Alianza Paraguay

Alianza Paraguay : derrière l’assassinat des journalistes, la main du crime organisé

En près de trente ans, 19 journalistes ont été tués au Paraguay. Sept d’entre eux ont été assassinés dans la région de Pedro Juan Caballero, tout près du Brésil, et deux autres dans des villes brésiliennes frontalières. Forbidden Stories et ses partenaires ont poursuivi leurs enquêtes.

Par Phineas Rueckert (Forbidden Stories), avec OCCRP

8 juillet 2025

Alianza Paraguay est un consortium international d’investigation coordonné by Forbidden Stories et OCCRP, incluant Cuestión Pública (Colombia), Revista Piauí (Brazil), La Nación (Argentina), La Diaria (Uruguay), IRPI (Italia) ; avec DDosecrets. ABC Color Group (Paraguay) partenaire de republication de ces enquêtes.


L’équipe de Forbidden Stories

Directeur de publication : Laurent Richard

Rédacteur en chef :  Frédéric Métézeau

Journalistes : Mariana Abreu, Sofía Álvarez Jurado, Magdalena Hervada, Phineas Rueckert

Journaliste vidéo : Anouk Aflalo Doré⁩

English Editor : Annie Hylton

Coordinatrice de publication : Louise Berkane

Fact-checking : Mashal Butt, Nicole Schmidt

Edition de traductions et secrétariat de rédaction : Simon Guichard

Communication and partenariats : Emma Chailloux

Integration web : Thibault François, Louise Berkane

Tous les matins avant de partir au travail, Gloria Coronel recevait un appel vidéo de son frère Humberto Coronel, journaliste âgé de 33 ans, travaillant pour la station locale Radio Amambay.

Humberto était le plus jeune d’une fratrie très unie de neuf enfants, originaire de la ville de Pedro Juan Caballero, à la frontière entre  le Paraguay et le Brésil, surnommée « Pedro Juan » par ses habitants. Gloria, l’aînée, était comme une deuxième mère pour Humberto. « Je t’appelle juste pour te voir », lui disait Humberto. « Ça me rend heureux de te voir heureuse. »

Mais le matin du 6 septembre 2022, Humberto n’a jamais appelé. Gloria a eu beau trouver cela étrange, elle est quand même partie travailler. Pendant une pause, elle remarque deux appels manqués de Humberto. Elle lui envoie  un message pour le taquiner, en guarani, la langue indigène du Paraguay : « Tu penses vraiment que tu peux m’appeler comme ça, pendant mes heures de travail ? »

Quelques heures plus tard, elle réalise que ses frères et sœurs, ses proches et ses amis avaient tous essayé de la joindre. Et ils lui annoncent la mort d’Humberto. « Je n’oublierai jamais ce 6 septembre », affirme-t-elle. « Jamais, au grand jamais, je n’aurais pensé que cela pouvait lui arriver. »

Humberto Coronel a été touché par huit balles tirées à courte distance, tandis qu’il sortait de sa voiture garée devant les locaux de Radio Amambay. Il était le 18e journaliste tué au Paraguay depuis 1991. Près de la moitié d’entre eux, sept au total, ont été assassinés à Pedro Juan.

La frontière sépare la ville paraguayenne de Ponta Porã, au Brésil. Dans cette agglomération poussiéreuse de 127 000 habitants, l’espagnol se mêle au portugais et au guarani, tandis que les voitures circulent librement entre les deux pays, sans aucun contrôle.

Cette situation stratégique au cœur de l’Amérique du Sud, fait de Pedro Juan un carrefour stratégique pour des trafics illégaux – notamment d’armes, de cigarettes, de voitures et de drogues – entre la Bolivie, le Brésil et les ports européens. Une ville dangereuse. Surtout pour les reporters. Le rythme des assassinats de journalistes à Pedro Juan est similaire à celui d’Acapulco, au Mexique, connue pour la violence des cartels et où les journalistes sont régulièrement pris pour cible. À Pedro Juan, certains ont dû fuir le pays. Ceux qui restent sont contraints à l’autocensure.

Au début de l’année 2024, Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre le travail des journalistes tués, emprisonnés ou kidnappés pour leur travail, a lancé le projet « Alianza Paraguay » coordonné avec l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et associant 5 autres médias d’Amérique latine et d’Europe. Nous avons réuni ce consortium international de journalistes pour continuer les investigations de  ces reporters réduits au silence au Paraguay. Nous avons enquêté sur la manière dont la corruption et la mauvaise gouvernance ont transformé ce pays d’Amérique du Sud en une zone de non-droit pour la presse et un repaire pour les criminels de tous horizons.

Notre enquête, longue de 18 mois, s’appuie sur des dizaines d’entretiens et des reportages sur le terrain. Les documents consultés par Forbidden Stories et ses partenaires suggèrent que certains hauts responsables du ministère public paraguayen, chargés d’enquêter sur le le crime organisé, ont échoué dans leur mission, renforçant ainsi l’impunité qui règne au Paraguay. Nous avons constaté que le parquet ignorait régulièrement les demandes de coopération émises par des pays voisins, visant à enquêter sur des activités criminelles ou à extrader des trafiquants de drogue connus. Conséquence : selon des reporters, des défenseurs des droits humains et des membres des familles des victimes, les enquêtes sur les meurtres de journalistes sont toujours dans une impasse.

En 2022, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a déclaré l’État paraguayen coupable de ne pas avoir enquêté sur le meurtre, en 1991, de Santiago Leguizamón, un journaliste intrépide qui couvrait le crime organisé à Pedro Juan.

Dante Leguizamón avait 13 ans lorsque son père a été abattu. Il affirme que le parquet paraguayen a régulièrement ignoré des demandes pourtant très simples, comme la traduction de documents. Une illustration, selon lui, de la réticence du parquet à se saisir sérieusement d’affaires liées au crime organisé.

Le juriste Camilo Cantero avait lui 28 ans lorsque sa sœur, la journaliste radio Yamila Cantero, a été assassinée à San Patricio, près de la frontière argentine le 6 juillet 2002. Il partage la frustration de Dante Leguizamón. Il déclare qu’en plus de vingt ans, le parquet paraguayen ne l’a jamais contacté et qu’il aurait même égaré la version papier du dossier judiciaire. « Tôt ou tard, l’État paraguayen devra donner une réponse satisfaisante à notre famille », estime M. Cantero. « La version officielle donnée il y a 23 ans, un “crime passionnel”, ne nous a jamais convaincus. »

Dans une affaire similaire, le 12 février 2020, Cintia González dînait avec son mari, le journaliste brésilien Lourenço « Leo » Veras, lorsque deux hommes armés sont entrés et l’ont abattu devant elle. Elle dit avoir patienté près d’un an après le meurtre de son mari pour être entendue par les procureurs en tant que témoin du crime.

Le ministère public de la République du Paraguay n’a pas répondu à nos questions spécifiques. Il a fourni une déclaration générale, récapitulant les assassinats de journalistes dans le pays. La police nationale, les procureurs et anciens procureurs cités dans cet article n’ont pas répondu à nos multiples demandes de commentaires.

Le journaliste paraguayen Cándido Figueredo Ruíz (4e en partant de la gauche) a vécu sous protection policière permanente avant de fuir aux Etats-Unis. (Photo prise par son collègue et ami assassiné Leo Veras).

Nous avons poursuivi le travail de Leo Veras et de son collègue paraguayen, Cándido Figueredo Ruíz. Durant près de trois décennies, ce dernier a enquêté sur le crime organisé à la frontière. Un travail qui lui a valu d’être la cible de plusieurs tentatives d’assassinat, doublées de menaces permanentes qui ont entraîné sa mise sous protection policière 24 heures sur 24. À l’époque où Veras a été assassiné, Figueredo travaillait avec lui sur le trafic d’armes. Pour sa sécurité, il a fui le pays. Forbidden Stories s’est entretenu avec Figueredo depuis les États-Unis, où il vit désormais en exil et poursuit son travail sur le crime organisé dans la région.

Forbidden Stories et ses partenaires ont également continué le travail de journalistes locaux, sur le Primeiro Comando Capital (PCC), la principale organisation mafieuse du Brésil, notamment active dans le trafic international de drogue. Nous révélons comment des procureurs paraguayens ont retardé ou refusé d’enquêter sur des affaires de corruption au plus haut niveau, comme la corruption de fonctionnaires par un baron du PCC surnommé « Minotaure ».

Enfin, notre consortium a enquêté sur Eulalio « Lalo » Gomes Batista, un homme politique paraguayen tué par la police pendant une perquisition à son domicile de Pedro Juan, alors même que nous enquêtions sur lui. Quelques mois plus tard, l’analyse de son téléphone a mis en lumière un réseau présumé impliquant des élus, des procureurs et des juges, en vue d’instrumentaliser la justice et corrompre des agents publics.

Selon le Comité pour la protection des journalistes, aucun journaliste n’a été assassiné au Paraguay depuis 2023. Mais pour ceux qui enquêtent, les risques demeurent  importants, certifie José « Pepe » Costa, directeur de la Mesa de Seguridad Para los Periodistas, une organisation à but non lucratif de défense de la liberté de la presse située à Asunción, la capitale du Paraguay.

« Dans près de 90 % des décès de journalistes au Paraguay, les commanditaires n’ont pas été identifiés », dénonce-t-il. Son organisation a recensé plus de 400 agressions contre des journalistes dans le pays depuis 1991.

« Le journalisme est un métier risqué, en particulier à la frontière avec le Brésil », appuie-t-il dans un entretien accordé à Forbidden Stories. « De plus en plus de journalistes doivent faire preuve de prudence et s’autocensurer pour éviter d’être agressés, attaqués ou menacés. »

Le Paraguay occupe actuellement la 84e place sur 180 pays dans le classement annuel de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, loin derrière son voisin brésilien et d’autres pays d’Amérique latine.

Pourtant, les journalistes continuent de faire leur métier au péril de leur vie et pour la vérité, en racontant les dysfonctionnements et les abus commis dans leur pays. C’est ainsi que Gloria Coronel se souvient de son frère Humberto. « Il parlait  tout le temps des discriminations et de la délinquance dans la région », raconte-t-elle. « Je l’avais prévenu que c’était dangereux, mais il me répondait que les gens devaient savoir ce qui se passait, qu’ils devaient connaître la vérité. »

Voir aussi

miroslava-project_case_1
donatello_article2_3
moroccan-cash-machine__1