadi Al-Wahidi ne se trouvait pas dans une zone à évacuer. L’emplacement où le groupe couvrait l’avancée israélienne apparaît en jaune sur la carte, près de la limite avec les zones rouges.
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Chronologie d'une attaque
La dernière vidéo publiée par Fadi Al-Wahidi sur Instagram avant l’attaque est postée vers midi (heure palestinienne). Filmée au rond-point Abu Sharkh de Jabaliya, on y voit des civils fuyant parmi les décombres et dans le vacarme incessant des tirs en arrière-plan. « Au plus proche de l’incursion de l’armée d’occupation, la situation est dramatique », peut-on lire en légende.
Une dizaine de minutes plus tard, Anas Al-Sharif publie une vidéo très similaire sur Twitter. « Nous venons d’essuyer des tirs de drones israéliens alors que nous faisions notre travail de journalistes, écrit-il dans son post. Toutes les personnes qui essayaient de fuir le camp ont été prises pour cible ».
Dans l’après-midi, l’équipe de journalistes se souvient de s’être dirigée vers le quartier d’Al Saftawi, qui sépare les villes de Gaza et de Jabaliya, dans le nord du territoire. Parmi eux, Islam Bader, de la chaîne Al Araby TV, assure à Forbidden Stories et ses partenaires que la majorité des membres du groupe portaient des gilets siglés « Press » à ce moment-là. Une affirmation corroborée par les nombreuses publications effectuées sur les réseaux sociaux, presque en temps réel.
L’intégralité des vidéos publiées ce jour-là montrent Fadi Al-Wahidi vêtu d’une chemise à rayures bleues et blanches, surmontée d’un gilet de presse. C’est toujours le cas dans les séquences filmées juste avant l’attaque et immédiatement après, alors que le journaliste gît au sol. Les images capturées par Al Araby et Al Jazeera qui ont circulé par la suite montrent que du matériel de journalisme — incluant de grandes antennes de télévision — était aussi disposé en évidence autour du groupe.
Quelques instants avant l’attaque, Al-Wahidi a enregistré une dernière vidéo, qui n’a jamais été diffusée. Ces images montrent la scène du point de vue du journaliste, alors que lui et ses collègues semblent fuir quelque chose que notre consortium n’a pas été en mesure d’identifier avec certitude. On y voit Fadi Al-Wahidi courir pendant seize secondes, avant que l’enregistrement ne soit brusquement interrompu, au moment où il reçoit une balle dans la gorge et s’effondre. Selon les métadonnées d’une autre vidéo tournée sur place, il est alors 16h53.
Une vidéo enregistrée par ses collègues juste après la frappe fait rapidement le tour de l’internet. On y découvre le corps inanimé de Fadi Al-Wahidi, visage écrasé sur le trottoir. Le mot « Press » est clairement visible sur son gilet. Sur les réseaux sociaux, les internautes ne tardent pas à faire le rapprochement entre cette image et celles capturées juste après l’attaque qui a coûté la vie à la célèbre journaliste d’Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, alors qu’elle était en mission à Jénine (Cisjordanie occupée) le 11 mai 2022 [voir 1, 2].
Le compte-rendu rédigé à l’hôpital Al-Shifa de Gaza, auquel notre consortium a eu accès en exclusivité, indique que l’examen réalisé à 17h32 (heure palestinienne) conclut à un grave traumatisme de la moelle épinière. Deux vertèbres ont été fracturées par le projectile, entraînant une compression de la moelle et une paralysie des deux membres inférieurs. Le Dr Ramy Al-Sousy, qui a opéré Fadi Al-Wahidi, décrit une blessure causée par une seule balle, entrée par l’avant du cou, au-dessus du gilet, et ressortie par le haut du dos.
Après avoir analysé les clichés d’imagerie médicale de Fadi Al-Wahidi, Jinan Khatib, un expert médico-légal assermenté et accrédité par le ministère de la Justice libanais, a déclaré au consortium que l’on pouvait « raisonnablement conclure que la balle a été tirée depuis un point situé en hauteur par rapport à la victime ».
« Nous avons appris à reconnaître ce son »
« J’entends encore les balles rebondir sur la porte et sur les murs à côté de moi, confie Fadi Al-Wahidi depuis son lit d’hôpital. Je filmais pour faire un reportage avec mon collègue Anas Al-Sharif, quand nous avons été surpris par un drone qui est apparu soudainement et a ouvert le feu directement sur nous ».
Interrogé sur cet instant précis, Islam Bader répond sans ambiguïté : « Le tir provenait sans l’ombre d’un doute d’un quadcopter, car nous n’étions pas dans la ligne de tir [de l’armée israélienne] (…) Au fil de cette guerre, nous avons appris à reconnaître ce son entre tous », assure-t-il. « Pourquoi est-ce que nous ne l’avons pas filmé ? Parce que le quadcopter est un outil particulièrement meurtrier — personne n’ose lever une caméra, car on ne sait jamais où il pourrait tirer ensuite ».
Le journaliste Mohammed Shaheen, également présent lors de l’attaque, affirme lui aussi que les tirs provenaient d’un drone, précisant que ces derniers « tirent de manière automatique, contrairement aux snipers, qui tirent par intermittence ».
Imam Badr, un autre journaliste témoigne : « Un drone de surveillance [israélien] a réalisé un vol stationnaire pendant approximativement cinq minutes avant de disparaître. Environ deux minutes plus tard, une rafale de tirs a éclaté dans notre direction. C’est à ce moment-là que Fadi a été blessé ».
Interrogé sur la possibilité que des drones sniper soient utilisés à Gaza, James Patton Rogers, expert en drones à l’université américaine de Cornell, déclare au consortium que « la technologie existe et sera probablement déployée par un État ou même un acteur non étatique, à l’avenir ». Le spécialiste souligne cependant ne pas être en mesure de confirmer leur utilisation en l’absence d’images de la scène.
En 2017, le journal israélien Haaretz indique que l’armée israélienne s’apprête à entamer des essais de drones armés. Le même article précise que deux essais sont déjà en cours dans l’armée de terre, dont l’un impliquant un drone de combat piloté à distance.
Bien que tous les témoins affirment qu’un « quadcopter » ou un « drone sniper » était à l’origine de l’attaque contre Fadi Al-Wahidi, notre consortium n’a pas été en mesure de déterminer si le tir provenait d’un drone, d’un soldat ou d’une autre source.
Un ancien officier israélien ayant combattu à Gaza a déclaré au consortium que « si quelqu’un a vu un drone et a ensuite entendu des coups de feu, on peut raisonnablement déduire que deux unités ou deux équipes de la même unité travaillaient en tandem : un drone qui observe et surveille pendant que quelque chose d’autre tire ». Un sous-officier de retour du front a confirmé à Forbidden Stories l’utilisation généralisée de cette « double méthode », bien qu’il précise ne pas avoir connaissance de l’attaque dont Fadi a été victime.
L’armée israélienne n’a pas répondu à nos questions relatives à l’utilisation de drones à Gaza ou au cas de Fadi Al-Wahidi. Elle précise qu’elle n’est pas en mesure d’aborder les « directives et règlements opérationnels classifiés » mais rejette « catégoriquement toute accusation d’attaque systémique à l’encontre des journalistes ». Concernant les individus, l’armée assure cibler « exclusivement les membres de groupes armés organisés et les individus participant directement aux hostilités », sans « cibler délibérément de journalistes en tant que tels ».
En mai 2024, les Observateurs de France 24 (membres du consortium) ont questionné l’armée israélienne sur l’utilisation de « drones sniper à Gaza, quadcopters ou mini-drones équipés d’armes à feu légères ». Réponse « Malheureusement, ce n’est pas quelque chose que nous pouvons évoquer ».
122 jours d'attente
Après l’attaque, Fadi Al-Wahidi est transféré d’un hôpital gazaoui à l’autre à au moins trois reprises, en raison d’une pénurie de matériel médical et de l’absence de traitements. Sa mère, Hiba Al-Wahidi, demeure à ses côtés, refusant de quitter son fils. « Nous avons été déplacés du nord vers l’ouest de Gaza dans des conditions extrêmement difficiles, car j’étais également malade et mon traitement n’était pas disponible », a-t-elle déclaré à Forbidden Stories.
Le 25 novembre 2024, Irene Khan, Francesca Albanese et Tlaleng Mofokeng, expertes en droits humains à l’ONU, réclament l’évacuation médicale d’urgence de Fadi Al-Wahidi, rappelant « l’obligation d’Israël, de faciliter l’exercice de ce droit, en vertu du droit international ». Plusieurs requêtes sont soumises par différents hôpitaux et organisations pour l’évacuation de Fadi Al-Wahidi. Toutes sont refusées par le coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), l’unité du ministère israélien de la Défense responsable de la coordination entre Israël et Gaza.
La demande de Fadi Al-Wahidi est soutenue par l’organisation israélienne de défense des droits humains, Gisha (« accès » ou « approche », en hébreu), basée à Tel-Aviv. L’organisation s’appuie sur « la défense juridique et le plaidoyer pour la liberté de mouvement, principalement pour les résidents de Gaza », selon sa directrice exécutive, Tania Hary.
Le 19 décembre 2024, Gisha soumet une demande urgente aux autorités israéliennes, les informant que si elles « n’organisent pas le départ de [leur] client et de sa mère dans les plus brefs délais, [cela] aura de graves conséquences ».
Près d’un mois plus tard, le 13 janvier 2025, l’organisation reçoit une réponse dans laquelle le COGAT rejette la demande, arguant que l’évacuation de Fadi Al-Wahidi est bloquée pour des raisons de sécurité. Le coordinateur ne fournit pas d’autre explication.
Deux jours plus tard, alors que le cessez-le-feu vient d’être conclu entre Israël et le Hamas, Anas Al-Sharif publie une vidéo sur les réseaux sociaux dans laquelle il appelle Fadi Al-Wahidi avec des collègues pour lui annoncer une bonne nouvelle. « Tu vas pouvoir voyager pour être soigné, s’exclament-ils. Tu iras mieux dans quelques jours ! ». Sur l’écran du téléphone portable, on aperçoit Fadi Al-Wahidi, qui esquisse un sourire et secoue la main depuis son lit d’hôpital, avant d’être interrompu par une grimace de douleur. « Le reportage continue », lancent-ils à la fin de la vidéo.
Le 8 février, vingt jours après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 19 janvier, et 122 jours après l’attaque, Fadi Al-Wahidi est finalement évacué vers un hôpital du Caire, en Égypte. Il passe par Rafah à bord d’une ambulance, avec l’aide de l’organisation humanitaire FAJR Scientific. Pourquoi ce changement et cette autorisation accordée à Fadi Al-Wahidi et sa famille d’évacuer Gaza ? Le COGAT n’a pas répondu à nos questions sur ce point.
Au cours d’une autre conversation depuis sa nouvelle chambre d’hôpital au Caire, Fadi Al-Wahidi présente au consortium les conséquences dramatiques de cette attaque : « Depuis que je suis blessé, je ne peux plus marcher ni faire quoi que ce soit, c’est ça ma réalité maintenant. J’espère remarcher, pour recommencer à me projeter dans l’avenir dont je rêvais ».
À l’heure où nous publions ces lignes, Fadi Al-Wahidi est soigné au Qatar. Sur la dernière photo adressée au consortium, un sourire se dessine sur son visage. « Je disais à ma mère que dès que la guerre sera terminée, je veux me marier, fonder une famille et vivre ma meilleure vie, dit-il. Mais Alhamdulillah ! ».
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