Alianza Paraguay

Au Paraguay, la justice incapable d’enquêter sur l’assassinat d’un journaliste

Le journaliste brésilien Leo Veras a été assassiné en 2020 dans la ville paraguayenne de Pedro Juan Caballero. Forbidden Stories et ses partenaires du consortium d’investigation Alianza Paraguay révèlent comment le bureau du procureur paraguayen a échoué à enquêter sérieusement sur le baron de la drogue soupçonné d’être le commanditaire du meurtre. Et ce, malgré les demandes de coopération de la justice brésilienne.

Nos révélations
  • Les magistrats paraguayens chargés d'enquêter sur le crime organisé et les meurtres de journalistes ont ignoré ou tardé à répondre aux demandes pressantes de leurs homologues des pays voisins
  • Les autorités brésiliennes et paraguayennes ont décidé d'enquêter conjointement sur le baron de la drogue « Minotaure », soupçonné d'avoir ordonné le meurtre du journaliste Leo Veras. Mais le Paraguay a traîné des pieds et la partie brésilienne a failli abandonner le partenariat
  • Le Paraguay n’a répondu qu’à 12% des demandes de coopération judiciaire venues du Brésil et n'a pas donné suite à plusieurs demandes d'extradition capitale

Par Phineas Rueckert (Forbidden Stories)

8 juillet 2024

Avec OCCRP

Un dîner qui vire au bain de sang. Tandis que la chaleur étouffante retombe enfin sur la ville paraguayenne de Pedro Juan Caballero, à la frontière avec le Brésil voisin, le journaliste Lourenço « Leo » Veras, cheveux bouclés et barbe grisonnante, s’apprête à passer à table en compagnie de sa femme, son fils et son beau-père.

Vers 21 heures, quelques minutes après le début du repas, deux hommes armés pénètrent dans la salle à manger. Les tueurs à gages poursuivent le reporter spécialiste du crime organisé et lui tirent douze balles dans le corps avant de prendre la fuite à bord d’un véhicule conduit par un complice.

Cintia González, l’épouse de Leo Veras, n’oubliera jamais cette soirée du 12 février 2020. Plus de cinq ans après, elle ne peut retenir son émotion au moment d’évoquer son défunt mari – et le fait que ses assassins présumés n’aient jamais été jugés pour ce meurtre.

Originaire du Brésil, Leo Veras était âgé d’une cinquantaine d’années au moment de son assassinat. Rare journaliste de la région à couvrir le crime organisé et les réseaux de trafiquants qui pullulent dans la région, il publiait ses courts articles sur Porã News, le média en ligne qu’il dirigeait.

« Tout le monde savait qui était derrière le meurtre, mais ils ont fermé les yeux »

La mort de Veras a jeté une lumière crue, non seulement sur l’état de la liberté de la presse au Paraguay, mais aussi sur les failles du système judiciaire chargé d’élucider ces crimes. « Tout le monde savait qui était derrière le meurtre, mais ils ont fermé les yeux », affirme sa veuve « Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs, mais c’est ainsi que le système judiciaire fonctionne au Paraguay. » estime-t-elle, amère, auprès de Forbidden Stories

Cinq années ont passé depuis l’assassinat de Leo Veras. Toutes les personnes arrêtées dans cette affaire ont été relâchées. Le bureau du procureur a aussi tardé à auditionner des témoins ; Mme González affirme avoir attendu au moins huit mois avant d’être convoquée par les forces de l’ordre pour effectuer une déposition. Elle dit n’avoir jamais bénéficié d’un avocat, et a préféré quitter le pays par crainte de représailles, malgré une protection policière temporaire devant son domicile.

Cette instruction inachevée sur l’assassinat de Leo Veras n’est pas un cas isolé. Le Paraguay apparaît comme une zone de non-droit judiciaire, comme l’illustre le projet Alianza Paraguay coordonné par Forbidden Stories et l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP).

Lourenço “Léo” Veras dans une image publiée sur Facebook en 2010. Source : Facebook.

Selon des documents obtenus par notre consortium, les autorités d’Asunción ont régulièrement manqué à leur devoir en matière de lutte contre le crime organisé, ignorant les demandes de coopération des pays voisins et ralentissant les procédures dans de nombreuses affaires de corruption retentissantes. Elles semblent même avoir entravé une enquête des autorités brésiliennes sur l’homme suspecté d’avoir commandité l’assassinat de Veras : un baron de la drogue surnommé « Minotaure ».

« Je ne dis pas que tous les procureurs sont corrompus, ni tous les juges, mais la grande majorité d’entre eux le sont », dénonce Marta Ferrara, directrice de l’ONG paraguayenne anti-corruption Semillas.

« Le crime organisé a infiltré la police et le bureau du procureur », explique à Forbidden Stories Juan Martens, professeur à l’Université nationale de Pilar et spécialiste de la criminalité organisée au Paraguay. « Il y a des gens qui veulent bien faire leur travail, mais ceux qui sont au service du crime organisé ont le plus de pouvoirC’est une utilisation assumée de la machine de l’État pour produire de l’impunité. »

La police nationale paraguayenne, et les procureurs anciens ou actuels cités dans cette enquête, n’ont pas répondu à nos multiples sollicitations. Le ministère public de la République du Paraguay n’a pas répondu à nos questions spécifiques, affirmant qu’il « n’avait pas l’autorité nécessaire pour demander des données sensibles concernant des affaires criminelles en cours » et nous a transmis une déclaration générale à lire ici en espagnol.

Cet état de fait a conduit le Paraguay à devenir l’un des pays les plus criminogènes d’Amérique latine. Et la presse n’y échappe pas. Leo Veras est l’un des 19 journalistes tués dans le pays depuis 1991. La moitié d’entre eux l’ont été le long des 1 365 kilomètres de frontière avec le Brésil. Le travail de ces reporters reste crucial dans un pays qui pointe au quatrième rang mondial de l’indice global du crime organisé – derrière la Birmanie, la Colombie et le Mexique.

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Le « Minotaure » de la frontière

Une seule route sépare Pedro Juan Caballero (aussi appelée Pedro Juan) de la ville jumelle de Ponta Porã, côté brésilien. Les voitures traversent la frontière aussi aisément que les habitants passent de l’espagnol au portugais ou au guarani, la langue indigène.

Images prises à Pedro Juan Caballero en 2024. Source : Phineas Rueckert / Forbidden Stories.

C’est cette porosité qui donne à Pedro Juan son statut de plaque tournante du commerce international. On y trouve un centre commercial financé par des fonds émiratis, des camions arborant des plaques d’immatriculation de différents pays, ainsi que plusieurs grands hôtels. Mais, en dépit du commerce florissant entre les deux pays, Pedro Juan est aussi un point de transit majeur pour les trafics en tout genre : drogues, armes, contrefaçons et êtres humains.

Ces activités illégales génèrent un véritable pactole pour les syndicats du crime organisé comme le Primeiro Comando da Capital (PCC), le plus grand groupe criminel d’Amérique du Sud, dont les effectifs ont dépassé les 10000 membres depuis sa création en 1993 au Brésil. Ces gangs ont provoqué une vague de violence dans la ville, amplifiée en 2016 par l’assassinat du baron de la drogue Jorge Rafaat. En 2020, Pedro Juan représentait moins de 2% de la population paraguayenne, mais près d’un tiers des meurtres commis dans le pays.

Pour les journalistes qui cherchent à dénoncer les responsables de ces violences et à rendre justice aux familles des victimes, le danger est extrême. « User de sa liberté d’expression et faire un travail journalistique au Paraguay est une activité à haut risque, surtout à la frontière », avertit Pepe Costa, directeur de la Mesa para la Seguridad de Periodistas, une ONG de défense de la liberté de la presse située à Asunción.

Depuis 1991, plus de 400 agressions contre la presse ont été recensées au Paraguay. Pepe Costa indique que la majorité émane de groupes criminels organisés comme le PCC, suspecté d’être derrière le meurtre de Leo Veras.

Pour sa veuve, il ne fait aucun doute que son mari est devenu une cible en raison de son travail journalistique sur le crime organisé dans la région et de ses révélations sur d’importants trafiquants, membres du PCC.

Si le gang brésilien a une hiérarchie relativement horizontale, l’un de ses chefs – Sergio de Arruda Quintiliano Neto, dit « Minotaure » – est suspecté d’avoir ordonné l’assassinat de Leo Veras depuis une prison de haut sécurité brésilienne.

Des documents consultés par Forbidden Stories révèlent l’ampleur et la structure de l’empire criminel de « Minotaure ». Selon des informations transmises par la justice brésilienne aux procureurs paraguayens, le baron de la drogue était responsable de « transactions de cocaïne estimées à plusieurs millions de dollars, notamment vers l’Europe », d’assassinats ciblés, de construction de pistes d’atterrissage clandestines et d’achats d’explosifs, comme le C4.

Si Pedro Juan était le terrain de jeu de « Minotaure », son influence s’étendait bien au-delà de la frontière. Il est arrêté au Brésil en 2019 et condamné à 40 ans de prison. Depuis sa cellule de Brasilia, il aurait cherché à influencer des enquêtes sur le crime organisé au Paraguay.

Par l’intermédiaire de son avocate, « Minotaure » aurait versé des pots-de-vin à deux procureurs, Hugo Volpe Mazo et Armando Cantero. Selon plusieurs enquêtes journalistiques publiées entre 2020 et 2022, un stylo Montblanc plaqué or 18 carats, une édition originale du Petit Prince et 10000 dollars en liquide auraient suffi à convaincre les procureurs de classer les enquêtes sur le trafiquant. Forbidden Stories n’est pas parvenu à joindre Armando Cantero et Hugo Volpe mazo n’a pas donné suite à nos sollicitations.

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Justice différée, justice refusée

L’affaire des procureurs corrompus a secoué le pays et embarrassé le Paraguay sur la scène internationale. Sur le papier, le système judiciaire s’est engagé à enquêter sur l’empire de « Minotaure » et à traiter la corruption au plus haut niveau, comme le montrent des documents internes consultés par Forbidden Stories. Mais en pratique, ces engagements sont restés superficiels.

Façade du ministère public du Paraguay. Source : ABC Color.

En 2020, les autorités paraguayennes et brésiliennes ont entamé le renouvellement d’une équipe conjointe d’enquête (ECI) sur les trafics de drogue et le crime organisé et ouvert un dossier spécial sur « Minotaure ».

Pourtant, au moment même de la renégociation de cet accord, les procureurs paraguayens semblaient demander à leurs homologues brésiliens de lever le pied sur certaines affaires. En leur demandant notamment de supprimer « certaines références (…) politiquement inappropriées » dans un document de travail d’octobre 2020 consulté par notre consortium. « Pas des changements radicaux, mais des expressions plus génériques se référant aux autorités et anciens responsables de mon pays », précisait ainsi Manuel Nicolás Doldán Breuer, procureur en chef du Paraguay, à l’un de ses interlocuteurs au Bureau du procureur général brésilien.

Si le renouvellement de l’ECI a bien eu lieu quelques jours plus tard, les procureurs brésiliens ont rapidement constaté que la coopération de la justice paraguayenne faisait cruellement défaut. 

En août 2021, le vice-procureur général du Brésil, Hindemburgo Chateaubriand Filho, a demandé aux autorités paraguayennes où en était l’enquête visant « Minotaure ». Face à l’absence de réponses de ses homologues, il s’interrogeait sur la pertinence de cette collaboration. « Les tentatives du coordinateur brésilien de l’ECI pour obtenir des preuves et des informations des autorités paraguayennes sont restées vaines, malgré les demandes répétées », constatait Filho.

De son côté, le procureur brésilien chargé de l’affaire, Alexandre Aparizi, s’inquiétait du fait que le Paraguay n’ait pas agi contre les procureurs corrompus après avoir reçu des informations brésiliennes les concernant. Regrettant notamment qu’un document demandé en août 2021 ne lui avait toujours pas été transmis deux mois plus tard. Contacté par Forbidden Stories, M. Aparizi nous a orientés vers le service de presse du procureur fédéral du Brésil qui, à ce jour, ne nous a pas répondu.

Forbidden Stories a pu échanger avec une source brésilienne de haut rang familière du dossier, qui confirme la difficulté de travailler avec le Paraguay. L’affaire « Minotaure » est « difficile », explique cet informateur qui souhaite garder l’anonymat pour des raisons de sécurité. Un constat confirmé par un ancien procureur paraguayen selon qui « les dossiers relatifs au crime organisé qui donnent quelque chose sont très peu nombreux à ce stade [et encore] cela résulte d’une énorme pression. »

Sergio de Arruda Quintiliano Neto, alias « Minotauro », possédait deux fausses cartes d’identité. Source : ABC Color.

Il semblerait toutefois que les procureurs paraguayens aient commencé à coopérer avec leurs homologues brésiliens début 2022, après avoir convenu d’une rencontre en personne pour discuter du dossier « Minotaure ». Forbidden Stories n’a pas pu confirmer la tenue de cette réunion. En mai 2022, le procureur paraguayen chargé de l’affaire, Marcelo Pecci, était assassiné par des hommes armés, pendant sa lune de miel, sur une île isolée au large de la Colombie.

Le dossier « Minotaure » semble illustrer un fonctionnement plus général où les autorités paraguayennes entravent systématiquement les enquêtes sur le crime organisé. Des données obtenues par Forbidden Stories via une demande officielle d’informations à l’administration brésilienne montrent qu’entre 2014 et 2024, seulement 12% des demandes brésiliennes d’entraide judiciaire internationale avec le Paraguay ont reçu une réponse. Dont environ 7% de manière « satisfaisante ». Le bureau du procureur n’a pas répondu à nos questions, indiquant seulement qu’il les avait transférées au Département de la transparence et de l’accès à l’information publique.

D’autres pays semblent avoir peiné également à obtenir des informations de la part du bureau du procureur paraguayen dans des affaires criminelles majeures, selon nos partenaires de l’OCCRP. Comme des procureurs argentins ayant tenté d’alerter le Paraguay sur les activités d’un trafiquant bolivien lié à un cartel argentin.

Les enquêtes sur la mort de journalistes souffrent aussi de ces négligences. Seules quelques-unes d’entre elles ont été résolues à ce jour. Depuis l’assassinat du procureur Pecci, Cintia González est encore plus fataliste : « Personne n’enquête, parce que c’est comme ça ». La veuve de Leo Veras a perdu presque tout espoir de voir aboutir l’enquête sur la mort de son mari.

« Comando », le policier paraguayen qui espionnait « Minotaure » pour le tuer

Alors que l’enquête paraguayenne sur « Minotaure » était au point mort après son arrestation au Brésil, un document du ministère public brésilien obtenu en exclusivité par Forbidden Stories et ses partenaires suggère qu’un policier paraguayen aurait tenté de faire justice lui-même.

Ce document de 2019 révèle qu’un individu portant le pseudonyme de « Comando », identifié seulement comme un « agent de sécurité publique paraguayen », utilisait des outils de surveillance sophistiqués pour cibler le réseau de « Minotaure ». Son but ? Assassiner le baron de la drogue.

Selon nos informations, « Comando » – que Forbidden Stories et ses partenaires n’ont pas pu identifier – avait accès à des renseignements « restreints » de la police fédérale brésilienne, qu’il partageait avec le neveu du célèbre trafiquant Jarvis Pavão. Ensemble, ils cherchaient à « révéler publiquement » le réseau criminel de « Minotaure » en Bolivie, incluant des plantations et des pistes d’atterrissage pour des narco-avions. Ils étaient aussi prêts à payer pour faire capturer d’autres trafiquants dans la région, notamment du gang armé Parti du Peuple Paraguayen (EPP).

Pendant plusieurs semaines à la fin de 2018, le mystérieux duo a observé de près les associés de « Minotaure ». Leur méthode était simple : grâce à des messages cryptés, ils échangeaient des renseignements en temps réel, espérant déjouer les plans du trafiquant.

Leur action s’est arrêtée abruptement en mars 2019 lorsque « Minotaure » a été arrêté au Brésil. On ignore si « Comando » avait été officiellement missionné pour cette opération et ce qu’il est advenu de lui. La police nationale du Paraguay n’a pas répondu aux questions de Forbidden Stories

Voir aussi

Taganrog prison torture
bruno-and-dom-project_illegal-fishing_1
pegasus-project_about_1