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Gazawood, le compte qui désinforme en masse, selon une organisation israélienne

Le compte X israélien Gazawood prétend débusquer les « mensonges » supposés des Palestiniens de Gaza. Mais Forbidden Stories et ses partenaires révèlent l’étude d’une ONG israélienne selon laquelle Gazawood pratique, en réalité, la désinformation en ligne à grande échelle.

Nos révélations

  • Seuls 5,75% des « debunks » (les démystifications de fausses informations) de Gazawood sont crédibles selon l’ONG israélienne Fake Reporter.
  • Nous avons identifié trois personnalités impliquées dans ce compte X : un israélien écrivain pour la jeunesse, un historien américain coutumier des attaques contre les journalistes et un ancien général de l’armée israélienne.

Par Frédéric Métézeau

11 avril 2025

Avec Itamar Benzaquen (The Seventh Eye/Shakuf) et Nicolas Falez (RFI).

« Hossam Shabat est-il vraiment mort ? Les preuves soulèvent de sérieux doutes : sa ‘mort’ pourrait avoir été mise en scène pour des raisons inconnues ».

Ce message aux accents complotistes a été posté le 26 mars 2025 par le compte X Gazawood (plus de 70 000 abonnés). Deux jours plus tôt, Hossam Shabat, reporter d’Al Jazeera, a été tué dans le nord de la bande de Gaza par le Shin Bet – le service israélien de renseignements intérieur – et l’armée. Cette dernière affirme qu’elle visait « un terroriste du Hamas ». Selon le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ), il s’agit d’un « meurtre ».

Le transport sur une civière d’Hossam Shabat après avoir été touché par une frappe israélienne, filmé par le journaliste AbdalQader A Sabbah, le 24 mars 2025 (Crédit : @abd.sabbah / Instagram).

Portrait du journaliste Hossam Shabat posté sur son compte instagram le 25 mars 2025, au lendemain de sa mort (Crédit : @hossam_shbat / Instagram). 

Malgré ces affirmations et les nombreuses vidéos sur le net montrant le journaliste inanimé près de sa voiture, puis ses obsèques, Gazawood suggère qu’Hossam Shabat ne serait pas mort : « Tout cela est faux. Hossam a mis en scène sa propre mort ». Les arguments avancés ? Il n’y aurait pas assez de dégâts au sol après le bombardement supposé ou bien le sang sur son corps ne correspondrait à aucune blessure réelle. « Nous ne prétendons pas poser des faits, nous posons simplement les questions qui fâchent », écrit l’auteur du message, ouvrant la porte à toutes les interprétations et à la théorie du complot. 

Pour le Gaza Project, Forbidden Stories son partenaire israélien The Seventh Eye/Shakuf et RFI ont enquêté sur ce compte Gazawood. Nous nous sommes appuyés notamment sur les travaux de l’ONG israélienne Fake Reporter, engagée dans la lutte contre la désinformation et la haine en ligne.

Les Palestiniens accusés de mentir systématiquement

Les images de la mort du petit Mohammed Al-Dura le 30 septembre 2000 qui ont fait le tour du monde (Crédit : France 2 / AFP).

L’histoire débute pendant la deuxième intifada. Le 30 septembre 2000, France 2 filme et diffuse la mort du petit Gazaoui Mohammed Al-Dura, tué dans les bras de son père par des tirs de l’armée israélienne. Mais l’historien médiéviste américain Richard Landes est persuadé que le correspondant de la chaîne publique Charles Enderlin, a tout fabriqué (voir encadré). Il crée alors le terme Pallywood, contraction de Palestine et Hollywood. « C’est comme si c’était une industrie cinématographique, explique Ghassan Mattar, chercheur et spécialiste OSINT pour Fake Reporter. Cela vise à prétendre que tout ce qui provient des Palestiniens est un mensonge ».  

Le compte Gazawood est lui créé sur X en novembre 2023 après qu’Israël a lancé sa guerre à Gaza en représailles aux attaques terroristes du Hamas. « Il a adapté ce terme au conflit actuel pour dire que tout ce qui sort de Gaza est un mensonge par essence » poursuit Ghassan Mattar.

Le compte X Gazawood décrit sa démarche comme consistant en « exposer le rôle de la manipulation des médias dans la conception des récits anti-israéliens et occidentaux » (Crédit : Capture d’écran, Forbidden Stories).

Grâce aux investigations numériques recoupées par des témoignages humains, Fake Reporter et The Seventh Eye ont identifié la personnalité à l’origine du compte : il s’agirait selon eux d’Idan Knochen, un juif ultra-orthodoxe de Jérusalem connu jusqu’ici comme auteur de livres fantastiques pour les jeunes lecteurs. Dans une conversation avec nos partenaires, il a confirmé cette information mais refusé de donner une interview, préférant les renvoyer vers une autre personnalité impliquée dans Gazawood. Et qui n’est autre que… Richard Landes. « Ils m’ont sollicité et nous essayons de coordonner un projet pour présenter toute la problématique de cette mise en scène », confirme ce dernier à The Seventh Eye. 

Richard Landes évoque également l’ancien Général de brigade israélien Yossi Kupperwasser, ex-directeur général du Ministère des Affaires stratégiques. Joint par Seventh Eye, ce dernier n’a pas souhaité s’étendre sur le sujet : « Je n’ai pas d’implication directe dans le projet. J’ai mis Richard en contact avec différents interlocuteurs afin qu’il puisse leur présenter l’idée ». Yossi Kupperwasser ne veut pas dévoiler non plus le nom de ces « interlocuteurs ». Une certitude : Gazawood a un impact indéniable. Outre son compte X, il opère un site web, un compte public Telegram et s’appuie sur un réseau de personnalités très suivies sur X qui republient ses messages.

Cartographie des 30 plus gros comptes X ayant partagé du contenu publié par Gazawood entre le 1er janvier et le 9 avril 2025  (Crédit : Fake Reporter).

Selon Fake Reporter, entre le 7 octobre 2023 et le 15 juillet 2024, le nombre total de mentions Pallywood (en anglais et en hébreu) a bondi de 5838% sur X. Pour Gazawood, c’est encore plus spectaculaire, en hausse de 29913% sur la même période. Et Richard Landes a d’autres ambitions : « nous aimerions coopérer avec le département du porte-parole de l’armée (…) la plupart des gens de ce département n’étaient même pas nés au moment de l’affaire Al-Dura ».

Questions à Charles Enderlin, journaliste et auteur franco-israélien, ancien correspondant de France 2 à Jérusalem (1981-2015)
Êtes-vous surpris par l'infrastructure et l'ampleur du compte Gazawood ?

Non. Pallywood existe depuis les années qui ont suivi ma diffusion sur France 2 des images de la mort du petit gamin palestinien Mohammed Al-Dura, le 30 septembre 2000 à Gaza. L'image était tellement forte que des groupes très pro-israéliens avaient lancé une véritable campagne pour tenter de démontrer que c'était des images fabriquées. Cela s'est terminé après une très longue procédure judiciaire devant le tribunal à Paris. France 2 et moi-même avions déposé plainte contre un de nos diffamateurs qui a fini par être condamné. Cela s'accompagnait, selon moi, de la volonté de délégitimer mon travail en tant que journaliste. Ça ne me surprend pas de retrouver Richard Landes, le fondateur de Pallywood.  C'est un grand spécialiste de ce genre de délégitimation du travail des journalistes.

Que cherchent les animateurs de ce mouvement Pallywood

D'abord à renforcer le public pro-israélien et les communautés juives, et vérifier que tout le monde soutient bien la position officielle israélienne qui est : 'Israël ne tue pas de civils, Israël ne tue pas d'enfants, il n'y a pas de dommages collatéraux. Toutes les images qui arrivent sont des images montées'. Certains sont même allés jusqu'à expliquer que j'avais tout monté avec le soutien du gouvernement français qui était anti-israélien ! Cela fait partie de la bataille pour l'image. A propos de Gaza aujourd'hui, toutes les images sont sous contrôle. Côté israélien, on ne voit que les images de l'armée israélienne ou celles des journalistes autorisés à accompagner les unités militaires. On ne voit pas beaucoup de victimes palestiniennes quand les Israéliens filment. De même, les journalistes palestiniens - dont certains sont employés par des chaînes internationales à qui l'on peut faire confiance - n'ont pas la possibilité de filmer des combattants du Hamas morts ou vivants. Quand les Palestiniens filment, on ne voit en général que les victimes civiles qui sont bien réelles.

Ces campagnes Pallywood ou Gazawood font-elles du mal au journalisme ?

Évidemment. Cela fait partie du problème qu’affronte le journalisme professionnel aujourd'hui : la guerre contre l'image, contre l'information et contre la réalité. Pallywood  diffuse des bobards. On les qualifie de « fake news » mais pour moi c'est de la désinformation pure et simple. Je retiens de ce qui m'est arrivé qu'il ne faut jamais céder. Des ONG israéliennes font des recherches et nous sortent des chiffres qui confirment ce que l'on voit à Gaza. C'est absolument épouvantable. A mon avis, tout cela finira devant la Cour Pénale Internationale.

Seulement 5,75% de publications crédibles

La collecte et l’analyse des vidéos prétendument issues de Gaza est réalisée au sein du Gazawood Research Group, un groupe Telegram privé que Fake Reporter a pu infiltrer. Dans leurs échanges, une trentaine d’abonnés analysent ces vidéos pour essayer de les démystifier. 

Sauf que, selon le chercheur Ghassan Mattar, Gazawood lui-même ment et désinforme en ligne. Après examen des 731 démentis publiés par le compte entre le 25 décembre 2023, date du premier message, et le 25 août 2024, il considère, vérifications à l’appui, que 42 sont « légitimes » : « Seulement 5,75% (environ) du contenu est de la vraie démystification ou de la vérification des faits. Le reste consiste simplement à trouver l’information la plus ridicule dans une vidéo pour prétendre que c’est fabriqué. Mais ce n’est pas comme ça que l’on vérifie des faits », affirme-t-il.  

Le compte enchaîne les accusations pour discréditer les Palestiniens : poupées en guise de corps de bébés, personnes trop souriantes dans les ruines de Gaza bombardée… Les Palestiniens seraient des professionnels de la mise en scène comme en attesterait cette chambre d’hôpital où la visiteuse est entourée d’un cameraman et d’un preneur de son :

«Est-ce un hôpital ? », s’interroge le compte Gazawood (Crédit : Capture d’écran X, Forbidden Stories)

Mais Fake Reporter a découvert que ces images proviennent du tournage d’une série de fiction palestinienne intitulée La terre qui saigne.

Le message X incriminé a été effacé. Interrogé sur la fiabilité du compte, Richard Landes affirme : « je ne connais rien qui ne soit pas vrai. Je sais qu’il y a eu, peut-être, des cas où ça a été sur-interprété. Mais je ne suis au courant de rien ». Quant au chiffre de 5,75% de démentis crédibles, cela lui « semble être une norme extrêmement sévère ».

Scène de la série palestinienne La terre qui saigne, utilisée par le compte Gazawood (Crédit : Capture d’écran YouTube / Forbidden Stories)

Des mensonges toujours « plus gros et plus forts »

Pour se défendre, Richard Landes évoque encore un « chantage émotionnel » à propos des images d’enfants morts à Gaza : « Si on ne compatit pas à toute cette souffrance, alors on n’aurait pas de cœur. J’ai été accusé de ça, vous savez : ‘[Parler de] Pallywood, c’est se moquer de la souffrance des Palestiniens’. Mais non, c’est eux qui se moquent de la souffrance des Palestiniens ». À entendre Marcus Bösch, Pallywood / Gazawood serait un piège tendu aux journalistes professionnels et au grand public : « ces mensonges sont tout simplement plus gros, plus forts et déclenchent plus de réactions dans l’imaginaire ». Selon ce chercheur de l’Université de Hambourg (HAW), spécialiste de la désinformation et des réseaux sociaux, « tout ce jeu de démystification et de vérification des faits est, en réalité, inefficace dans de nombreuses situations, car ensuite l’autre côté démystifie à nouveau le démystificateur. C’est une répétition sans fin ».

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