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Comment la Russie détient des milliers de civils ukrainiens au secret
Depuis l’invasion russe de février 2022, des milliers de civils ukrainiens ont été détenus hors de tout cadre juridique et torturés. Certains de ces « prisonniers fantômes » sont ensuite transférés dans le système pénitentiaire russe, où ils languissent sans charge ou purgent une peine factice. Révélations sur cette machine opaque qui vise à briser la société ukrainienne.
Une porte donnant sur un trou dans un sous-sol est visible dans un restaurant à Snihurivka, une ville de la région de Mykolaïv, en Ukraine (23 novembre 2022). Les habitants affirment qu’elle a été utilisée comme lieu de torture par les forces russes pendant leur occupation de plusieurs mois du territoire (Chris McGrath/Getty Images).
- Notre consortium a choisi de retenir le chiffre donné par les services de l’Ombudsman (défenseur des droits) ukrainien qui estiment qu’entre 16000 et 20000 civils sont aujourd’hui détenus par les Russes. Par définition, il est difficile de recenser des prisonniers retenus au secret et peu d’organisations se risquent à donner un chiffre.
- Dans les territoires ukrainiens occupés, des « chambres de torture » ont été installées depuis 2022
- Forbidden Stories a identifié 29 lieux où la torture et les mauvais traitements sont systématiques sur les 186 lieux de détention russes où sont enfermés des civils ukrainiens et répertoriés par des organisations des droits humains.
Révélations sur le commandement de Taganrog, le « Guantanamo russe »
Par Guillaume Vénétitay, avec Tetiana Pryimachuk
29 avril 2025
Cinq minutes de coups, en continu. « Ils ne m’ont même pas laissé le temps de tourner la tête. Les Russes ne disaient rien. Juste, ils me frappaient. » Après le passage à tabac, Vitali* n’a plus aucune force. Ses codétenus l’aident à nettoyer son visage, inondé de sang. Une pause, puis ses geôliers reviennent à la charge. Ils lui mettent un sac sur la tête, le couchent au sol et le ligotent.
« Ils ont attaché des câbles à mes jambes. Je ne sais plus combien de temps ça a duré. Ils ont envoyé des décharges », raconte-t-il d’un ton calme, attablé au Puri Chveni, un restaurant géorgien de la ville de Zaporijia. Vitali ne commande ni à boire, ni à manger. L’ancien mécano reste un écorché, traumatisé par les affres de sa détention. Il doit s’armer de courage pour en prononcer les détails à haute voix.
Il se souvient parfaitement de ce 27 juillet 2022, des Russes qui le cognent dans sa station-service de Melitopol, grande ville située dans les territoires occupés par la Russie depuis février 2022, et l’embarquent. D’abord dans un « garage » – un de ces locaux industriels vacants et investis par l’occupant pour torturer des Ukrainiens –, où il est soumis à des chocs électriques. Déplacé ensuite dans un lieu de détention aux cellules misérables, sa captivité dure presque deux mois. Sans contact avec des proches ou un avocat et sans qu’aucune accusation ne soit retenue contre lui. Des milliers de civils ont ainsi été enlevés illégalement depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. « Très souvent, ils sont détenus au secret, c’est-à-dire qu’on les capture officieusement, qu’on les jette dans des sous-sols, explique Mikhaïl Savva, expert du Centre pour les libertés civiles (CCL), une ONG ukrainienne qui a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2022. Ils sont battus, torturés, forcés à la confession. » Et totalement coupés du monde extérieur.
Ces prisonniers fantômes étaient l’une des obsessions de Viktoriia Roshchyna. La journaliste ukrainienne a disparu début août 2023, alors qu’elle enquêtait sur ces centres de détention secrets dans un triangle entre Melitopol, Enerhodar et Berdiansk, dans le sud-est du pays, en territoire occupé. Happée par ce système opaque, elle a ensuite été emprisonnée durant plus d’un an, dont au moins huit mois à Taganrog, de l’autre côté de la frontière, en Russie, avant d’être déclarée morte en octobre 2024 par le ministère de la Défense russe. Elle avait 27 ans.
Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre le travail de reporters tués, emprisonnés ou réduits au silence, a lancé le projet dès l’annonce de sa mort. Puis a enquêté avec douze médias partenaires pendant trois mois pour dévoiler aujourd’hui les secrets de la mécanique mise en place par la Russie contre les civils ukrainiens.
Des soldats cagoulés et sans signe distinctif
Comme dans le cas de Vitali, la captivité commence presque toujours par la même apparition. Celle d’individus cagoulés, habillés sans signe distinctif, fusil-mitrailleur en bandoulière. Il est environ 9 heures du matin, le 24 août 2022, quand Maksym Ivanov les voit débouler dans un SUV Renault Duster. C’est le jour qui commémore l’indépendance de l’ Ukraine vis-à-vis de l’URSS (en 1991). Le paysagiste de 28 ans est interpellé alors qu’il distribue des tracts pro-ukrainiens avec sa compagne, Tatyana Bekh, dans le centre-ville de Melitopol. « Ils m’ont mis au sol, fouillé mon sac à dos, regardé dans mon téléphone », se souvient le jeune homme. Menotté, le couple est embarqué jusqu’au poste de police, rue Chernyshevskogo. Maksym Ivanov ne se démonte pas durant l’interrogatoire mené par deux Russes « en t-shirt, béret et cagoule. » Il leur dit qu’ils « n’ont aucun droit d’être en territoire ukrainien ». Ses gardiens le rouent alors de coups dans les côtes et au visage.
Ces gorilles masqués sont le plus souvent assimilés par les habitants à des officiers du renseignement russe. « C’est très probablement le FSB [Service fédéral de sécurité, ndlr], appuie Mikhaïl Savva. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ils masquent leur identité. Cela peut aussi être le contre-espionnage militaire. » Dans le dernier rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine, établie par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, la présence des « forces armées russes », en plus du FSB, est évoquée lors de ces enlèvements.
Cette opacité sur l’identité exacte des ravisseurs entrave la quête des familles, en plein brouillard. Olga* a remué ciel et terre pour trouver la moindre trace de son mari, Oleksandr*, capturé en décembre 2022 dans leur village au nord de Melitopol. « J’ai fait appel dès le premier jour auprès du comité d’enquête de la Fédération de Russie. J’ai contacté le FSB deux fois et on m’a dit qu’il n’était pas détenu ou qu’il n’y avait pas de charge contre lui. J’ai écrit huit fois au ministère de la Défense russe, qui m’a répondu pour la première fois en mars 2024 », détaille la quinquagénaire.
« Dès qu’ils mettaient de la musique à fond, cela voulait dire qu’ils commençaient à torturer »
En parallèle, les otages, eux, sont cassés pendant leur détention.
D’abord par les conditions de vie, ou plutôt de survie. Vitali décrit le garage comme une pièce de « dix mètres sur cinq. » Dans un coin, une étagère métallique vide, avec un rideau en plastique à côté, et un seau en guise de toilettes. Par terre, « trois ou quatre vieilles portes en bois », et dessus, des couvertures usées. Au centre, un canapé fatigué. « Nous avons dormi sur ce sofa et ces portes. » Lorsqu’il est transféré dans un centre de détention informel de Melitopol, sa cellule se trouve à moitié dans un sous-sol, avec un évier hors d’usage et aucun accès à une douche.
Ensuite par des séances de torture quotidienne. « Il y avait des Russes qui étaient spécialement chargés de cela. Dès qu’ils mettaient de la musique à fond, cela voulait dire qu’ils commençaient à torturer, se rappelle Petro*, pris un mois en otage. Et même avec le son, j’ai entendu mon voisin de cellule hurler et les supplier d’arrêter. » Une violence constante, et telle que les habitants des zones occupées ont surnommé ces lieux « chambres de torture ».
« La torture est inséparable des interrogatoires, le FSB devient violent pour obtenir une confession », détaille une source sécuritaire européenne. Une fois les aveux obtenus sous la torture, certains peuvent être libérés. D’autres Ukrainiens sont, eux, transférés dans le système officiel carcéral russe, toujours prisonniers fantômes et sans charge, ou avec un chef d’accusation – terrorisme ou sabotage par exemple – monté de toute pièce. Mais se retrouver dans une colonie pénitentiaire ou un centre de détention provisoire reconnus par Moscou est loin d’être un retour à la normale. Au contraire. « La Russie utilise une machine à torture. C’est une pratique institutionnalisée à l’intérieur et à l’extérieur du pays », affirme Alice Jill Edwards, rapporteuse spéciale de l’ONU sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Le quartier général de coordination pour les prisonniers de guerre ukrainien et le CCL recensent 186 lieux d’enfermement de civils et de soldats ukrainiens, en Russie et en territoires occupés. Forbidden Stories et ses partenaires en ont identifié au moins 29 où la torture et les mauvais traitements sont systématiques. Parmi eux, le centre de détention numéro 2 (SIZO-2) de Taganrog, un enfer pour les Ukrainiens. Là où Viktoriia Roshchyna fut détenue durant les derniers mois de sa vie.
« Prépare-toi, on va te montrer les délices de la vie »
« Une nouvelle pute ukrainienne est arrivée et on va la baiser. » C’est par ces mots que Yelyzaveta Shylyk est accueillie à Taganrog, le matin du 31 janvier 2023. Avant de l’insulter, les gardes l’avaient déshabillée et filmée sous tous les angles. Quand ils lui passent les mains dans le dos pour l’amener en cellule, l’un d’eux lui glisse: « Prépare-toi, on va te montrer tous les délices de la vie. » Son escorte la frappe aux côtes. Puis aux jambes, dans le dos, aux omoplates et aux bras avec un bâton en métal. « J’étais abasourdie », se remémore cette ancienne du bataillon Aïdar de l’armée de terre, qui avait remisé l’uniforme deux mois avant son arrestation.
Selon notre enquête, plusieurs centaines d’Ukrainiens, prisonniers de guerre et civils, ont été amenés au SIZO-2. Pendant des années, la prison de Taganrog, ville russe de l’oblast de Rostov bordée par la mer d’Azov, n’était pourtant qu’un simple centre de détention pour mineurs et pour femmes avec enfants. Une taule tristement banale, avec ses barbelés, ses bâtiments de briques et son mur d’enceinte délavé. Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, distante d’une cinquantaine de kilomètres seulement, le service pénitentiaire fédéral russe (FSIN) a choisi d’en faire une usine à broyer les captifs.
Le SIZO-2 de Taganrog, alors qu’il n’était encore qu’un centre de détention pour mineurs et pour femmes avec enfants, avant la guerre. (Crédits : Service de presse du GUFSIN de Rostov ; Yandex maps)
« Taganrog est l’un des pires endroits où j’ai été », jure Julian Pilipey, un ancien soldat d’élite incarcéré un mois au SIZO-2 et trimballé entre six prisons différentes durant ses trente mois de capture. Deux fois par jour, « les gardiens passent vous voir et vous tabassent avec tout ce qu’ils peuvent. J’ai eu droit au taser, aux coups partout, aux bras, aux côtes, à l’étranglement. »
« Absolument tout est caché »
Enquêter sur Taganrog et sur le fonctionnement du FSIN, c’est se confronter à une véritable boîte noire, tant cette administration est secrète. « En Russie, on trouvait de nombreuses statistiques officielles avant la guerre. Mais après l’invasion, le FSIN est devenu la seule institution chargée d’appliquer les lois à avoir non seulement cessé de mettre à jour ses données, mais aussi à avoir dissimulé ou supprimé la quasi-totalité de celles des années précédentes, notamment celles concernant la population carcérale. Nous ignorons tout de leurs établissements ou des personnes qui y travaillent. Absolument tout est caché », expliquent deux défenseurs des droits humains qui continuent de travailler en Russie et tiennent à garder l’anonymat.
Forbidden Stories et ses partenaires ont analysé des images satellites pour saisir la transformation de Taganrog en « Guantanamo russe ». Ces clichés obtenus par le consortium révèlent ainsi la pose de nouveaux toits en métal pour plusieurs bâtiments du SIZO-2 au moment de l’arrivée des premiers prisonniers ukrainiens, 89 combattants du régiment Azov, en mai 2022, après la prise de de Marioupol. Les travaux s’étirent jusqu’à début janvier 2023, selon les clichés consultés.
La comparaison des prises de vue satellite de la prison de Taganrog datant du 15 juillet 2022 (image de gauche) et du 31 août 2022 (image de droite) met en évidence le développement de ses infrastructures. (Crédit : Maxar)
Ces rénovations, croisées avec l’analyse des marchés publics passés par la prison – rares données liées au FSIN accessibles librement – et plusieurs témoignages, indiquent une probable surpopulation carcérale. L’approvisionnement en pommes de terre a par exemple été multiplié par un peu plus de quatre depuis novembre 2021. Ce qui pourrait indiquer une augmentation sensible du nombre de prisonniers. Avant l’invasion, le SIZO-2 pouvait officiellement accueillir 442 détenus. « Notre cellule était conçue pour trois personnes. Mais nous étions six », déclare ainsi Julian Pilipey.
« Des chocs avec une tension de 380 volts »
Des documents de source sécuritaire obtenus par Forbidden Stories et ses partenaires confirment l’étendue des sévices sur les Ukrainiens enfermés à Taganrog. Une chambre de torture a été installée au sous-sol du SIZO-2. Parmi les pires méthodes employées : chocs électriques au taser sur un corps mouillé, suffocation lente en appliquant un masque à gaz obturé, enfermement sans vêtements dans une cage avec un chien et par une température en dessous de zéro. Quinze personnes seraient mortes sous la torture et les coups, selon ces sources. « On m’a mise deux fois sur une chaise et on m’a envoyé des décharges avec une tension de 380 volts, des pinces fixées entre mes orteils mouillés », témoigne Yelyzaveta Shylyk.
Ses bourreaux n’avaient pas de nom ou de visage – ils opèrent régulièrement masqués et dotés de surnoms. Malgré cette opacité, notre consortium peut révéler les identités de plusieurs membres de la hiérarchie du SIZO-2. Parmi eux, Oleksandr Shtoda, directeur du centre de détention de Taganrog ; Andreï V. Mikhailichenko, son adjoint ; ou encore Oleksandr Klyuykov, chef du département spécial de Taganrog.
Parmi les tortionnaires, des unités spéciales du FSIN. Elles tournent entre les différentes prisons et s’appellent Grozny, Requin, Lynx ou encore Saturne. Leur but : briser les Ukrainiens. « Notre hiérarchie nous a dit sans détour: faites ce que vous voulez. La violence était débridée, totalement incontrôlée », assure un ancien de ces forces spéciales, qui a fini par déserter. Contactées, aucune des autorités russes sollicitées n’ont donné suite**.
Au départ, on a entendu qu’une unité spéciale se rendait dans la région de Briansk [en Russie, à quelque 100 km de la frontière ukrainienne]. Je me suis dit : ok, ils y sont peut-être envoyés pour se battre et j’étais catégoriquement contre cela. Mais ensuite, j’ai appris qu’ils y allaient pour torturer des prisonniers. Pas seulement militaires, seul un petit pourcentage d’entre eux étaient des soldats, le reste étant des civils. Des gens qui avaient été kidnappés, amenés en Russie et soumis à d’horribles traitements.
Toute la chaîne – du général et de son adjoint au commandant de l'unité des forces spéciales, puis aux soldats – nous a dit que nous devions « travailler dur, faire tout notre possible ». C'était un euphémisme, tout le monde comprenait ce que cela signifiait. Aucun acte de violence ne serait enregistré en vidéo. C'était clairement indiqué. Pas de documentation, pas de surveillance. La violence était débridée, totalement incontrôlée. C'était comme s'ils n'étaient plus en Russie et étaient libres de faire absolument ce qu'ils voulaient. Il ne s'agissait pas seulement de pression psychologique. Il s'agissait d'une destruction délibérée et totale, de la part des forces spéciales et de tous ceux impliqués.
Une anecdote m'a marqué. Un prisonnier d'Azov se tenait sur la place d’armes et le chef lui hurlait dessus. Le prisonnier a dit : « Alors, je dois faire quoi ? Me pendre ? » et le chef a répondu : « Donnez une corde à ce clochard. Laissez-le se pendre. Et n'appelez pas les médecins. N'ouvrez pas la cellule. Crève, espèce de pute ».
Les rares personnes extérieures autorisées à visiter Taganrog par la Russie récitent la même fable. D’après Igor Omelchenko, président du Comité citoyen observateur de la région de Rostov, les conditions de détention pour les Ukrainiens ne seraient même « pas si mauvaises » à Taganrog.
Ceux qui ont été libérés racontent une autre histoire. Leur passage par le SIZO-2 reste un traumatisme. Mykhaïlo Chaplya, détenu 22 mois, montre ses mains scarifiées. Les gardes lui demandaient de les garder contre le mur, puis les frappaient. Ses paumes s’arrachaient au contact de la paroi. « Tous ceux qui sortent de Taganrog ont ces cicatrices. »
Les proches de détenus disparus, eux, poursuivent leur combat. Comme ceux d’Anastasia Glukhovska, 32 ans, journaliste pour RIA Melitopol jusqu’à la prise de la ville et qui a été kidnappée le 20 août 2023. Sa famille n’a eu aucune nouvelle d’elle pendant un an et demi. Avant que la Croix-Rouge russe ne la comptabilise comme « prisonnière de guerre », le 26 février. « Une source nous a dit qu’elle était à Taganrog jusqu’en août [2024] », expose Diana, sa sœur. Son chemin aurait donc croisé celui de sa consoeur Viktoriia Roshchyna. La famille d’Anastasia Glukhovska raconte la même violence de l’absence. Les courriers sans réponse, la culpabilité d’avoir manqué manqué quelque chose. « On a reçu un seul document en un an et demi de captivité, ce n’est pas normal, continue Diana. Ma sœur n’a rien fait de mal. Ils la retiennent seulement parce qu’ils en ont envie. » Et pour perpétuer le régime d’intimidation et de terreur imposé aux Ukrainiens en zone occupée.
*Prénoms d’emprunt, à la demande des intéressés
**Sollicités, la présidence russe, le Service fédéral de sécurité (FSB), le service pénitentiaire fédéral russe (FSIN) et plusieurs responsables de la prison de Taganrog n’ont pas répondu à nos questions
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