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Ghana : l'or sale empoisonne les terres et les chaînes de production internationales
Alors que son cours bat tous les records, porté par le chaos géopolitique, la chaîne de fabrication de l’or reste plus opaque que jamais. Blanchiment, mélange d’or dès la sortie de la mine, marché noir : impossible de savoir précisément d’où vient l’or fondu dans les lingots. C’est ainsi que l’or extrait des mines illégales du Ghana, qui dévastent forêts et rivières, s’immisce dans le circuit mondial. Notre enquête, en partenariat avec The Fourth Estate et The Reporters’ Collective, montre que les pépites ghanéennes douteuses pourraient se retrouver dans les chaînes d’approvisionnement des plus grandes entreprises du monde, dont Tesla, Amazon, Starbucks et Xerox.
(Crédit : Alexander Abdelilah / Forbidden Stories)
- L’or artisanal du Ghana est extrait en grande partie illégalement et détruit l’environnement à grande échelle tout en attirant la criminalité organisée.
- Les métaux lourds utilisés dans la production artisanale d’or contaminent les sols, l’eau et les plantations, exposant les Ghanéens à de forts risques sanitaires.
- Cet or à haut risque est susceptible de se retrouver dans les chaînes d'approvisionnement de grandes marques mondiales comme Starbucks, Amazon, Tesla ou Xerox, d’après leurs propres recensements. Amazon et Starbucks évoquent des enquêtes internes suite à nos révélations.
Par Alexander Abdelilah
Avec la contribution d’Anouk Aflalo Doré
24 octobre 2025
Aux yeux des investisseurs, l’or brille plus fort que jamais. Dopé par les tensions mondiales, il n’en finit pas de battre ses propres records, dépassant récemment les 4000 dollars (plus de 3400 euros) l’once.
Acteur méconnu de cette fièvre mondiale, le Ghana entend bien profiter de cette manne. Premier producteur d’Afrique et numéro 6 mondial, le pays peut se targuer d’une tradition aurifère de plusieurs siècles et d’un régime politique stable. La croissance exponentielle des mines illégales d’or parasite toutefois l’image positive de cet or africain et attise les convoitises. Au point de valoir à de nombreux journalistes des agressions lorsqu’ils osent enquêter sur un marché noir florissant. Un travail dangereux que nous avons choisi de poursuivre sur le terrain. Terres contaminées, réserves naturelles accaparées par des groupes armées, cours d’eau pollués : la ruée vers l’or détruit tout sur son passage.
Excavatrices dans une mine illégale à Manso Nkwanta, en février 2024 (Crédit : Mark Asamoah).
Au cœur de l’ancien royaume d’Ashanti, dans le sud-ouest du pays, le métal jaune est vu comme un alter ego du soleil. Depuis le VIIe siècle, on y extrait cette ressource vénérée en puisant dans les terres riches qui longent les nombreux cours d’eau sillonnant la forêt tropicale.
Nous sommes dans les faubourgs de Kumasi, grande ville devenue un passage obligé pour l’or produit dans la région. Cachée derrière un haut portail noir sans signe distinctif, dans la cour d’une grande maison, une échoppe en bois accueille un client en ce jour brûlant de juillet. Cet homme au visage fin est venu seul et ne nous parle qu’à condition de protéger son identité, comme beaucoup d’autres personnes rencontrées lors de ce reportage. L’échoppe est l’une des innombrables raffineries d’or de la région. Et l’homme a dans la poche de son pantalon élimé de l’or brut emballé dans un sachet plastique. Un employé des lieux passe l’or au chalumeau puis le mélange avec des produits permettant d’en extraire les impuretés, et après quelques minutes Jacob* tient une pépite dans sa main.
Fonte d’or brut issu d’une mine illégale dans une raffinerie à Kumasi (Crédit : Alexander Abdelilah / Forbidden Stories)
« Cet or représente cinq jours de travail », glisse-t-il avec un large sourire, en faisant rouler le bout de métal précieux dans sa paume. Un petit caillou qui ravit son portefeuille : mi-juillet, il valait près de 1400 euros, soit plus de deux mois de salaire moyen au Ghana. « Je me déplace de terrain en terrain depuis 2006 pour y chercher de l’or, et en ce moment je fais travailler six orpailleurs », détaille Jacob, qui assume travailler en toute illégalité. « Je n’ai pas fait de demande de licence, c’est impossible d’en obtenir », balaie-t-il. Officiellement, pourtant, la licence est obligatoire pour pouvoir extraire de l’or. Fait aggravant : le propriétaire de la raffinerie dans laquelle il se trouve est une figure locale du secteur de l’or, dont le cheval de bataille est justement la traçabilité de l’or. Une situation qui ne surprend personne ici, tant l’or légal et illégal s’entremêlent dès la sortie des mines.
« Un cocktail mortel de polluants »
Il suffit de se rendre à Manso Nkwanta, une commune située à deux heures de piste au sud-ouest de Kumasi, pour prendre la mesure de cette collusion d’intérêts. Grand gaillard à la voix grave travaillant pour l’assemblée du district Amansie West, Owen* nous montre une mine illégale qui s’est implantée aux abords du village. « Ici, il y avait une maison avant, et la forêt arrivait jusque-là », dit-il en pointant le sol boueux à ses pieds, tandis que son regard embrasse la mine de plus de 600 mètres de large et deux kilomètres de long au bord de laquelle il se tient. À la place des arbres, un chapelet de fossés plus ou moins remplis d’eau criblent le sol rouge, reliés entre eux par des chemins destinés aux engins de chantier.
Malgré ce paysage ravagé, c’est en voisin bienveillant qu’Owen est venu jouer les guides : qu’elles soient légales ou non, les exploitations d’orpaillage rapportent près de 140 000 euros par an au budget du conseil de district, grâce à une taxe sur les quelque 500 pelleteuses indispensables à cette activité. Un mélange des genres entre orpaillage illégal et mines légales auquel cette région aurifère s’est habituée. Au bord de la route qui quitte le village, plusieurs projets immobiliers financés par des orpailleurs illégaux témoignent du blanchiment à l’œuvre dans la région. « Les orpailleurs investissent leur argent dans la communauté locale pour construire des hôtels, des appartements et des écoles », se réjouit Owen. Interrogée sur l’emploi de ces revenus à l’origine en partie illégale, l’assemblée de district n’a pas répondu à nos questions.
Orpailleurs dans la mine illégale de Manso Nkwanta, en février 2024. Crédit : Mark Asamoah
Les mines ont labouré le paysage, mais elles empoisonnent aussi la terre. Dans l’épicentre de la production d’or, où nous nous sommes rendus, la pollution causée par les mines atteint des sommets : un cocktail létal de mercure, d’arsenic et de plomb contamine les sols, l’eau, l’air, les poissons et les plantations. Représentant « de sérieux risques environnementaux et sanitaires » et nécessitant « un besoin urgent de régulation », alerte une étude de l’agence ghanéenne pour la protection de l’environnement publiée en septembre 2025. La teneur des sols en arsenic pulvérise de 4265% les valeurs recommandées. Et sur le terrain, 70% des villageois vivant près d’une mine consomment cette eau de surface contaminée par des produits toxiques. Les orpailleurs comme les riverains risquent d’en payer le prix fort, avec une multiplication de problèmes rénaux, de troubles respiratoires et de maladies métaboliques. « Tous ces métaux lourds vont dans les cours d’eau et s’accumulent dans les poissons que nous mangeons et l’eau que nous utilisons pour irriguer nos légumes », alerte Daryl Bosu, de l’ONG environnementale A Rocha Ghana. « Dans 10 à 15 ans, je crains que nous n’ayons plus aucune forêt intacte. »
« Si vous voulez de l’or propre à 100%, vous partez perdant »
Mais l’or artisanal, très souvent illégal – plus de 75% des zones affectées par les mines de ce type sont en dehors des concessions accordées par l’Etat ghanéen, d’après notre analyse d’images satellite –, ne sert pas seulement à construire quelques bâtiments poussiéreux dans la campagne ghanéenne tout en empoisonnant l’environnement. Notre enquête montre qu’il est également susceptible de contaminer la chaîne d’approvisionnement de grands groupes internationaux, via l’un des acteurs majeurs de l’or au Ghana.
Pour pénétrer au sein de la Gold Coast Refinery, adossée aux pistes de décollage de l’aéroport d’Accra, capitale du Ghana, il faut se soumettre à de nombreux contrôles et laisser tous ses appareils électroniques dans la voiture. Sur le parking, plusieurs fourgons blindés attendent de prochaines cargaisons d’or. Cette raffinerie qui se présente comme « la deuxième plus grande d’Afrique » dépend de l’or artisanal ghanéen. Elle est détenue par Saïd Deraz, un homme d’affaires égyptien à la tête d’Euroget Group, une société active aussi bien dans le conseil financier que la construction d’hôpitaux. Comme en témoigne un entretien publié en 2022 sur le site du Responsible Jewellery Council, l’organisation internationale qui réunit les grands producteurs de bijoux et de montres, Saïd Deraz ne s’en cache pas : « Nous allons accélérer notre engagement avec les petites mines artisanales dont nous achetons l’or, afin de développer une chaîne d’approvisionnement robuste, responsable et traçable ayant un impact positif sur les communautés minières. » Contactés, ni la raffinerie ni le groupe Euroget n’ont donné suite à nos demandes.
Le siège de la Gold Coast Refinery à Accra (Crédit : Alexander Abdelilah / Forbidden Stories)
Il faut dire que les pépites ghanéennes n’ont pas bonne réputation dans le petit monde de l’or. « Si vous croyez pouvoir obtenir de l’or propre à 100%, vous partez perdant », assène Bob*, un expert en achat d’or installé à Londres qui travaille pour l’un des grands noms du secteur, sous couvert d’anonymat. Son analyse de la politique gouvernementale du Ghana n’est pas plus tendre : « Je ne pense pas qu’il y ait une réelle envie de comprendre d’où vient l’or. » Ex-employé de la Gold Coast Refinery, Alan* ne dit pas autre chose. « En l’état actuel de la production d’or au Ghana, il y aura forcément de l’or extrait de manière non responsable dans la chaîne d’approvisionnement. »
Contradiction avec les engagements des multinationales
Malgré les liens directs entre l’or artisanal et la firme Gold Coast Refinery, la raffinerie apparaît dans les déclarations de conformité de multinationales comme Amazon, Tesla, Starbucks ou Xerox. Ce qui signifie que la raffinerie vend de l’or à au moins un de leurs fournisseurs sans qu’il soit possible d’établir à quel niveau exact de la chaîne cet or se trouve, ni dans quelle mesure il se retrouve dans leurs produits. Apprécié pour sa conductivité, l’or est utilisé dans de nombreux composants électroniques, comme les processeurs ou les circuits imprimés. Il peut donc tout aussi bien servir pour une machine à café Starbucks, l’ordinateur de bord d’une Tesla, une imprimante Xerox ou des produits électroniques d’Amazon.
Une potentielle contradiction avec les engagements pris par ces grandes marques américaines vis-à-vis de leurs chaînes d’approvisionnement, qui peuvent exiger que leurs fournisseurs respectent les droits de l’homme, protègent l’environnement ou encore favorisent des pratiques commerciales responsables. Autant de critères qui ne peuvent s’appliquer aux mines à ciel ouvert qui dévastent le sud du Ghana.
Confrontées à nos questions sur l’emploi précis de l’or ghanéen dans leur chaîne d’approvisionnement, les entreprises ont réagi différemment. Alors qu’Amazon annonce mener « une enquête interne », qui pourra donner lieu à des « mesures appropriées », Xerox s’est contenté de renvoyer à sa liste de fournisseurs sans plus de précisions. De son côté, Starbucks dit enquêter « sur tous les signalements de violations potentielles » de son code de conduite des fournisseurs, promettant « des mesures appropriées » en cas d’infraction. Seule firme restée sourde à nos demandes, Tesla a publié en 2025 une liste des fonderies et raffineries présentes dans sa chaîne d’approvisionnement, dans laquelle apparaît Gold Coast Refinery. Cependant, la société explique dans ce document ne pas pouvoir être sûre de la présence effective des sociétés nommées dans sa chaîne d’approvisionnement « compte tenu de la nature des chaînes d’approvisionnement et des marchandises ».
Une analyse que ne partage pas Marc Ummel, de l’ONG suisse Swissaid. « Il y a cette pratique qui s’est développée dans le secteur de l’or depuis des années, qui consiste à mélanger tout l’or », relève-t-il. « Mais s’il y a une réelle volonté de traçabilité, on peut physiquement isoler l’or à chaque étape ; ce sont des coûts supplémentaires. »
Pour tenter de rassurer les acheteurs potentiels et protéger sa poule aux œufs d’or, le gouvernement multiplie les initiatives : interdiction du commerce local d’or aux étrangers, opérations policières médiatiques contre les mines illégales, ou encore mise en place d’une plateforme supposée tracer l’or de la mine à l’exportation d’ici fin 2025.
Depuis son retour au pouvoir en janvier, la principale réforme menée par le président de la République ghanéenne, John Dramani Mahama, est la création d’une instance centralisant l’achat et l’exportation d’or, le GoldBod. Un projet louable, mais dont il a lui-même relativisé les ambitions. Début septembre, il expliquait ainsi que le GoldBod achetait pour le moment de manière indifférenciée de l’or légal et illégal produit dans le pays : « C’est notre pays qui est en train d’être détruit, autant que ça nous profite, plutôt qu’à des revendeurs étrangers. » Si le PDG du GoldBod, Sammy Gyamfi, s’est empressé de le démentir, l’aveu n’en est pas moins éclairant.
* Tous les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes.
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En octobre 2025, une rédaction ghanéenne sécurise déjà régulièrement ses enquêtes en cours auprès de Forbidden Stories.
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