Viktoriia Project

« À vous faire regretter d’être né » : plongée dans la prison russe de Taganrog

Auparavant simple centre de détention pour mineurs et femmes avec enfants, la prison de Taganrog, dans la région russe de Rostov, a été transformée en usine à broyer les Ukrainiens depuis l’invasion de 2022. Plusieurs témoignages de détenus couplés à une reconstitution inédite en 3D de l’intérieur des bâtiments permettent de mesurer la violence et la torture au sein de la prison.

(Crédit : Washington Post)

Par Phineas Rueckert, Guillaume Vénétitay et Tetiana Pryimachuk

29 avril 2025

Avec Jarrett Ley et Cate Brown (Washington Post)

Yelyzaveta Shylyk se souvient précisément de la menace de ses geôliers. Elle est alors détenue par les forces russes à Louhansk, ville de l’est de l’Ukraine, occupée depuis l’invasion à grande échelle de 2022. “Ils m’ont dit que si je répondais mal aux questions, ils m’enverraient dans un endroit à vous faire regretter d’être né”, raconte cette enseignante et ex-militaire.

Cet endroit s’appelle Taganrog. Plus précisément, le centre de détention provisoire numéro 2, appelé plus communément SIZO-2. Yelyzaveta Shylyk sera finalement enfermée six mois là-bas. Et elle a compris dès le premier jour que les Russes n’avaient pas menti.

Forbidden Stories et ses partenaires ont recueilli les témoignages de Yelyzaveta et de neuf autres anciens prisonniers qui racontent les actes de torture subis durant leur détention à Taganrog, parfois surnommé le “Guantanamo russe.”

La journaliste Viktoriia Roshchyna a passé environ neuf mois enfermée dans le SIZO-2, juste avant sa mort en septembre 2024. Dans le cadre du Viktoriia Project, le consortium mené par Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre le travail des journalistes menacés, emprisonnés ou tués, a réalisé un modèle 3D de la prison de Taganrog.

En utilisant plus de 30 heures d’interview avec six prisonniers, ainsi que des documents confidentiels et des images en sources ouvertes obtenus par le consortium, l’équipe du Washington Post a reconstitué les moindres détails du centre de détention. Cette visualisation permet une plongée inédite dans l’une des pires prisons russes.

A rendering of the Taganrog prison based on situated testimonies from six former prisoners. (Credit: Jarrett Ley/The Washington Post)

La torture y est systématique. Il y a d’abord “l’accueil”, un brutal rite d’arrivée durant lequel les prisonniers sont tabassés et humiliés. Puis, les coups quotidiens durant les visites de la cellule. D’autres subissent même des chocs électriques dans une chambre de torture. 

Cette immersion dans Taganrog, à travers les seuls mots d’anciens détenus, permet de prendre la mesure de la “torture généralisée” dans les prisons russes, selon les mots de Danielle Bell, cheffe de la mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine.

(Avertissement : les témoignages qui suivent contiennent des éléments violents)

(Credit: The Washington Post)

L’ACCUEIL

Dmytro Moskva (prisonnier de guerre, détenu un mois et demi à Taganrog) : On nous a amenés dans un camion de marchandises. On a compris qu’on était à Taganrog. Je crois que c’était écrit sur les vêtements ou sur la couverture, je ne me souviens plus. Il y avait des chiens et ils disaient : « Sortez, bande de putes, allez contre le mur. » Et voilà, ils ont commencé à nous frapper. Violemment.

Julian Pilipey (prisonnier de guerre, détenu un mois à Taganrog): C’était un accueil très rude. Certains ne survivaient pas jusqu’au lendemain matin, à cause d’hémorragies internes.

Yelyzaveta Shylyk (civile, ancienne du bataillon Aidar de l’armée de terre, détenue six mois à Taganrog): Ils m’ont dit : « Prépare-toi, on va te montrer tous les plaisirs de la vie. » Ils m’ont emmenée dans un couloir où j’ai reçu des coups de poing dans les côtes. J’ai également été frappée avec une matraque, une barre métallique, sur le dos, les jambes, les omoplates, les bras. J’ai reçu [un choc électrique] pour la première fois. J’ai été attaquée par des chiens. Des hommes criaient : « On a ramené une autre pute ukrainienne, on va la baiser. »

DM : Tout ça a duré environ six heures. On ne voyait rien. On entendait juste les cris et les chiens… J’ai entendu mon pote à côté de moi se faire tabasser, et j’ai compris que c’était mon tour. Ils m’ont frappé avec des matraques. Partout, sauf à la tête.

Reconstitution d’une cellule du SIZO-2. Crédit : Jarrett Ley / The Washington Post

LE QUOTIDIEN

Volodymyr Labuzov (prisonnier de guerre, 36e brigade d’infanterie navale, détenu trois mois à Taganrog): Dans les quatre cellules où ils m’ont mis, il y avait un portrait de Poutine. 

Sergiy* (prisonnier de guerre, commando marine, détenu deux fois à Taganrog): Nous n’avions pas le droit de parler ukrainien. Seulement russe. Si on était surpris en train de parler ukrainien, on nous frappait. 

DM: A 7 heures ou 7h30, il y avait un contrôle matinal. Ils nous sortaient de la cellule et ils pouvaient nous frapper plusieurs fois. C’était vraiment désagréable.

Valeria Subotina (prisonnier de guerre du bataillon Azov, détenu sept mois à Taganrog): Ces contrôles avaient lieu deux fois par jour. Vous êtes sorti [de votre cellule] par leurs forces spéciales, puis soit vous êtes battu, soit vous êtes forcé à faire le grand écart. C’est un mouvement que tout le monde ne peut pas faire, mais ils vous frappent jusqu’à ce que vous soyez au sol.

YS: Ils nous emmenaient dans le couloir. Là, ils nous mettaient en position de l’étoile, les bras le long du corps, les paumes vers le haut, et vous deviez tourner sur vous-même dans cette position, les jambes écartées, sans lever les yeux.

Andriy* (prisonnier de guerre, soldat en activité, détenu sept mois à Taganrog): Si nous avions une journée sans ces contrôles, c’était comme un jour férié pour nous.

S*: Ils nous frappaient sans raison. Il y avait une caméra de surveillance dans la cellule. Ils nous observaient en permanence. Si tu souriais ou parlais, ils pouvaient simplement te sortir de ta cellule et te passer à tabac.

A*: Lorsque les femmes prisonnières descendaient pour faire leurs exercices, elles sortaient de leur étage situé à droite du bâtiment, traversaient notre couloir en courant, puis descendaient plus loin à gauche. Parfois, elles chantaient, mais parfois je les entendais crier.

JP: Les agents là-bas ne sont pas originaires de Taganrog. Certains viennent de Mourmansk et d’autres d’ailleurs. En fait, ils viennent de partout en Russie, travaillent là-bas pendant un mois, puis sont remplacés par d’autres.

YS: Ils vous criaient sans cesse dans les oreilles : « À qui appartient la Crimée ? » Si vous répondiez que la Crimée appartenait à l’Ukraine, vous pouviez retourner dans votre cellule à quatre pattes.

VS: Parfois, ils amenaient quelqu’un qui parlait normalement. Puis quelqu’un d’autre qui utilisait la force. Ce sont les vieilles méthodes du KGB, celles qu’on peut lire dans les livres.

Reconstitution d’une chaise sur laquelle les détenus étaient installés et recevaient des chocs électriques. (Crédit : Jarrett Ley/The Washington Post)

TORTURE 

Mykhailo Chaplya (prisonnier de guerre, détenu pendant un an et dix mois à Taganrog): Dans la douche, j’ai reçu une décharge électrique. Sec, on ne la sent qu’à un endroit, mais l’eau fait trembler tout le corps.

A*: Dans le couloir, ils nous suspendaient, menottés à une barre horizontale. C’est une pratique habituelle des enquêteurs et des agents de la police russe. Nous avions ces contrôles deux fois par jour, mais vous pouviez ensuite être torturé séparément.

VL: Ils utilisaient la salle des chaufferies comme salle de torture. Et je ne suis pas le seul à y être passé.

S*: Il y a une autre pièce où nous avons été suspendus pendant 10 à 15 minutes. On a reçu des coups à cinq endroits. On ne pouvait rien faire, nos bras étaient menottés et on ne pouvait pas bouger nos jambes non plus.

YS: Ils nous frappaient les doigts avec une planche. Ils pouvaient vous noyer. J’ai moi-même été mise deux fois sur une chaise électrique avec une tension de 380 volts, avec un appareil qui fixait des pinces entre mes orteils. Ils ont mis le courant après m’avoir aspergé d’eau.

S*: Ils avaient toutes sortes de matériel là-bas, des menottes, de longs bâtons pour frapper les gens : tout ce genre de choses.

VS: Ils frappaient avec une matraque ou à mains nues. Ils nous étranglaient. C’est le plus effrayant, car quand ils vous étranglent, vous perdez le contrôle de vous-même.

S*: Bien sûr, certains n’ont pas pu le supporter, et se sont pendus aux barreaux.

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés

**Sollicités, la présidence russe, le Service fédéral de sécurité (FSB), le service pénitentiaire fédéral russe (FSIN) et plusieurs responsables de la prison de Taganrog n’ont pas répondu à nos questions

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