Haïti

Contrebande, biens mal acquis et soupçons d’alliance avec les gangs : en Haïti, les affaires troubles de l’ancien sénateur Rony Célestin

En 2019, le journaliste haïtien Néhémie Joseph originaire de Mirebalais est assassiné alors qu’il dénonçait les activités présumées de contrebande et de corruption de l’ancien sénateur et homme d’affaires Rony Célestin. En mars 2025, la ville tombe aux mains des gangs. Sur place, Forbidden Stories a poursuivi l’enquête du reporter assassiné et révèle la corruption et les trafics qui gangrènent Haïti.

Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories

Nos révélations
  • Un nouveau juge vient d’être désigné pour reprendre l’enquête sur l’assassinat du journaliste. C’est le quatrième juge instructeur en cinq ans. L’ancien sénateur Rony Célestin reste inculpé dans cette affaire.
  • A Belladère, à la frontière avec la République dominicaine, des chauffeurs de camions révèlent être très peu contrôlés par les douanes. Des armes et produits de contrebande passent par le poste frontière. Des sources impliquent le sénateur Rony Célestin dans ces trafics.
  • En plus d’une villa au Canada, Rony Célestin et son épouse auraient possédé un immeuble à Port-au-Prince, ainsi qu’une villa dans une luxueuse station balnéaire en République dominicaine. Rony Célestin, déjà sanctionné par les Etats-Unis et le Canada, est aussi dans le viseur du comité d’experts des Nations Unies. Ce dernier aurait recommandé sa mise sous sanctions.

Par Eloïse Layan avec la contribution d’AyiboPost

4 juillet 2025

Dans la nuit du 30 au 31 mars 2025 en Haïti, deux gangs, les « Talibans » et les « 400 Mawozo » mènent une attaque inédite et prennent Mirebalais, une ville de 100 000 habitants, à 60 kilomètres au nord de Port-au-Prince.

Plus de 80 personnes sont tuées, le commissariat est en partie incendié, la prison attaquée, 532 détenus s’évadent. La population fuit. Les hommes armés se pavanent devant les blindés abandonnés par la police sur lesquels ils ont tracé les noms de leurs groupes en lettres rouges.

Lanmo San Jou, le chef du gang « 400 mawozo », se met en scène dans les rues incendiées de Mirebalais lors de la prise de la ville. (Crédit : TikTok)

Des habitants de Mirebalais fuient la ville attaquée par les gangs. (Crédit :@black.bosal.canaan / TikTok)

Dans la foulée, les gangs renomment la station de radio locale « Taliban FM ». Sur la fréquence 97.5 FM, le leader des « Talibans » de Canaan, Jeff Larose, alias Jeff Gwo Lwa, envoie des messages à la population et diffuse ses sons de rap. Il en a créé un spécialement pour la ville qu’il vient de prendre : « Mirebalais nous appartient (…) On va marcher sur des cadavres. Manger de la viande de vos chèvres et tirer sans arrêt ». À peine trois semaines plus tôt, Mirebalais était encore une ville paisible. Avant d’être rebaptisée, la radio s’appelait Panic FM.

La station radio de Néhémie Joseph “Panic FM”, aujourd’hui rebaptisée “Taliban FM” par les gangs (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

Néhémie Joseph au micro de la radio “Panic FM” (Crédit : DR).

Un studio discret, au premier étage d’un bâtiment en parpaing gris, accessible par une échelle en fer. Parmi les journalistes vedettes de la station figurait Néhémie Joseph, réputé pour son émission « tanbou vérité » qui n’épargnait pas le PHTK, le Parti haïtien Tèt Kale alors au pouvoir. Corruption, favoritisme, contrebande à la frontière : Néhémie Joseph dénonçait ces pratiques qui règnent en Haïti et qui ont contribué à l’essor des gangs. Des critiques qui dérangent. Le 10 octobre 2019, il est retrouvé assassiné. 

Forbidden Stories, dont la mission consiste à poursuivre le travail des journalistes réduits au silence, s’est rendue à Mirebalais au mois de mars 2025. En partenariat avec le média haïtien AyiboPost, nous avons enquêté sur l’ancien parlementaire Rony Célestin, inculpé dans l’assassinat de Néhémie Joseph. L’ex-élu est aujourd’hui un homme d’affaires placé sous sanctions par les État-Unis et le Canada pour son implication présumée dans le trafic de drogue et ses liens supposés avec les gangs.

Deux confrères de Néhémie Joseph – Zacharie Exil à gauche et Sadrax Ulysse à droite – dans les studios de leur radio à Mirebalais, début mars 2025 (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

Depuis l’an 2000 et l’assassinat toujours non élucidé du journaliste le plus réputé d’Haïti, Jean-Léopold dominique, plus de seize journalistes ont été tués. D’autres, menacés, ont dû se résoudre à quitter le pays. C’est le cas de quatre anciens collègues de Néhémie Joseph. Cet article est le premier d’une série consacrée aux meurtres de journalistes en Haïti et à leurs prédateurs.

Un journaliste qui se savait menacé

Sur les murs d’enceinte du parc Bayas, en périphérie de Mirebalais, le visage de Néhémie Joseph. Le regard dur, micro en main accolé à une épitaphe : « yon vwa etenn, 1 000 lot ap pale ! »« une voix s’éteint, mille autres parlent », NDLR). C’est ici, à côté du stade de football, que son corps a été découvert percé de plusieurs balles, dans le coffre de sa propre voiture. « C’était comme une bombe lorsqu’on l’a appris. Ça a été un coup dur pour toute la population », se souvient Serondier Louisia, devant la fresque. À 32 ans, le jeune journaliste incarne la relève. Pour lui, Néhémie Joseph est un  « modèle », un  « combattant ». Comme ses confrères, il dénonce un crime politique : « on a dit de lui qu’il parlait trop, et que l’on devait l’éteindre ».

Le journaliste Sérondier Louisia devant le mural de Néhémie Joseph. (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories

 

Le 10 octobre 2019, Néhémie Joseph quitte précipitamment son domicile en début de soirée avant de disparaître. « Vers 21 heures, il n’était pas rentré, alors qu’il devait déjà être là pour regarder le match de football qui se jouait entre Haïti et le Costa-Rica », consigne la déposition de son épouse. Son meurtre sera annoncé à la radio.

Néhémie Joseph se savait en danger. Moins de deux semaines avant son assassinat, il publiait un post sur Facebook : « J’ai déjà mis tout le monde au courant, mes amis, ma famille, mes proches. Je leur ai dit que tout ce qui m’arrive sera sous la responsabilité d’Elionel (Casseus, l’ancien maire de la ville, NDLR) et du sénateur Rony Célestin ». Forbidden Stories n’a pas été en mesure de confirmer si Rony Célestin ou Elionel Casseus étaient impliqués dans la mort de Néhémie Joseph.

L’avocat Robenson Mazarin, ami de Néhémie Joseph, montre une photo du journaliste retrouvé assassiné dans sa voiture le 10 octobre 2019. Il se bat pour trouver justice dans ce dossier. (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories). 

Sur un bout de papier, Robenson Mazarin a dressé une liste. Les huit noms des inculpés dans l’enquête sur le meurtre de Néhémie Joseph. Depuis cinq ans, cet avocat et ancien ami de Néhémie Joseph, se bat sans relâche pour réclamer justice. Longtemps au point mort, l’enquête a fini par déboucher sur une ordonnance rendue en mars 2024 par le juge d’instruction Edwige Dorsainvil. Le sénateur Rony Célestin est renvoyé devant le tribunal criminel (l’équivalent d’une cour d’assises, NDLR), pour des « charges et indices suffisants » dans l’assassinat du journaliste Néhémie Joseph. Impossible d’échanger avec le juge Dorsainvil par téléphone, il aurait quitté le pays et ne communique plus sur le dossier. Son domicile à Port-au-Prince a essuyé des tirs. Ces dernières semaines, un nouveau juge d’instruction a été désigné pour poursuivre l’enquête. Le quatrième depuis 2019. L’impunité, elle, demeure.

Rony Célestin n’a pas répondu personnellement à nos demandes d’entretien. Pour Emmanuel Exil, son avocat, l’ex-sénateur n’est « ni auteur, ni complice » du crime : il n’a « jamais menacé Néhémie Joseph », et se retrouve sur le banc des inculpés à la suite de « la dénonciation émanant d’un [de ses] opposant[s] farouche[s] ». Par ailleurs, Emmanuel Exil estime que « le juge n’a pas mené une bonne enquête ».

Affiche de campagne de Rony Célestin pour les élections sénatoriales (Crédit : DR) 

Rony Célestin, c’est « l’homme tout puissant du département » souffle un habitant, qui souhaite rester anonyme. Ancien sénateur et ex-député du PHTK (Parti haïtien tèt kale), la formation politique qui a régné 10 ans sur Haïti, c’est un proche de l’ancien président Jovenel Moïse, assassiné en 2021. Bien qu’il n’exerce plus de mandat, il est toujours redouté :  « si on ne travaille pas pour Rony Célestin, on doit quitter la région »

Originaire d’un petit village à la frontière avec la République dominicaine, dans les environs de la ville de Hinche, à cinquante kilomètres au nord de Mirebalais, Rony Célestin s’est fait tout seul. Jusqu’à changer d’identité.

Rony Célestin (à droite) en compagnie de Jovenel Moise, ancien président de la République d’Haïti avant son assassinat en 2021. (Crédit : DR)

Enquêter sur l’ancien sénateur, c’est se heurter d’emblée à la difficulté d’obtenir des preuves dans un pays où les rumeurs vont bon train, et où l’accès aux archives est quasi-impossible, quand elles n’ont pas tout simplement brûlé. Des défaillances dont l’ancien sénateur a pu profiter. Dans son fief du Plateau Central, le bruit court qu’il aurait changé de nom après avoir eu des démêlés avec la justice dans les années 1990. Impossible de retrouver des documents officiels : les greffes de Port-au-Prince ont brûlé. Mais Forbidden Stories a eu la confirmation qu’il se nomme en fait Rony Appolon. « J’ai fini par comprendre que c’est quelqu’un que personne ne connaît », rapporte un ancien proche, sous couvert d’anonymat.

Député depuis 2011, Rony Célestin est élu sénateur en 2017 sur fond d’élections contestées. En parallèle, il multiplie les business. Une boîte de nuit, des entreprises de construction, des sociétés dans l’agro-industrie, ainsi qu’un négoce dans le fer. Il prétend aussi posséder la société pétrolière Pétrogaz Haïti. Mais surtout, il est le roi de l’import-export à la frontière avec la République dominicaine.

Belladère, point d’entrée de la contrebande en Haïti

L’un des principaux postes frontières, Belladère, est à moins d’une heure en voiture de la ville de Mirebalais. Le journaliste Néhémie Joseph s’y était rendu plusieurs fois. « Notre objectif était de voir comment fonctionnait la douane, les entrepreneurs, les conducteurs qui portaient marchandises » raconte l’un de ses anciens confrères, Zacharie Exil. Une autre source journalistique rapporte que Néhémie Joseph avait aussi interviewé des chauffeurs de Rony Célestin.

Des camions sont nettoyés avant d’aller chercher des marchandises en République dominicaine : des engrais, de l’huile, de la farine. 
(Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

Sur la route, des étendues verdoyantes, des collines, et au loin, le lac de Péligre, le deuxième plus grand lac du pays. Quelques kilomètres avant la frontière, au bord d’un cours d’eau, cinq camions sont lavés : « ils doivent être propres pour charger la marchandise », explique Djeny, la vingtaine, torse nu et bermuda bleu, qui en nettoie quinze par jour. Engrais, riz, farine, huile, haricots, fer, ciment… Haïti dépend de la République dominicaine pour son approvisionnement. Le pays ne produit pas assez et vit grâce à ses importations. « Lorsque j’habitais au Cap Haitien, même les glaçons provenaient de République dominicaine ! », se remémore Jean-Marie Théodat, directeur du département de géographie de Paris 1 Sorbonne.

Sur la route du retour, les chauffeurs sont rançonnés par les gangs : 300 à 400 euros le passage. (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories

Étranglé par la double dette imposée par la France suite à l’indépendance d’Haïti en 1804, le pays n’a jamais pu déployer de politiques agricoles et industrielles fortes, contrairement à son voisin. Le coup de grâce survient en 1991 avec un embargo de l’Organisation des États Américains (OEA), qui sanctionne le coup d’État contre Jean-Bertrand Aristide, tout juste élu président. « L’embargo a cassé ce qui restait de l’industrie à Haïti, on a vu disparaître les dernières usines car il n’y avait plus d’accès au matériel », explique Jean-Marie Théodat. Sa levée en 1994 signe quant-à elle le saut dans l’économie néolibérale : « Haïti est rentré dans le libre échange sans garde-fou », analyse le chercheur haïtien.

La taxe sur l’importation de produits agricoles est levée, les producteurs sont laissés seuls face aux forces du marché globalisé. La petite paysannerie (la taille moyenne d’une ferme en Haïti est de moins de 1,5 Ha, NDLR) ne peut pas rivaliser avec les grandes fermes américaines et dominicaines : « Il devient plus rentable d’importer : c’est comme ça qu’Haïti est devenu le troisième importateur de riz américain ! », explique le politologue Frédéric Thomas, auteur du livre Haiti : notre dette.

Dès lors, le secteur le plus juteux est le commerce avec le voisin dominicain. « Encore aujourd’hui, le marché haïtien reste concentré entre les mains de quelques familles, qui sont toutes dans l’import-export » analyse Frédéric Thomas. Rony Célestin importe massivement du ciment, du fer et des matériaux de construction.

376 kilomètres de frontière partagent l’île d’Hispaniola en deux. Ici, à Belladère.
(Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

Le drapeau de la République dominicaine flotte de l’autre côté du grillage. Côté haitien, des stands de rhum Barbancourt et de clairin, l’alcool de canne à sucre. Des groupes d’hommes jouent à des jeux d’argent. La frontière coupe l’île d’Hispaniola en deux, un héritage de la partition entre la France à l’Ouest et l’Espagne à l’Est, de celle que les colons appelaient « la perle des Antilles ». Aujourd’hui, des barbelés commencent à courir entre les deux pays. La République dominicaine construit actuellement 170 km de mur en dur le long de la frontière, dans le but affiché de lutter contre l’immigration et se protéger de la violence des gangs.

Début mars 2025 à Belladère, une centaine de camions sont parqués devant la frontière. Jean est camionneur depuis trois ans, il fait les allers-retours entre Port-au-Prince et la République dominicaine, cette fois-ci, il va chercher du fer, une cinquantaine de tonnes.

« Quand je descends à Port-au-Prince, j’abandonne ma vie »

Le chemin du retour est toujours accompagné d’angoisse, il passe par Canaan, le fief des « Talibans ». Il est taxé au passage. 50 000 gourdes le camion, soit 325 euros, qu’il paie « aux hommes de Jeff Larose ». Les extorsions aux check-points sont l’une des méthodes utilisées par les gangs pour remplir leurs caisses. « Quand je descends à Port-au-Prince, j’abandonne ma vie » témoigne Jean, les yeux rouges, éreinté par la fatigue de la route. La situation de son pays « le tue, ça me dégoûte vraiment ».

Un chauffeur de transport de marchandises en Haïti, témoigne auprès de Forbidden Stories. (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories). 

Peu avant la mort de Néhémie Joseph, en 2019, les manifestations contre la corruption s’étaient multipliées dans le pays. À Mirebalais, un camion revenant de Belladère est brûlé par la foule. Selon les collègues de Néhémie Joseph, l’ancien maire de la ville et Rony Célestin auraient sauté sur l’occasion pour accuser le journaliste et son émission d’exacerber la violence des manifestants. Pour ses confrères, l’incendie des cargaisons en provenance de la frontière aurait signé son arrêt de mort. Néhémie Joseph en était conscient. Dans son post publié sur Facebook deux semaines avant son assassinat, il affirmait que « des gens complotent à Belladère pour [me] faire assassiner. (…) Le sénateur Rony Célestin a donné [mon] nom, [me] désignant comme l’un des principaux responsables des troubles ». 

Enquêter sur le transport routier sur le Plateau Central, c’est mettre en péril un juteux business. Plusieurs sources décrivent Rony Célestin comme un  « contrebandier » notoire, qui  « ne paie pas les droits de douane ».  « La contrebande ce sont des produits interdits qui traversent la frontière dominicaine, ou qui ne respectent pas la formalité légale de l’État », explique l’ancien confrère de Néhémie Joseph, Zacharie Exil. 

Frontière et contrebande vont souvent de pair. Une réalité renforcée par les années d’embargo. Aujourd’hui, le long des 376 kilomètres de frontière subsiste une multitude de points d’entrées illégaux, avec des petits détaillants qui passent d’un pays à l’autre, des sacs de marchandises sur le dos. Mais au sein même des postes-frontières établis comme celui de Belladère, la contrebande passe en quantité,  « avec une perte de revenus douaniers importante pour l’État haïtien », rappelle le chercheur Romain Le Cour Grandmaison, chercheur au sein de l’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime (GI-TOC).

Belladère, camions de transport de marchandises en mars 2025. Le poste frontalier est connu pour le trafic d’armes, cachées dans les cargaisons. (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories)

Les accusations contre Rony Célestin sont confortées par un rapport des experts de l’ONU, daté de septembre 2024 qui explique que l’ancien élu pratiquerait la  « fraude à la facturation et la corruption de fonctionnaires des douanes ». Sans taxes, Célestin peut vendre des produits à un prix plus compétitif, lui permettant même de remporter des marchés publics et détruire la concurrence au passage. « Dans les zones frontalières, il est possible pour un acteur politique ou économique de tisser des réseaux clientélistes puissants, et d’en tirer un fort pouvoir d’influence, ou de nuisance, aussi bien au niveau local que sur la scène politique nationale », explique Romain Le Cour Grandmaison.

Une frontière passoire pour le trafic d’armes

Selon les experts de l’ONU, les camions de Rony Célestin transporteraient aussi des armes, parfois dissimulées au milieu des marchandises.  « De petits lots de 100 à 500 munitions et deux ou trois fusils ou pistolets » à destination du gang des « 400 Mawozo », selon les sources des experts onusiens qui se sont notamment entretenus avec des camionneurs et d’anciens membres du gang spécialiste des enlèvements (en 2021, les « 400 Mawozo » faisaient les gros titres après avoir kidnappé 17 missionnaires américains et canadiens, NDLR).

Une fois en Haïti, les gangsters escorteraient les camions de l’ancien sénateur pour qu’ils ne soient pas inspectés. Un modus operandi pour lequel Rony Célestin débourserait entre 3 000 et 5 000 dollars par cargaison. En plus des armes, le rapport évoque des allégations de trafic de drogue.

À la frontière, sous couvert d’anonymat, des camionneurs confirment que  « les flingues » passent à Belladère, cachés dans les conteneurs. Pour Jean, qui va chercher ses kilos de fer en République dominicaine, les hommes politiques  « protègent ce système. Et ça tue le pays ». Il décrit des douaniers  « qui ne font pas leur travail. Pour un container de 40 pieds (12 mètres, NDLR), ils ne regardent que ce qu’il y a au fond, pas devant ! Ils ferment les yeux. » Une source policière confirme :  « Belladère a un fonctionnement à part, l’État n’a pas vraiment les yeux sur la zone ». Parfois, un simple écriteau « Do not open » suffirait à dissuader la douane d’ouvrir un camion.

Lanmo Sanjou avec son Barret M82 (Crédit : Tiktok) 

« Belladère, c’est la verrue des douanes », estime un membre d’une organisation internationale travaillant sur les frontières haïtiennesEn mars dernier, une cargaison est saisie au port de la Haina en République dominicaine. Dans le conteneur : 36 000 munitions, 23 armes à feu dont une mitraillette et un Barrett de calibre 50, une arme de guerre qui peut être utilisée contre des véhicules légèrement blindés. 

Un fusil de précision que les gangs se sont déjà vanté d’avoir dans leur arsenal – notamment les « 400 Mawozo ». Dans une vidéo publiée sur TikTok en décembre 2024, leur chef, Lanmo Sanjou, se filme en train de soulever fièrement le même modèle. Selon le bordereau douanier consulté par Forbidden Stories, les armes ont été expédiées de Miami, avec Belladère pour destination.

Il est quasiment impossible d’estimer le nombre d’armes qui arrivent en Haïti. Mais l’essentiel provient des États-Unis, malgré un embargo sur les armes imposé par l’ONU. Achetées par des hommes de paille, elles sont souvent démontées, cachées dans des conteneurs à destination des ports haïtiens et dominicains. Munitions (parfois même européennes, comme en 2024 lorsque des cartouches de la marque italienne Fiocchi avaient été saisies), pistolets, fusils AK47 et Barrett arrivent en Haïti. Et les calibres sont de plus en plus gros.

Les biens mal acquis de Rony Célestin

En Haïti, les canaux pour blanchir l’argent des trafics ne manquent pas. « Les matériaux de construction, les stations essences, ce sont souvent des activités écran en Haïti, car ce sont des activités où il y a un flux continu, on construit en permanence. C’est l’occasion de débourser de l’argent liquide en quantité », décrypte Jean-Marie Théodat. Le secrétaire exécutif de l’organisation haïtienne Ensemble Contre la Corruption, M. Edouard Paultre, abonde : « ce sont des sources de blanchiment d’argent connues, avec un manque de contrôle et des affaires qui se font en cash ». S’ajoutent les secteurs des jeux de hasard et de l’immobilier. Sans compter que selon lui, « ceux qui ont le pouvoir politique se placent au-dessus de tout ». Justement, Rony Célestin – qui détiendrait plus de vingt comptes en banque en Haïti, selon un rapport de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC) – possèderait de nombreuses propriétés dans le pays, mais aussi à l’étranger.

Mirebalais, 8 mars 2025. Les secteurs des jeux de hasard sont particulièrement utilisés en Haïti pour le blanchiment d’argent (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

En ce mois de mars 2025, les routes pour Port-au-Prince sont trop dangereuses, et les vols commerciaux ont été interrompus depuis qu’un avion de ligne a été transpercé par des tirs, en novembre 2024. Ils n’ont repris que début juin. La capitale haïtienne, contrôlée à 85% par les gangs, est une ville presque coupée du pays. Seuls quelques hélicoptères font la navette avec le Cap Haïtien, au Nord du pays. 


Les hélicoptères de l’ONU atterrissent à Pétion-Ville, un quartier bourgeois, encore épargné par la violence des gangs. À quelques mètres, l’hôtel le plus chic de la capitale, le Karibe, avec sa piscine et ses cours de tennis. Les affaires de Rony Célestin ne seraient pas loin. Il se murmure qu’il possèderait l’immeuble juste en face, au 18, rue Juvénat 7, le bien nommé Roncel Appartement.

Post promotionnel vantant le Roncel Appartement (Crédit : @leroncelhaiti / Instagram).

Forbidden Stories est en mesure de confirmer que Marie-Louisa Aubin Célestin, la femme de Rony Célestin a été propriétaire de l’immeuble. Selon des documents que nous nous sommes procurés, le 18, rue Juvénat 7, est l’adresse d’enregistrement de Céleste Construction et Immobilier S.A., une des entreprises des époux Célestin. Deux sources affirment aussi que le terrain n’aurait pas été payé, mais volé par l’ancien sénateur, dans un pays sans cadastre, en proie à l’insécurité foncière. Ironie du sort, c’est précisément au Roncel Appartement que plusieurs employés des Nations-unies louent des logements, à plus de 2 000 euros par mois. 

L’étendue de la fortune de Rony Célestin émerge pour la première fois au grand jour au Canada. En 2021, le journal La Presse révèle qu’il possède une villa estimée à 2,6 millions d’euros, avec vue sur le lac des Deux Montagnes à Laval. Marie-Louisa Aubin Célestin, la femme de Rony Célestin, jouissait alors du statut de Consule honoraire d’Haïti dans le pays. Non seulement, les biens n’ont pas été saisis, mais l’adresse de la villa est le siège de deux entreprises enregistrées l’an dernier au nom de la femme et des filles de Célestin, selon le registre des entreprises du Québec. MICA Célestin et CONSTRUCTION, INC (radiée depuis fin mai, NDLR), qui viennent s’ajouter à MICA Poulailler, MICA Shop et MICA commerce de détail, que le couple Célestin possèderait déjà en Haïti.

La villa Laval, située au Canada, est estimée à 2,6 millions d’euros (Crédit : Centris).

République Dominicaine Rony Celestin

Le prestigieux Complexe de Casa Campo, République dominicaine, où Rony Célestin détiendrait une résidence (Crédit : Instagram).

En République dominicaine aussi, les hommes politiques haïtiens réalisent de bonnes affaires. « La République dominicaine est une immense lessiveuse. L’argent sale gagné en Haïti est nettoyé là bas, et on nous retourne l’eau sale de l’argent blanchi. En République dominicaine, on construit des immeubles, des hôtels, c’est un flux d’agent continu. Alors qu’en Haïti, c’est du trafic d’armes, et du trafic d’êtres humains », dénonce le géographe Jean-Marie Théodat. Rony Célestin aurait acheté une villa à Casa de Campo, une station balnéaire dominicaine des plus chics, fréquentée par Bill Clinton, Beyoncé ou les Kardashian.

Une enquête a été ouverte par la justice haïtienne sur la déclaration de patrimoine de Rony Célestin. Selon son avocat, Emmanuel Exil, c’est aux enquêteurs « d’apporter les preuves des biens détenus ». Son client, affirme-t-il, a « divorcé », même s’il ne peut préciser quand. En conséquent, « on ne peut pas mettre les biens de sa femme comme étant les siens »

Pourtant, dans un document notarié canadien consulté par Forbidden Stories, les époux Célestins déclaraient encore être mariés en 2021, et ce depuis 1998. Par ailleurs,  un recours formé devant la justice canadienne en avril 2024 par Rony Célestin mentionne “l’achat (d’une) propriété du demandeur et de son épouse au Québec”. Contacté, son avocat canadien n’a  pas donné suite.

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Face à une corruption endémique, des sanctions internationales qui tardent

L’ancien président haïtien Michel Martelly, les anciens premiers ministres Laurent Lamothe et Jean Henry Céant, plus d’une dizaine d’hommes politiques et d’entrepreneurs haïtiens de premier plan sont aujourd’hui sanctionnés par les États-Unis et le Canada, pour corruption, trafic de drogue ou liens avec les gangs.

Rony Célestin en fait partie, placé sous sanctions en 2022 par les États-Unis pour trafic de drogue et par le Canada qui  « a des raisons de croire » que Rony Célestin et d’autres « utilisent leur statut d’ancien ou d’actuels titulaires d’une charge publique pour protéger et permettre les activités illégales de gangs criminels armés, notamment par le blanchiment d’argent et d’autres actes de corruption ».

En avril 2024, Rony Célestin a contesté les sanctions canadiennes devant la Cour Fédérale de Montréal et a demandé à ce que son nom soit radié de la liste de sanctions, arguant de “l’absence de preuves”, et qualifiant cette décision de  “déraisonnable”. 

« Cela donne un tableau général qui montre que la corruption a un caractère endémique, structurel, systémique. », estime le chercheur Frédéric Thomas. « Cela met aussi en évidence ce que la communauté internationale ne voulait pas voir et qui est dénoncé depuis des années : une classe prédatrice qui se partage le pouvoir économique et politique, avec une logique de captation, de prédation, et une instrumentalisation des bandes armées, pour s’enrichir. »

Mais ces sanctions peinent à se matérialiser. « On finit par se demander pourquoi, malgré les accusations, il n’y a aucune arrestation, aucun procès ? Rien n’est fait pour les traduire en justice », regrette Jean-Marie Théodat. Les sanctions les plus efficaces pourraient provenir du Conseil de Sécurité des Nations Unies. En 2022, un nouveau régime de sanctions est créé pour Haïti. Il comprend un gel des avoirs, et une interdiction de voyager. « Je pense que ce n’est pas pris à la légère par les individus qui ont des avoirs à l’étranger, qui peuvent se déplacer, qui parfois possèdent plusieurs nationalités », rapporte une source diplomatique. Sauf qu’à ce stade, le personnel politique est épargné. Sur les sept individus pour l’instant sanctionnés, six sont des chefs de gangs. 

« Contre-productif » et « inefficace » jugent plusieurs analystes : souvent, les chefs de gangs ne sortent pas d’Haïti et n’ont pas d’avoirs à l’étranger. Les sanctions de l’ONU n’agissent plus comme une  « épée de Damoclès » qui pèse sur l’élite haïtienne. « Depuis deux ans et demi, les sanctions se sont concentrées sur les leaders de gangs, à l’exception d’un ancien député. L’effet dissuasif sur les soutiens politiques et économiques des gangs, presque jamais inquiétés, s’est dissipé », juge Romain Le Cour GrandMaison.

Il y a environ un mois, une nouvelle liste d’individus a été suggérée par les experts au Conseil de Sécurité, « avec une bonne part d’hommes politiques et d’hommes d’affaires », précise une source diplomatique. Selon les informations de Forbidden Stories, le comité d’experts des Nations Unies aurait recommandé de placer Rony Célestin sous sanctions. Une décision qui reviendra aux États membres du Conseil de sécurité de l’ONU.

L’avocat de Rony Célestin, Emmanuel Exil, ne semble guère s’inquiéter pour son client. Il compare les sanctions au « rossignol qui chante » : « Il n’y a pas de plainte, et il n’y a pas de preuve !, expose-t-il. C’est à charge de l’ONU, à l’ambassade du Canada et [à celle] des États-Unis d’apporter des preuves, sinon ça ne vaut rien. »

Route à la sortie de Belladère, en mars 2025. La région était encore épargnée par les gangs. (Crédit : Eloïse Layan / Forbidden Stories).

À Hinche, le fief de Célestin, la population redoute aujourd’hui l’arrivée des groupes armés : les « Talibans » de Canaan et les « 400 Mawozo » sont à cinquante kilomètres à peine. Difficile de savoir si les liens présumés de Rony Célestin avec les 400 Mawozo le protègent.  « Si les groupes armés sont parfois financés par des hommes politiques et des businessmen, ils ne leurs prêtent pas nécessairement allégeance », décrypte un représentant d’une organisation internationale. Vont-ils s’affranchir des politiques ? La coalition Viv Ansanm (Vivre Ensemble), créée en septembre 2023, et désignée  « organisation terroriste » par les États-Unis, regroupe des factions autrefois rivales et a permis aux gangs de gagner en puissance et en autonomie. Ils avancent pour l’instant de manière spectaculaire loin de leur base, sans que l’on ne puisse savoir s’ils seront capables de soutenir cette extension dans le temps. À Mirebalais, toutes les personnes rencontrées en mars dernier ont aujourd’hui pris la fuite.

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