Forbidden Stories
Gaza Project

« Gaza Project » : comment Forbidden Stories a enquêté sur la mort de plus de 100 journalistes à Gaza

Depuis le 7 octobre, plus de 100 journalistes ont été tués. Durant quatre mois, Forbidden Stories et ses partenaires ont enquêté sur les circonstances de la mort de ces journalistes, mais aussi sur tous ceux qui ont été visés, menacés ou blessés en Cisjordanie et à Gaza. Ces investigations révèlent un constat glaçant : nombre d’entre eux ont été ciblés alors même qu’ils étaient identifiables en tant que journalistes.

(Visuel : Mélody Da Fonseca)

Par Cécile Andrzejewski, Léa Péruchon et Phineas Rueckert

25 juin 2024

Partenaires du Gaza Project 

Paper Trail Media Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ) Le Monde The Guardian AFP +972 Magazine  Local Call Radio France Der Spiegel Der Standard – ZDF – Tamedia-Group

 

Équipe de Forbidden Stories 

Directeur du consortium : Laurent Richard

Éditeurs : Annie Hylton, Edouard Perrin 

Journalistes : Aïda Delpuech, Cécile Andrzejewski, Eloïse Layan, Léa Peruchon, Mariana Abreu, Paciane Rouchon, Phineas Rueckert, Sofía Álvarez Jurado⁩, Youssr Youssef

Journaliste consultant : Walid Batrawi

Coordination de la publication : Clément Le Merlus

Fact-check : Emma Wilkie, Mashal Butt, Nicole Dirks

Secrétariat de rédaction : Chris Knapp, Léna Coulon, Mashal Butt, Simon Guichard

Traduction : Amy Thorpe, Carole Coen, Paciane Rouchon, Rouaa Al Houjayri, Sophie Stuber, Work With Words

Communication : Clarisse Jacq, Matthieu Gerrer, Emma Chailloux

Graphisme : Mélody Da Fonseca

Vidéos : Anouk Aflalo Doré⁩, Vincent Bourre, Youssr Youssef

Intégration : Thibault François

« C’est l’une des attaques les plus flagrantes contre la liberté de la presse que j’ai jamais connues. L’impact dans ce domaine à Gaza, dans la région et dans le reste du monde est quelque chose que nous ne pouvons pas accepter. »

Le directeur du programme du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) Carlos Martínez de la Serna ne mâche pas ses mots à propos du bilan meurtrier infligé à la profession par le conflit à Gaza.

Bien que les chiffres varient, les premières estimations du CPJ dénombrent 103 journalistes palestiniens parmi les plus de 37 000 morts de la guerre d’Israël contre Gaza depuis le 7 octobre 2023. Ce jour-là, des membres du Hamas, considéré comme organisation terroriste selon les États-Unis et l’Union Européenne, avaient attaqué Israël, tuant plus de 1 100 personnes, dont 767 civils, et prenant au moins 200 otages. Cinq autres journalistes – deux Israéliens et trois Libanais – font également partie des victimes, ce qui porte le nombre total de décès de journalistes à 108 en moins d’un an, selon le CPJ.

Réagissant à ce nombre record, Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre le travail de journalistes tués, a enquêté sur le ciblage de professionnels de l’information à Gaza, mais aussi sur d’autres cas de membres de la presse qui auraient été visés, menacés ou blessés depuis le 7 octobre.

En réponse au consortium, un porte-parole de l’armée israélienne, a dit : “Le narratif que l’IDF vise intentionnellement les journalistes est complètement infondé et fondamentalement faux.”

Aujourd’hui, après quatre mois de travail collaboratif, nous publions le « Gaza Project ». Cette coopération sans précédent, coordonnée par Forbidden Stories, a fait appel à 50 journalistes de 13 médias internationaux.

Dans le cadre de cette enquête, Forbidden Stories et ses partenaires ont contacté à distance plus de 120 témoins dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, dont des journalistes et des personnes ayant assisté à des activités militaires. Nous avons consulté quelque 25 experts en balistique, armes et analyse audio, dont Earshot. Les journalistes étrangers n’ont été autorisés à entrer dans Gaza que lors de « circuits » organisés sous escorte israélienne. Étant dans l’impossibilité d’enquêter librement de l’intérieur de la bande de Gaza, les membres du consortium ont associé les témoignages à distance aux images satellites de Planet Labs et de Maxar Technologies. Les preuves collectées ont été sauvegardées sous forme numérique sur la plateforme Atlos, un espace de travail collaboratif qui a permis à tous les partenaires du consortium de rassembler les éléments dans un seul et unique endroit, afin de les classer par incident et de constituer une archive.

Forbidden Stories et ses partenaires se sont également entretenus avec des journalistes qui ont été menacés ou agressés dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.

« Je me souviens qu’un jour, j’ai dit au revoir à mes enfants et à ma femme avant de partir travailler, parce qu’il ne se passe pas 24 heures sans que nous soyons arrêtés, ciblés par des tirs ou agressés par des colons », a déclaré Omar Abu, journaliste et directeur du bureau de Jéricho de Palestine TV.

« Alors que ce gilet “Press” était censé nous identifier et nous protéger selon le droit international, les conventions internationales et les conventions de Genève, il constitue désormais une menace pour nous », déplore Basel Khair Al-Din, un journaliste palestinien à Gaza, qui pense avoir été ciblé par une attaque de drone alors qu’il portait son équipement marqué « Press ». « C’est ce gilet qui a failli nous tuer, ce qui est arrivé à tant de nos confrères journalistes et employés des médias. »

Pour étayer les informations recueillies sur le terrain, nous avons étudié les données de trois organisations de défense de la liberté de la presse : le CPJ, Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ) et le Syndicat des journalistes palestiniens (Palestinian Journalists Syndicate, PJS). Nous avons aussi examiné la destruction totale ou partielle des bâtiments et des locaux qui étaient clairement signalés comme étant des infrastructures de presse.

Selon notre décompte, au moins 40 journalistes et employés des médias ont été tués à leur domicile. Au moins 40  journalistes et employés des médias travaillant pour ce qu’Israël décrit comme des médias affiliés au Hamas ont perdu la vie. Forbidden Stories et ses partenaires ont identifié au moins 18 journalistes qui ont été tués, blessés ou auraient été ciblés par des drones, et six bâtiments abritant des rédactions totalement ou en partie détruits. Au moins 14 journalistes portaient un gilet marqué « Press » au moment où ils ont été tués, blessés ou auraient été ciblés.

« S’il y avait eu 100 ou 140 journalistes israéliens [ou ukrainiens] tués, je ne pense pas que la réaction internationale serait la même », commente la porte-parole du PSJ, Shuruq As’ad. « Je ne souhaite à aucun journaliste de mourir, qu’il soit israélien, ukrainien ou palestinien. Les journalistes doivent pouvoir travailler et être protégés quelle que soit leur nationalité et quel que soit le pays dans lequel ils se trouvent. »

Les experts que Forbidden Stories a consultés font valoir que la nature du travail journalistique dans un contexte de conflit implique que les reporters « doivent être aussi près que possible des affrontements, parce que c’est précisément cela qu’ils couvrent », souligne Irene Khan, la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression de l’ONU. « Cela les rend particulièrement vulnérables aux attaques », ajoute-t-elle.

Pourtant, selon nos conclusions, dans certains cas, des journalistes ont été ciblés alors même qu’ils étaient identifiables en tant que professionnels de l’information.

Parmi les 80 journalistes membres de la Maison de la Presse qui ont reçu un gilet « Press », un bureau partagé et un espace collectif créé pour les reporters à Gaza, 11 ont été tués. Ces locaux symboliques ont eux-mêmes été détruits.

« La Maison de la Presse était mon stylo, ma langue, mes yeux et mes oreilles », déclare Ahmed Qannan, l’un des fondateurs du lieu. « Ce qui me fait mal, c’est qu’une partie de moi a été arrachée après qu’il a été détruit par la machine de guerre israélienne. »

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