Gaza Project

De la calomnie à l’exil subi : le photographe Yasser Qudih, ciblé pour avoir fait son travail

Le 7 octobre 2023, ce photographe gazaoui a pris des photos de l’attaque du Hamas contre Israël. Une ONG pro-israélienne le soupçonne d’avoir été prévenu en amont par l’organisation islamiste. Sa maison a été bombardée, tuant huit membres de sa famille et le laissant rongé de culpabilité. Forbidden Stories et ses partenaires reviennent sur la campagne de diffamation qui l’a conduit à l’exil et au chômage.

(Crédit : Forbidden Stories)

Nos révélations
  • L’organisation pro-israélienne HonestReporting soupçonne le photographe Yasser Qudih de s’être « coordonné » avec le Hamas pour couvrir dès le début les attaques du 7 octobre.
  • Pourtant, nos analyses attestent qu’il est entré en Israël pour prendre des photos plus de deux heures après les attaques.
  • HonestReporting a multiplié les billets critiques contre le photojournaliste qui a dû arrêter son métier après s’être réfugié en Egypte.

Par Cécile Andrzejewski

Avec Sofía Álvarez Jurado (Forbidden Stories), Hoda Osman (ARIJ), Miguel Ramalho (Bellingcat).

 

27 mars 2025

« Je n’ai rien fait de mal, j’ai juste fait mon travail. C’est tout. Peut-être que cette frappe ne me visait pas. Nous ne savons pas. Mais malheureusement, encore aujourd’hui, je ne peux pas oublier ce qui s’est passé. Les gens qui étaient venus s’abriter chez moi, sous ma protection, sont morts dans ma maison. »

Près d’un an et demi après les frappes qui ont visé sa maison et tué huit membres de sa famille, dont trois enfants, le photojournaliste gazaoui Yasser Qudih se débat toujours avec son sentiment de culpabilité. « Ma femme me dit que la mort des nôtres est de notre faute. Ils sont peut-être morts à cause de nous. Je n’en peux plus de continuer à me reprocher qu’ils soient morts par ma faute. » Rationnel, il explique pourtant que quatre autres endroits ont été touchés au même moment, dans la nuit du 12 au 13  novembre 2023, et que la frappe meurtrière a visé un terrain adjacent à sa maison, détruite par la force de l’explosion.

Les destructions au pied de la maison du journaliste Yasser Qudih, le 13 novembre 2024 (Crédit : Yasser Qudih).

Les restes de la maison du photographe au lendemain de la frappe, le 13 novembre 2024 (Crédit : Yasser Qudih).

Des journalistes « pas différents des terroristes » selon un ministre israélien

Surtout, en quoi des photos signées de son nom le rendraient-elles « coupable » ? Photographe indépendant depuis 2005, travaillant pour différents médias, Yasser Qudih a été l’un des premiers journalistes gazaouis à couvrir l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023. Et c’est précisément ce qui a fait de lui la cible d’une campagne de dénigrement, organisée par l’organisation israélienne HonestReporting. Cette ONG fondée en 2000 pendant la deuxième intifada s’est donné pour mission de « répondre aux inexactitudes et aux préjugés » dans les articles évoquant Israël.

Dans un billet publié le 8 novembre 2023, quatre jours avant la frappe meurtrière sur la maison du journaliste, HonestReporting s’interrogeait : « Le 7 octobre, les terroristes du Hamas n’ont pas été les seuls à documenter les crimes de guerre qu’ils ont commis au cours de leurs attaques meurtrières dans le sud d’Israël. Certaines de leurs atrocités ont été captées par des photojournalistes basés à Gaza et travaillant pour les agences de presse Associated Press et Reuters, dont la présence matinale dans la zone frontalière violée soulève de sérieuses questions éthiques. Que faisaient-ils là, si tôt, en ce samedi matin qui aurait normalement été calme ? Leur action était-elle coordonnée avec le Hamas ? ».

Ainsi, la seule présence des journalistes sur le lieu des événements sous-entendrait qu’ils connaissaient, en amont, le plan du Hamas. Parmi les six professionnels visés : Yasser Qudih, pour des photos publiées chez Reuters.

Le titre de l’article d’HonestReporting mettant en accusation Yasser Qudih : « Frontières enfreintes : Les photos d’AP et Reuters sur les atrocités commises par le Hamas soulèvent des questions éthiques » (Crédit : Capture d’écran, Forbidden Stories).

L’ONG, qui n’a pas répondu aux questions de Forbidden Stories, n’a pourtant pas de preuve à faire valoir contre lui. « Reuters a publié les photos de deux photojournalistes qui se trouvaient à la frontière juste à temps pour assister à l’infiltration du Hamas : Mohammed Fayq Abu Mostafa et Yasser Qudih. Ils ont tous deux pris des photos d’un char israélien en flammes du côté israélien de la frontière », décrit le billet d’HonestReporting.

Cela n’empêche pas les plus hautes instances israéliennes de reprendre, dès le lendemain, les accusations à leur compte sur le réseau social X. Benny Gantz, alors ministre au cabinet de guerre, assène : « Les journalistes qui étaient au courant du massacre et qui ont quand même choisi de rester là, spectateurs passifs, pendant que des enfants étaient massacrés, ne sont pas différents des terroristes et doivent être traités comme tels. » Cette déclaration d’un ministre de tout premier plan engage-t-elle le gouvernement israélien ? Était-elle concertée ? Sollicité sur ce point par Forbidden Stories, le bureau du Premier ministre israélien n’a pas répondu à nos questions. Le compte X officiel de l’État d’Israël poste quant à lui le message suivant : « [Associated] Press, CNN, le New York Times et Reuters avaient des journalistes embarqués avec des terroristes du Hamas lors du massacre du 7 octobre » – avant de supprimer cette déclaration. Enfin, le bureau du chef de gouvernement Benyamin Nétanyahou qualifie les journalistes de « complices de crimes contre l’humanité ». De son côté, l’agence de presse Reuters publie un communiqué où elle annonce « [nier] catégoriquement avoir eu connaissance de l’attentat ou avoir eu des journalistes embarqués avec le Hamas le 7 octobre ».

Tweet du Premier ministre israélien reprenant les accusations formulées par HonestReporting à
l’encontre de certains journalistes gazaouis. (Crédit : Capture d’écran – Forbidden Stories)

Le 10 novembre, deux jours après la publication de ce billet, le directeur exécutif d’HonestReporting, l’ancien journaliste Gil Hoffman, se dit « soulagé » de la réponse des différentes agences de presse. « Nous avons posé des questions, nous n’avons pas donné de réponses », se défend-il. Il fait également marche arrière auprès de Reuters, expliquant « que son organisation n’a pas prétendu savoir que les groupes de presse avaient eu connaissance au préalable de l’attaque du Hamas ». Sollicitée par Forbidden Stories, l’ONG nous a répondu sur X : « Qu’ils aient été informés ou non de l’attaque, ils faisaient partie du plan médiatique du Hamas et étaient autorisés et encouragés à documenter les atrocités pour l’organisation terroriste (…) Les journalistes s’efforcent toujours d’être les premiers sur les lieux. Mais dans ce cas précis, cela devrait soulever de sérieuses questions. »

Un journaliste parti faire son travail

Ces accusations ne reposent cependant sur aucun élément concret. Elles seront pourtant lourdes de conséquences pour Yasser Qudih et les siens. Interrogé dans le cadre du deuxième volet du Gaza Project, le photojournaliste retrace d’abord son parcours professionnel : « J’ai collaboré avec tous les magazines et journaux internationaux, sans distinction. J’ai travaillé à Gaza, j’ai couvert la Coupe du monde au Qatar 2022, j’ai travaillé en Égypte pendant la révolution et la période de transition », énumère-t-il. En mai 2018, il est gravement blessé par un tir de sniper israélien alors qu’il porte un gilet « Press » lors de la « marche du retour » – un mouvement de protestation hebdomadaire réclamant le retour des réfugiés palestiniens et la fin du blocus israélien sur Gaza. Sa convalescence dure plusieurs mois.

Cette image montre la photo prise par Yasser à 31.34512, 34.30643, où l’azimut du soleil est dessiné à partir de trois marqueurs visuels alignés, puis porté sur Google Earth pro pour une mesure du cap (azimut). Cette valeur combinée avec l’orientation, la date et les coordonnées correspond aux métadonnées de l’heure de la photo – 06.52am heure locale – avec une marge d’erreur de 5 minutes.

Le 7 octobre 2023, jour de l’attaque terroriste du Hamas sur Israël, le photographe est réveillé par le bruit et les flashs de lumière, qu’il prend d’abord pour un orage. « Ma maison se situe près de la frontière, à 6 km. Mais je n’y suis pas allé directement, je me suis rendu dans la zone la plus élevée de Khan Younès, dans un restaurant appelé Titanic », pour obtenir une vue panoramique. Il y prend sa première photographie à 06 h 52, selon les métadonnées de l’image – confirmées par une analyse de notre partenaire Bellingcat, qui a vérifié l’emplacement et l’heure de la photo avec l’azimut solaire à ce moment-là – soit une vingtaine de minutes après le début des événements. « Chaque fois qu’il se passe quelque chose, nous montons en haut de cette tour car elle offre un accès Internet et un point d’observation élevé pour photographier les explosions et les bombardements. »

Une des photos de Yassr Qudih publiée sur le site de Reuters en octobre 2023, dans le cadre de la série « En images : Sept jours en Israël et à Gaza » de l’agence de presse (Crédit : Capture d’écran / Forbidden Stories).

Ce jour-là, le photojournaliste envoie aussi ses images à l’agence chinoise Xinhua, mais décide rapidement de rentrer chez lui. Selon son récit, il prévient son interlocuteur au sein de Xinhua de la dangerosité de la situation. « À la frontière, j’ai découvert qu’ils amenaient des Israéliens et des travailleurs thaïlandais. J’ai eu peur, honnêtement. Je me suis arrêté à la frontière, les chars étaient en feu, j’ai pris quelques photos et je suis parti. » Aujourd’hui encore, Yasser Qudih « se reproche » d’être sorti ce jour-là. Mais, « les journalistes, vous savez, ils sont curieux par nature, ils aiment tout voir et tout savoir ». 

« Quand les allégations [à son sujet, NDLR] ont commencé à paraître au bout d’un mois, j’étais terrifié, la campagne était féroce », raconte le journaliste. Quatre jours après le billet de HonestReporting surviennent les bombardements meurtriers sur son quartier, puis sa propre maison, où s’abritaient de nombreux proches. Huit morts, dont trois enfants.

Dans une dépêche, l’agence Reuters, qui avait publié ses photos, souligne la proximité des deux événements : « Des frappes meurtrières ont touché la maison à Gaza d’un photographe de presse quelques jours après qu’un groupe de défense des médias israéliens a remis en question sa couverture de l’attaque du Hamas du 7 octobre, déclenchant des menaces de mort contre lui sur les réseaux sociaux. »

Yasser Qudih à la cérémonie de remise du prix Pulitzer, le 25 octobre 2024, à New York (Crédit : Profil Facebook Yasser Fathi Qudih).

L’agence admet néanmoins n’avoir « pas pu vérifier qui était responsable des frappes, ni pourquoi la maison de Qudih dans le sud de Gaza a été ciblée ou si les frappes étaient liées au rapport d’HonestReporting ». De son côté, l’organisation insiste auprès de Forbidden Stories : « Nous maintenons tout ce que nous avons écrit avant et depuis le 7 octobre 2023. Croyons-nous qu’une frappe aérienne sur la maison de Qudih soit liée à notre article ? Non. Car Israël ne cible pas les journalistes en tant que tels. »

Six mois plus tard, en mai 2024, Reuters remporte le prix Pulitzer dans la catégorie « photographie d’actualité ». Yasser Qudih figure parmi les photographes récompensés pour leur couverture de l’attaque du 7 octobre… et a droit de nouveau à un billet d’HonestReporting. Son directeur exécutif avait pourtant affirmé, dès novembre 2023, n’avoir aucun problème avec les deux photojournalistes freelance – parmi lesquels Yasser Qudih – auprès desquels Reuters avait acquis des images.

Une fois de plus, l’organisation lui reproche d’avoir été sur les lieux de l’attaque « assez tôt ce matin-là pour prendre une photo d’un char israélien en flammes après être entré illégalement dans l’État juif ».

D’après les métadonnées de la photo, que nous avons pu vérifier, elle a pourtant été prise aux alentours de 8 h 30 ce jour-là soit deux heures après le début des attaques. HonestReporting critique également une autre photo prise côté israélien, quelques minutes avant la précédente. On y voit un homme armé, de dos, ce qui suggère selon l’ONG que le journaliste « avait au moins leur accord tacite pour documenter et diffuser leurs actions ».

Le titre d’un article d’HonestReporting mettant en accusation Yasser Qudih : « Le photographe qui s’est infiltré en Israël le 7 octobre est récompensé dans le cadre du prix Pulitzer décerné à Reuters ». (Crédit : Capture d’écran – Forbidden Stories)

Un prix Pulitzer au chômage

Enfin, en décembre 2024, sur X, HonestReporting publie une photo du journaliste recevant un autre prix, en 2021 celui-là, avec le message suivant : « Yasser Qudih : Un photographe indépendant qui a été honoré par le Hamas en tant que “partenaire de travail” ». La cérémonie en question constitue en fait en une célébration annuelle organisée par le bureau médiatique du gouvernement de Gaza – tenu donc par le Hamas, au pouvoir dans l’enclave. Ce bureau était chargé de produire des communiqués de presse et surtout de délivrer les autorisations de travail aux journalistes. « N’importe quel journaliste à Gaza doit passer par là pour travailler, même pour obtenir les autorisations pour les journalistes étrangers entrant à Gaza », nous explique un journaliste gazaoui sous couvert d’anonymat. Accepter ce prix « ne veut pas dire qu’on travaille avec eux ou qu’on soutient le Hamas ou autre », ajoute ce dernier.

Photo de Yassr postée le 24 février 2025, accompagnée de la légende : 
« C’est la vie, c’est tout » (Crédit : Profil Facebook Yasser Fathi Qudih).

« Ces accusations m’ont touché comme mes collègues, reprend Yasser Qudih. [Les agences de presse] ont arrêté de nous faire travailler. En février 2024, Reuters m’a prévenu qu’ils ne pourraient plus prendre mes photos, en raison de la violence de la campagne à leur encontre. » Sur le site d’HonestReporting, il est en effet possible d’écrire directement aux responsables de l’agence pour les alerter du « comportement contraire à l’éthique et non professionnel » de certains de leurs employés, dont Yasser Qudih, nommément cité. Le photojournaliste reconnaît avoir « perdu espoir » à ce moment-là : « C’était comme admettre que j’avais fait quelque chose de mal. »

Alors, après deux mois d’enfer, il parvient à quitter Gaza avec sa femme et ses enfants, avec l’accord des autorités israéliennes. « J’avais atteint un tel stade d’effondrement et de faiblesse [après le bombardement de sa maison, NDLR] Ma mère m’a dit que si je ne me sentais pas à l’aise, je pouvais partir. J’ai commencé à douter de moi-même, je me suis dit que mes photos pouvaient avoir causé la mort de toute ma famille. C’est pour cela que je suis parti. » En Égypte depuis neuf mois, le photojournaliste n’a pas réussi à exercer son métier « une seule minute ». « Mon seul souhait, c’est de recommencer à prendre des photos, j’ai envie de fermer les yeux, de les ouvrir et de me retrouver à Gaza. »