Haïti

La tuerie de l'hôpital universitaire de Port-au-Prince, symbole de l’inexorable avancée des gangs armés en Haïti

Le 24 décembre 2024, le gang « 5 segond » attaque l’hôpital universitaire de Port-au-Prince le jour de son inauguration, après 10 mois de fermeture. Deux journalistes sont tués, sept autres sont blessés. Une tuerie qui illustre les risques qui pèsent sur les reporters en Haïti, et met en lumière l’usage des drones par les groupes armés, à des fins militaires et de propagande.

Crédit : Forbidden Stories

Nos révélations
  • Aucun dispositif policier n’était prévu lors de l’inauguration de l’hôpital général de Port-au-Prince, le 24 décembre 2024, le jour du massacre perpétrée par le gang « 5 segond », malgré les demandes du ministre de la santé d’Haïti.
  • Les gangs haïtiens sont de plus en plus souvent équipés de drones, qui leur offrent un appui tactique et un outil pour diffuser leurs exactions et susciter la terreur auprès de la population.
  • Les gangs n’hésitent pas à s’attaquer aux journalistes, mais aussi aux infrastructures de médias. En mars 2025, trois stations de radio ont été détruites à Port-au-Prince.

Par Eloïse Layan

4 juillet 2025

L’écho des détonations et les panaches de fumée qui s’élèvent des quartiers de Port-au-Prince lui tirent à peine un haussement d’épaules.

Le journaliste Whisly Desir reste la tête plongée dans son téléphone, happé par « les vidéos du drame ». Casquette rouge et pendentif en forme de croix autour du cou, il les fait défiler encore et encore sur son écran : « Dieu m’a tenu en vie », souffle-t-il. Le reste? « Nous avons l’habitude. Les bandits ont pris beaucoup de territoires »

Ces images du massacre de l’Hôpital Général du 24 décembre ont été filmées par un drone du commanditaire de l’attaque, Izo, l’un des chefs de gang les plus puissants de Port-au-Prince (Crédit : TikTok).

La veille de Noël, aux alentours de 11 h 20 le matin, la voiture qui transporte le ministre haïtien de la santé de l’époque, Duckenson Lorthe Blema, descend l’avenue John Brown. Il est à quelques minutes à peine du centre de soin qu’il doit inaugurer. Une trentaine de journalistes et le personnel soignant l’attendent déjà à l’entrée. « Tout à coup des civils armés ont ouvert le feu ».

Sur son téléphone, Whisly nous montre la scène, telle qu’elle a été filmée par les journalistes : « il y a beaucoup de tirs, presque deux heures de détonations ». Les balles criblent le portail et les murs de l’hôpital, les journalistes sont pris au piège. Les survivants finissent par s’échapper grâce à une échelle située sur le côté du bâtiment, après des heures de terreur. Le ministre n’est jamais arrivé. Son convoi s’est arrêté au niveau du Palais national. Le bilan est très lourd :  Deux journalistes et un policier sont tués, sept reporters sont blessés. Traumatisé, Whisly Desir a rejoint un groupe de parole, grâce auquel il espère pouvoir un jour « oublier » la tuerie dont il a été témoin.

Le journaliste Whisly Desir, survivant de l’attaque de l’Hôpital Général, témoigne auprès de Forbidden Stories (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories

Les journalistes haïtiens sont devenus la cible des gangs. « Considérez les journalistes comme des ennemis, passibles de la peine de mort s’ils s’opposent à nous », déclarait en octobre 2024 le chef de gang Jimmy Chérizier, plus connu sous le nom de « Barbecue » lors d’un  live TikTok, dans lequel il exhortait au kidnapping de quatre journalistes haïtiens réputés pour leur travail.

À Port-au-Prince, les reporters qui filment chaque jour l’avancée et les exactions des gangs à travers la ville sont particulièrement exposés. Les infrastructures de diffusion sont aussi visées : en mars dernier, trois stations de radio de la capitale étaient attaquées et incendiées. Accusés par les groupes armés de « faire le jeu des élites », les journalistes sont aussi pointés du doigt par une certaine frange des Port-au-Princiens, convaincus de leur côté que les journalistes favorisent les intérêts des groupes armés. Face à une population à cran, dix d’entre eux ont été tabassés le 19 mars 2025,  alors qu’ils couvraient une manifestation contre l’insécurité dans le quartier de Canapé Vert, fer de lance du mouvement d’auto-défense « Bwa Kalé » (« pieux affuté », NDLR). 

Suite à ces violences, le Collectif haïtien des Médias en Ligne (CMEL) a pris la parole pour rappeler que « la presse n’est pas l’ennemi, mais un allié dans la quête de vérité et de justice. » En avril 2025, Reporters Sans Frontière appelait de son côté la communauté internationale « à agir sans délai pour protéger les journalistes face à l’insécurité et le climat de terreur qui règne en Haïti ». Un journaliste, Jean-Christophe Collègue, ancien correspondant de la Voix de l’Amérique (VOA), est toujours porté disparu après que les gangs ont étendu leur territoire jusqu’à la ville de Mirebalais, au Nord de Port-au-Prince.

Port-au-Prince (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories

C’est dans ce contexte chaotique que Forbidden Stories, dont la mission est d’enquêter sur les crimes commis contre les journalistes à travers le monde et de poursuivre leur travail, s’est rendu en mars 2025 à Port-au-Prince. Avec notre partenaire haïtien AyiboPost, nous avons enquêté pour faire la lumière sur l’attaque de l’hôpital général, la plus sanglante envers des journalistes de l’histoire récente du pays. Cet article est le deuxième d’une série consacrée aux meurtres de journalistes en Haïti et à leurs prédateurs.

Les drones, une arme et un outil de propagande pour les gangs

L’attaque du 24 décembre a été filmée par un drone des gangs, celui d’Izo. Sur l’une de ces vidéos, un bref grésillement, et cette voix que les Haïtiens reconnaissent et redoutent, à force de l’entendre sur tous les réseaux sociaux. Izo revendique l’attaque et la  justifie. Les conférences de presse, les inaugurations, il n’en veut pas. « Nous les attaquons en ce moment (…) . Ils sont venus à l’hôpital général pour faire du théâtre, nous leur tendons des pièges », commente-t-il, goguenard.  Il n’a pas encore trente ans, mais Izo est déjà l’un des chefs de gang les plus puissants de Port-au-Prince. Sur TikTok, il aime à se montrer dans sa piscine siglée à son nom, pose en T-shirt Versace une bouteille d’alcool à la main. Ou en uniforme de l’unité spéciale qu’il a créée, gilet pare balle, masque en forme de tête de mort, et blason portant les insignes du groupe « UVD », pour « Unité Village de Dieu ». Du nom de son fief, situé à moins de 2 kilomètres de l’hôpital général.

Izo devant sa piscine, siglée à son nom (Crédit : TikTok)  

 Le chef de gang Izo se met en scène dans un uniforme de l’unité spéciale du groupe « 5 segond ».   (Crédit : TikTok)    

« Viv Ansanm n’accorde pas son autorisation et puis vous faites vos bêtises » menace le chef de gang qui s’érige en maître de la ville. C’est lui qui décide si l’État peut rouvrir un hôpital, et si les journalistes peuvent faire leur travail.

Depuis septembre 2023, les gangs ont mis fin à leurs guerres fratricides en s’unissant au sein de la coalition Viv Ansanm (« Vivre Ensemble » en français). Une coalition qualifiée d’organisation terroriste par les États-Unis. « 5 segond », le groupe d’Izo, en fait partie. Les vidéos prises par les drones ont été envoyées par un numéro inconnu sur le  groupe WhatsApp « RSIP » (Renseignement Sécurité Info Partage), qui relaie les dernières informations sur les attaques menées dans la ville.

D’autres images prises par le drone d’Izo. Reginald Balthazar rampe le long de l’hôpital à la recherche d’un abris. (Crédit : Tiktok)

« Tu vois l’homme avec une chemise bleue, qui se traîne par terre, c’est moi » raconte Reginald Balthazar. Dans une des deux vidéos de drone, alors que ses deux confrères Mackenzy Natoux et Jimmy Jean gisent au sol, tués par les balles du gang d’Izo, le journaliste Reginald Balthazar rampe le long du mur d’enceinte de l’hôpital sur quelques mètres. Au drame, s’ajoute l’humiliation d’avoir été filmé par les gangs eux-mêmes. « Cette vidéo m’a fait beaucoup pleurer. Izo filme ça et le rend public, (…) les bandits de “5 segond” veulent toujours montrer leur puissance. C’est plus que cruel, c’est criminel ».

Izo en train de regarder ses images de drone (Crédit : Tiktok) 

Izo utilise ses drones pour se mettre en scène. Face à un grand écran, parfois en gilet pare-balle, fusil d’assaut posé à côté de lui, on le voit en train de regarder une attaque en cours sur ses posts TikTok. Le contenu est publié sur les comptes “atis.mafia8” du nom du collectif de rap d’Izo, “centrale__5”, ou  “satellite2766” – sur lequel des videos de l’attaque de l’hôpital ont été postées. Outil de propagande et vecteur de la terreur, le drone fournit aussi un appui tactique aux gangs lors de leurs opérations. « La criminalité organisée en Haïti s’adapte à l’évolution technologique » détaille l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime) dans son rapport publié en mai 2025. « Au cours de l’année écoulée, (les groupes criminels) ont utilisé de plus en plus de drones commerciaux pour suivre les mouvements de la police, recueillir des renseignements et coordonner leurs activités ». Leur assaut le plus retentissant a visé la prison de Port-au-Prince, en mars 2024. 3 500 détenus se sont échappés, tandis que les drones d’Izo ont permis de suivre en temps réel les mouvements des véhicules blindés de la police et d’anticiper l’action des forces de sécurité, selon l’ONUDC.

« Ils nous traquent, ils nous compliquent la vie (…) Les drones ont changé la donne ». Le policier Jean-Masner Coulanges a réchappé de peu à l’attaque de l’hôpital. Ce jour-là, son véhicule se trouve au mauvais endroit au mauvais moment : en passant devant l’hôpital général pour rejoindre son commissariat, il est pris sous le feu des assaillants. Son collègue est tué. Lui est grièvement blessé. Rattaché au commissariat de Port-au-Prince, près du Palais National, il a l’habitude de voir les drones clignoter dans la nuit. « Les gangs sont à l’abri, nous, nous sommes dans la rue, et ils mettent un drone sur nos têtes. Ils peuvent voir où nous allons, nous attendre derrière un mur et nous massacrer ».

Il en veut à la douane qui laisse passer ces drones « si facilement » et au pouvoir politique : « Comment ça peut arriver ? Nous sommes une force légale, et eux (les gangs, NDLR) ont plus de matériel, plus de moyens de communication que nous ». Izo regarde les images de ses drones en direct et passe ses ordres en temps réel, grâce à un système de radios : « Presque sur chaque vidéo je vois un bandit qui a un appareil de communication attaché à sa ceinture. Et nous dans une patrouille de 6 ou 8 il n’y a qu’une seule radio. Comment ça se fait?  » questionne le policier Coulanges.

Le jour de l’attaque de l’hôpital, il n’a pas vu, ni entendu le drone. En revanche, il a reconnu le canon d’une Kalachnikov. La même arme qui l’a grièvement touché aux membres inférieurs. Toujours hospitalisé à Cuba, il se remet péniblement de ses blessures.

Le policier n’est pas le seul à avoir été envoyé à Cuba pour être opéré. Blessée à la tête et à la jambe gauche, la journaliste Vélondie Miracle et deux confrères grièvement blessés le 24 décembre 2024 y ont eux aussi été transférés. De toutes les personnes interviewées, elle est la seule qui affirme avoir vu le drone d’Izo lorsqu’elle était à terre. La journaliste déclare aussi avoir vu les membres du gang, postés juste en face, au niveau de la maternité de l’hôpital général et de la faculté de droit. Beaucoup de jeunes, et surtout « un enfant de 10 ou 11 ans » qui l’insulte, lui tire dans les jambes et scande : « 5 segond pa fè rimè » (« 5 segond n’a pas fait rumeur », NDLR). Popularisé dans un titre de rap, ce slogan est l’un des plus utilisé par le gang. Il prévient que ce dernier ne se contente pas de paroles en l’air et met ses menaces à exécution.

La lutte contre les gangs, un fiasco sécuritaire pour le gouvernement haïtien

Comment un événement officiel de cette importance a-t-il pu virer au carnage ? Une question qui hante les journalistes survivants. « C’est parce que je pensais que la zone était sécurisée que j’y suis allée ! » s’exclame Vélondie Miracle. « Le peu d’effectif de police nous a surpris » rapporte son confrère Reginald Balthazar. Le seul véhicule de police présent devant l’hôpital, c’est la Land Cruiser blanche du policier Coulanges en route  pour son commissariat. Le 24 décembre, aucun effectif policier n’est officiellement déployé pour sécuriser l’inauguration, malgré la présence annoncée d’un membre du gouvernement. « Cela devait être un jour d’espoir, ça a mal tourné » regrette l’ancien ministre de la Santé Duckenson Lorthe Blema, révoqué suite à la tuerie. À Forbidden Stories, il raconte son ambition de rouvrir l’hôpital « un jour avant Noël, un jour d’amour et de paix ». Sa conviction : ne pas plier face aux gangs, car selon lui, « l’État n’a rien à craindre ». Le 24 décembre 2024, il voulait afficher la capacité du gouvernement à pouvoir rouvrir le plus grand centre de santé public d’Haïti.

L’hôpital de la paix, l’un des rares hôpitaux publics encore fonctionnel dans la capitale en mars 2025. Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories

Duckenson Lorthe Blema avait pourtant demandé la présence de forces armées. Mais ses courriers, que nous avons pu consulter, sont restés lettres mortes. Tout juste aurait-il reçu un accord oral, par téléphone. Par SMS, le Président du Conseil présidentiel de transition haïtien d’alors, Leslie Voltaire, l’aurait aussi rassuré, disant demander aux forces de l’ordre de l’accompagner. Sollicités, ni Leslie Voltaire ni les différents ministères impliqués dans le dispositif de sécurité n’ont répondu à nos questions.

 Port-au-Prince est une capitale presque coupée du monde. En mars 2025, seuls quelques hélicoptères font la navette depuis le Cap-Haïtien au nord de l’île, permettant notamment aux fonctionnaires de l’ONU de se déplacer dans le pays (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

« Ce n’est pas sérieux, on ne peut pas demander à la police de sécuriser une zone rouge, c’est comme une zone de guerre » estime le policier Coulanges. « On ne peut pas sécuriser cet endroit, ce n’est même pas possible avec des chars. C’est un suicide total », ajoute-t-il.

Les services de santé régulièrement visés en Haïti

À Port-au-Prince, les gangs avancent inexorablement. Deux rues derrière l’hôpital général, incendié par des hommes armés en février 2025, se trouve la clinique Elohim. C’est ici que la journaliste Vélondie Miracle a reçu les premiers soins avant d’être transférée à Cuba. Son directeur, le docteur Berthony François a été enlevé durant trois jours en janvier 2024 à Village de dieu. Joint par téléphone, il dénonce « les nombreuses attaques contre les hôpitaux ». « C’est un lieu apolitique », ajoute le docteur. « Quand les bandits se font blesser, où est-ce qu’ils vont se faire soigner ? À l’hôpital !  ». En mars dernier, nous devions rencontrer le docteur Berthony François. Mais nous n’avons jamais pu nous rendre sur place. Le jour convenu pour l’entretien, en fin de matinée, sa clinique est assaillie par les gangs. « L’hôpital a été attaqué », répète par trois fois le directeur de la clinique Elohim au téléphone, choqué. Pour sauver leurs vies, les équipes médicales ont dû s’enfuir à pieds, laissant un patient sur la table d’opération.

Le personnel soignant fait face à de plus en plus de blessés par balles. Ici, des balles retirées lors d’opérations, conservées à l’Hôpital de la Paix, en mars 2025 (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

Le Docteur Duckenson Lorthé Blema, ancien ministre de la Santé publique et de la Population en Haïti, limogé après l’attaque contre l’Hôpital général (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

Fin juin 2025, des rumeurs circulaient sur l’état de santé d’Izo. Plusieurs médias haïtiens affirmaient qu’il avait été blessé par un drone kamikaze, sans que l’information ne puisse être vérifiée. Depuis mars 2025, la police haïtienne utilise des drones armés. Selon un rapport du RNDDH (Réseau National de Défense des Droits Humains), au moins 300 bandits ont été tués par ces drones. Côté gangs, le recours croissant à cette arme pourrait n’être qu’une question de temps. « Nous l’avons observé au Mexique, où certains cartels utilisent, depuis 5 à 6 ans, des drones commerciaux modifiés dans le but de larguer des charges explosives artisanales. Ce sont des bombardements peu précis, mais très utilisés dans certains affrontements », analyse Romain Le Cour Grandmaison,  chercheur au sein de l’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime (GI-TOC). « L’expertise n’est pas très complexe à obtenir, les gangs haïtiens utilisent des drones depuis plusieurs années pour de la surveillance. Le risque de les voir conduire des attaques est très élevé. »

Cette image est issue de clip Unité village de dieu réalisé par le groupe de rap Atis Mafia du chef de gang Izo (Crédit : Capture d’écran / Forbidden Stories

En mars dernier, après une première attaque de drones kamikazes sur ses hommes, le porte-parole de la coalition Viv Ansanm, le chef de gang « Barbecue » mettaient en garde dans une brève vidéo : « Des drones explosifs ont été utilisés pour m’assassiner […] Je peux désormais utiliser des drones explosifs pour atteindre n’importe qui dans le pays ». Des menaces restées lettre morte, pour l’instant. 

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