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Une horreur et une errance sans fin. A Jabalia, le reportage inachevé
En octobre 2024, l’armée israélienne opérait sa troisième incursion dans le camp de Jabalia depuis le début de la guerre à Gaza. Un déploiement d’une rare violence, qui a notamment coûté la vie à deux journalistes palestiniens et en a blessé deux autres. L’un d’eux, Fadi Al-Wahidi est désormais paralysé. Nous avons poursuivi son reportage, racontant les conditions de survie et d’exode des habitants de Jabalia.
Jabalia après la troisième incursion de l’armée israélienne, en octobre 2024 (Crédit : Khadija Hmaid).
Par Cécile Andrzejewski et Samer Shalabi
Sami Boukhelifa (RFI) a contribué à cet article.
24 mars 2025
Haute comme trois pommes, son biberon à la main, la petite blonde est recouverte de poussière. Elle a cette démarche désordonnée des jeunes enfants, d’autant qu’elle avance pieds nus sur une route devenue sable à force d’être labourée par les chars. Autour d’elle, les adultes ploient sous le poids des sacs qu’ils portent sur le dos ou traînent à bout de bras, dans le bourdonnement incessant d’un hélicoptère ou d’un drone israélien, surveillés par un tank lancé à pleine vitesse.
Une petite fille gazaouie lors de la fuite de Jabalia à l’automne 2024 (Crédit : Khadija Hmaid).
Tous sont des Palestiniens de Jabalia, fuyant en octobre 2024 la troisième invasion israélienne du camp de réfugiés en un an. Situé dans le nord de la bande de Gaza, ce camp accueille depuis 1948 des milliers de réfugiés ayant fui les villes et villages du sud de la Palestine mandataire, devenus israéliens à la suite de massacres, d’expulsions et de fuite que les Palestiniens appellent Nakba (la « catastrophe »).
« J’ai documenté notre déplacement », raconte Khadija Hmaid, journaliste de 27 ans qui a filmé la petite fille blonde. Elle décrit « les chars lourdement armés, alors que nous n’étions que des femmes et des enfants, intimidés par leurs mouvements et par les armes. [Les soldats israéliens] se moquaient clairement de nos souffrances. »
Une opération militaire massive
Un an après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, qui a engendré un cycle de sanglantes représailles israéliennes à Gaza, ce nouveau déploiement de l’armée à Jabalia a coûté la vie à plus de 400 Palestiniens, dont plusieurs journalistes. Le 6 octobre 2024, dans la matinée, Hassan Hamad, journaliste et photographe indépendant de 19 ans travaillant notamment pour Al Jazeera, se tient sur le toit de sa maison, située à l’intérieur du camp pour filmer l’avancée de l’armée, lorsque le tir d’un drone israélien le « brise », selon les mots de son père, et le tue. D’après une vidéo de RSF, ses cendres tenaient dans une boîte à chaussures.
Mais c’est le 9 octobre que la presse payera le plus lourd tribut. Mohammed Al-Tanani, 26 ans, caméraman pour la chaîne de télévision Al Aqsa – financée et dirigée par le mouvement islamiste Hamas au pouvoir à Gaza et classé « terroriste » par Israël, les Etats-Unis ou l’Union Européenne – est tué lui aussi par le tir d’un drone israélien. Lors du premier volet du Gaza Project, un porte-parole l’armée israélienne avait affirmé à nos partenaires d’ARIJ et du Guardian ne faire « aucune différence » entre travailler pour ce média et appartenir à la branche armée du Hamas – l’armée israélienne avait ensuite démenti le colonel ayant tenu ces propos « ne reflétant pas la politique officielle en matière d’identification des terroristes et de procédures de ciblage ».
Fadi Al-Wahidi exerçant son travail de journaliste à Gaza, avant sa blessure (Crédit : Instagram – Fadi Al-Wahidi).
Mohammed al-Tanani couvrait les opérations des forces israéliennes dans le camp de réfugiés avec son collègue Tamer Lubbad, blessé par la même frappe. Ce jour-là, Fadi Al-Wahidi, caméraman d’Al Jazeera, est grièvement blessé : alors qu’il porte un gilet pare-balles siglé « Press » il reçoit un tir dans le cou, l’une des seules zones de son corps non protégées, qui le laisse dans un état critique. Il reste aujourd’hui paralysé.
Ce reportage que Fadi Al-Wahidi n’a pas pu finir, nous l’avons poursuivi. Malgré ses souffrances, ce dernier a trouvé la force de s’entretenir avec Forbidden Stories et ses partenaires du deuxième volet du Gaza Project depuis son lit d’hôpital, alors à Gaza. « Je filmais mon collègue Anas Al-Sharif, il faisait un reportage sur le déplacement des civils. On nous a signalé des bombardements soudains et indiscriminés sur les maisons, ce qui a poussé les gens à partir sans prendre leurs affaires », décrit, avec difficulté, le journaliste. Pour continuer son reportage interrompu, nous avons contacté des habitants de Jabalia ayant fui le camp à l’automne 2024. Ceux que Fadi Al-Wahidi aurait croisés sur sa route, caméra à l’épaule et micro à la main, s’il n’avait pas été fauché. Nous leur avons demandé de nous raconter leur départ. La plupart d’entre eux, traumatisés, ont choisi de nous décrire leurs conditions de vie, ou plutôt de survie, durant le siège et leur fuite.
« La plus violente invasion de Jabalia »
Famine, eau croupie, déplacements permanents, cadavres qui s’amoncellent, ils dressent un tableau apocalyptique du camp. Abdul Karim Al-Zwaidi, 23 ans, a été déplacé plus de vingt fois. Quand il parle de Jabalia, il commence par décrire un massacre ayant fait plusieurs centaines de morts, « au milieu du camp » en octobre 2023. « Les horreurs du jour du jugement dernier me paraîtront certainement plus douces, vu ce dont j’ai été témoin à ce moment-là », suppose le jeune homme. Puis, il parle de « la seconde invasion » en mai 2024. Il se rappelle d’un moment atroce et de « la profusion de sang qui recouvrait les rues ». Et enfin de celle qui a démarré le 6 octobre 2024, « la plus violente invasion de Jabalia. Avec l’intensité des bombardements, les gens ne savaient pas où aller ».
Le jeune journaliste, comme d’autres civils, trouve refuge à l’hôpital Kamal Adwan, le dernier établissement de santé encore en service dans le nord de Gaza. Un jour, dans la foule des blessés, il aperçoit sa famille, normalement installée dans un autre quartier du camp, à Tal Al-Zaatar. « C’est impossible de décrire ce que l’on ressent quand on voit sa famille touchée. Dieu merci, ils n’avaient que des blessures légères. » Abdul Karim Al-Zwaidi et les siens deviennent « des déplacés parmi les déplacés ». Mais dans cette errance, la nourriture vient à manquer. Avec quatre personnes, le jeune homme décide de retourner à Tal Al-Zaatar, pour trouver de quoi manger. « C’était la zone la plus dangereuse, avec des chars, des drones… Presque tous ceux qui bougeaient étaient ciblés ou abattus. » Un de ces drones ouvre le feu sur le groupe et Abdul Karim Al-Zwaidi se voit mourir, mais c’est l’un de ses compagnons qui est touché. « Nous n’avons rien pu faire pour lui, à cause de l’intensité des tirs. » Il récupère de la farine et des conserves stockées quelque temps auparavant.
Shahida Al-Aloul, 70 ans, vient lui aussi « du fond de Tal Al-Zaatar ». Il se souvient des vivres qui « ont commencé à complètement disparaître. On ne trouvait plus rien de ce qui avait été conservé. Notre souffrance a débuté à cause de la pénurie de nourriture. » Le vieil homme se rappelle avoir acheté, très cher, un ou deux sacs de farine près de l’hôpital Kamal Adwan – à Gaza, le prix du kilo de farine a doublé après le 7 octobre 2023 et a même été multiplié par dix lors de graves pénuries. « Parfois, nous envoyions un de nos enfants, parmi les jeunes, car les personnes âgées ne peuvent pas courir lorsqu’il y a des tirs de drones ou d’artillerie. »
Boire une eau imbuvable
Mais le pire, selon lui, reste le manque d’eau. « Honnêtement, la situation était très difficile, les denrées alimentaires diminuant, mais le besoin le plus important, c’est l’eau. Sans eau, impossible de vivre. » Pendant un temps, Shahida Al-Aloul et sa famille trouvent de quoi boire grâce à un puits « mais quand [les soldats israéliens] nous ont vu nous en servir, ils ont coupé l’électricité qui l’alimentait ». Les jeunes hommes de sa famille vont alors chercher de l’eau à l’hôpital Kamal Adwan, « pure ou pas pure, c’est une autre histoire. Tant que c’est de l’eau qui peut être bue, nous la buvions. Peu importe le reste. » Le jeune journaliste Abdul Karim Al-Zwaidi n’a pas non plus oublié l’eau de Kamal Adwan. « Elle venait d’un tuyau, le seul qui couvrait l’hôpital et les alentours. Nous savions que cette eau n’était pas potable, nous en étions absolument certains. »
C’est ce manque d’eau qui a poussé Shahida Al-Aloul à partir. « À l’aube, nous avons décidé de faire nos bagages. Nous avions un drapeau blanc. Nous sommes sortis, des voisins nous ont vus et sont venus avec nous. Nous avons vu la rue, qui était [auparavant] une très belle rue, complètement détruite. » Depuis son tank, un soldat israélien leur demande de s’asseoir sur le sol et sépare les hommes des femmes. Shahida Al-Aloul et les autres hommes marchent, un tank à l’avant et un autre à l’arrière de leur colonne. Les soldats leur demandent « de se mettre entièrement nus, bien sûr », avant de les inspecter et de finalement les laisser sortir.
Des habitants de Jabalia fuyant le camp, après la troisième incursion de l’armée israélienne en octobre 2024 (Crédit : Khadija Hmaid).
Khadija Hmaid, qui a filmé le départ de la petite fille blonde de Jabalia, est restée dans le camp de Jabalia pendant un mois, « vivant le siège, vivant la famine, vivant tout, dans les moindres détails ». Elle aussi a « bu de l’eau absolument non potable » durant ses derniers jours sur place. Elle raconte la famine, la disparition du pain, des fruits et des légumes. Elle se rappelle d’un enfant de dix ans, tué devant la porte de sa maison. « Il était en morceaux. Sa mère hurlait qu’elle voulait récupérer son corps, pour que les chiens ne le mangent pas. Mais à chaque fois que les voisins essayaient d’aller le chercher, ils étaient ciblés par des drones et des chars. »
Aujourd’hui encore, Khadija Hmaid se demande comment elle a eu cette audace de filmer son départ « face à un arsenal de soldats et de chars ». Selon elle, c’est parce qu’elle a vu le camp transformé en champ de ruines et les maisons réduites à néant. « J’ai été expulsée de force du camp où je suis née et où j’ai vécu toute ma vie, je n’avais plus rien à perdre. »
« Je n’ai même pas reconnu l’endroit où se trouvait ma maison »
Alors que Fadi Al–Wahidi n’a jamais pu documenter la violence du siège et l’ampleur de l’opération militaire, le correspondant de RFI à Jérusalem Sami Boukhelifa, partenaire dans le deuxième volet du Gaza Project, en a eu un bref aperçu. Depuis le 7 octobre 2023, Israël interdit toujours tout accès libre et indépendant à la presse étrangère à Gaza, mais notre confrère a pu passer quelques heures à Jabalia le 13 janvier 2025, sous étroite surveillance de l’armée israélienne.
« Ma dernière visite remontait à mai 2023. Lorsque j’y reviens en janvier 2025 ce qui me frappe, au-delà de la destruction, c’est que je ne reconnais plus rien. Je n’ai plus aucun point de repère. C’est méconnaissable. » Notre confrère décrit la « dévastation. Tout est figé, il n’y a pas de vie, seulement des chiens errants ». Il se souvient de vêtements de civils accrochés pour sécher, recouverts de poussière. « Depuis combien de temps étaient-ils là ? »
La destruction du camp de Jabalia, filmée en janvier 2025 par notre partenaire de RFI (Crédit : Sami Boukhelifa / RFI).
Après nos entretiens avec les habitants de Jabalia et le cessez-le-feu conclu entre Israël et le Hamas, entré en vigueur le 19 janvier 2025, des Gazaouis ont eux aussi pu retourner dans les décombres de ce qui était autrefois leur foyer. Ils restent sidérés par l’ampleur des destructions. « Quand je suis arrivé dans mon quartier, je n’ai même pas reconnu l’endroit où se trouvait ma maison autrefois », a confié Hamza Othman, 22 ans, lui aussi parti après le siège d’octobre, à nos partenaires de +972 Magazine.
Khadija Hmaid et Shahida Al-Aloul ont également emprunté le chemin du retour. La première a planté une tente sur les ruines de sa maison. Le second vit chez son fils. Une partie de la famille dort à l’intérieur de ce qui tient encore debout, terrifiée à l’idée que tout s’écroule. Les autres restent aussi, mais dans une tente. Surtout, Shahida Al-Aloul et ses voisins se sont attelés à reconstruire le puits détruit par l’armée israélienne. Sans doute Fadi Al-Wahidi, désormais en soins intensifs dans un hôpital égyptien, aurait-il été là pour filmer la restauration de ce puits, symbole de l’éternel recommencement des efforts des habitants de Jabalia, déplacés de génération en génération.
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