Projet Daphne

Projet Daphne: Une conseillère financière sanctionnée pour ses activités en lien avec la famille d’un oligarque azerbaïdjanais

Ginette Louise Blondel, conseillère financière à Guernesey, a été sanctionnée en mars 2024 par l’autorité régulatrice du secteur financier de l’île pour avoir travaillé sans la licence adéquate et manqué à son devoir de vigilance lors de prestations d’administration et de gestion pour le compte de deux clients jugés « à haut-risque ». Forbidden Stories et The Sentry révèlent que l’un d’eux est la famille Heydarov, figure clé du régime azerbaïdjanais.

(Crédit : Mélody da Fonseca / Forbidden Stories)

Nos révélations
  • La conseillère financière Ginette Louise Blondel est interdite d’exercer pour près de dix ans plusieurs postes à responsabilité dans le secteur financier de Guernesey après avoir travaillé sans licence adéquate et manqué à son devoir de vigilance lors de prestations de gestion et d'administration pour le compte de la famille d’un oligarque azerbaïdjanais. Nous révélons qu'il s'agit de la famille Heydarov.
  • Ginette Blondel a siégé au conseil d’administration de sociétés dont les comptes ont été hébergés à la Pilatus Bank, un établissement au coeur des investigations de la journaliste maltaise assassinée Daphne Caruana Galizia
  • Ginette Blondel a aussi eu pour « client à haut-risque » un oncle de Bachar al-Assad, pour lequel elle n’a pas mis en place de contrôles anti-blanchiment d’argent, selon l’autorité régulatrice de Guernesey.

Par Youssr Youssef (Forbidden Stories) avec The Sentry

18 juillet 2025

Son travail lui a coûté la vie. Daphne Caruana Galizia, journaliste d’investigation maltaise, enquêtait sur des affaires de corruption qui gangrénaient son pays. Le 16 octobre 2017, elle est tuée dans un attentat à la voiture piégée.

Un assassinat qui choque toute l’Europe. Au centre de ses investigations se trouve la Pilatus Bank, un établissement maltais qu’elle soupçonnait, entre autres, de faciliter le blanchiment d’argent des élites azerbaïdjanaises.

Pour continuer le travail de la journaliste, Forbidden Stories réunit alors un consortium international de 45 journalistes de 15 pays différents. Le Projet Daphne révèle des acquisitions et investissements opaques en Europe pour le compte de la famille azérie Heydarov, passant par la Pilatus Bank et cachés sous une cascade d’entités juridiques. Parmi leurs investissements : 2,5 millions d’euros pour un sanatorium transformé en Géorgie, 3,9 millions d’euros dans une villa à Marbella en Espagne, ou encore une dizaine de millions d’euros dans trois entreprises françaises d’artisanat réputées.

Kamaladdin Heydarov, ministre des Situations d’urgence. Ginette Blondel a travaillé pour le bureau de gestion de patrimoine de sa famille, désignée comme « Client n°2 » par  l’autorité régulatrice du secteur financier de Guernesey (Crédit : Ministère des situations d’urgence, Russie).

Parmi les acteurs clefs de ce système, la guernesiaise Ginette Louise Blondel, sanctionnée en mars 2024 par l’autorité régulatrice du secteur financier à Guernesey (GFSC) pour avoir exercé son activité sans licence. En rendant sa décision, la GFSC avait anonymisé le nom des clients de Ginette Blondel. Celui que l’autorité financière a baptisé « Client n°2 » serait une « famille politiquement exposée issue d’une juridiction d’Asie centrale à haut risque (…) entretenant des liens étroits avec la famille au pouvoir dans ladite juridiction. » Concernant la localisation géographique, Forbidden Stories et The Sentry sont en mesure de préciser qu’il s’agit d’un pays du Sud-Caucase et non d’Asie centrale. C’est l’Azerbaïdjan. Nous révélons également l’identité de ce mystérieux « Client n°2 » : le family office des Heydarov. 

Plusieurs sources laissent penser que le bureau de gestion du patrimoine du « Client n°2 » est celui des Heydarov. L’un des indices les plus probants vient de registres d’entreprises enregistrées à Malte. La GFSC indique en effet que Ginette Blondel a rencontré le family office du « Client 2 » à la fin de l’année 2014, avant de rapidement commencer à travailler pour eux – sans disposer de licence. Elle réalisait des prestations de gestion et d’administration pour « 7 sociétés non enregistrées à Guernesey ». Ce nombre est passé à 12 en août 2015, toujours selon la GFSC. Cela concorde avec les mentions de Ginette Blondel dans les registres d’entreprises à Malte, où elle a siégé à la tête de 12 sociétés, dont la dernière constituée en août 2015. Toutes ces sociétés étaient en lien avec des membres de la famille Heydarov, certaines directement liées aux actifs détenus en Europe.

Autre « violation des réglementations » : ne pas avoir mis en place des mesures permettant d’établir l’origine des fonds et de la richesse de ses clients à « haut-risque ». La conseillère de l’ombre se voit aujourd’hui interdite d’exercer plusieurs postes clés dans le secteur financier pour un peu moins de dix ans et écope d’une amende de plus de 245 000 euros. Malgré plusieurs tentatives pour la joindre, nous ne sommes pas parvenus à obtenir un commentaire de la part de Ginette Blondel. 

Le fils de la journaliste décédée, Matthew Caruana Galizia, se félicite de la nouvelle auprès de Forbidden Stories mais modère la portée de la sanction : « Malgré le montant de l’amende, elle a quand même réussi à tirer un profit de son activité. »

Les Heydarov, au coeur de la politique et de l'économie

En Azerbaïdjan, les Heydarov évoluent dans les plus hautes sphères. À la tête du clan, on retrouve le père, Kamaladdin, ministre des situations d’urgence du régime Aliyev et figure incontournable de l’économie du pays. Jusqu’en 2023, ses fils dirigeaient Gilan Holding, le conglomérat tentaculaire fondé par leur père. L’entité englobe les secteurs de la banque, de la construction, du tourisme et de l’agriculture. Déjà en 2013, les connexions entre Kamaladdin Heydarov et la famille Aliyev avaient été mises au jour par la justice française et révélées par la presse : la cour d’appel de Lyon a confirmé sa condamnation pour « abus de biens sociaux », pour avoir entre autres participé au financement du train de vie de la sœur du président Aliyev. 

Les avocats des fils Heydarov assurent à Forbidden Stories que ces derniers n’ont « joué aucun rôle dans la nomination de membres du secrétariat ou du personnel administratif dans aucune entreprise ». Déjà en 2018, lors de la publication du projet Daphne, les avocats qui les représentaient répondaient au Guardian, partenaires du consortium Daphne : « Nos clients sont les bénéficiaires effectifs d’entreprises (…) qui exercent une activité tout à fait légitime et légale ». Le journal précisait également qu’il n’existait aucun soupçon « d’acte répréhensible », mais soulignait que l’affaire soulevait de nouvelles questions sur le « manque de transparence » des élites au pouvoir en Azerbaïdjan. Nous avons également tenté de joindre le ministère de Kamaladdin Heydarov afin de lui offrir l’opportunité de réagir à notre article, sans succès.  

Figurine Pop Art Leblon Delienne, une entreprise dans laquelle la famille Heydarov avait investi dans le passé (Crédit : Leblon Delienne, Facebook).

Diligentée par les autorités maltaises à la suite des accusations de Daphne Caruana Galizia, l’Egrant inquiry, une enquête qui portait entre autres sur la Pilatus Bank, permet de se faire une idée encore plus précise du réseau d’acteurs qui gravitent autour des Heydarov, comme Ginette Blondel. Son nom se retrouve ainsi accolé à celui de Robert John Baker, un Australien membre de conseils d’administration d’entreprises liées aux Heydarov, et dont le Projet Daphne révélait déjà l’identité.  Ces informations sont aussi corroborées par les Paradise Papers, des documents confidentiels obtenus par le réseau de journalistes de l’ICIJ.

Caviar et figurines de luxe

Après Malte, c’est l’Union européenne qui enquête sur la Pilatus Bank. Dans le collimateur des autorités après la mort de la journaliste Daphne Caruana Galizia, l’établissement se voit retirer sa licence d’exercice par la Banque Centrale Européennee en 2018. Malgré la fermeture de la banque, Ginette Blondel a tout de même poursuivi ses opérations en Europe dans le giron des élites azerbaïdjanaises. La même année, elle a rejoint le conseil d’administration de Planet Caviar SA, une entreprise genevoise spécialisée dans le commerce du caviar,  tandis que Robert Baker en quittait les rangs. Lui-même avait succédé à  Manouchehr Ahadpour Khanghah, un homme d’affaires d’origine iranienne décrit dès 2010 comme « prête-nom » de nombreuses entreprises de la famille Heydarov dans un télégramme diplomatique américain divulgué par WikiLeaks. Nos messages adressés à Manouchehr Ahadpour Khanghah sont restés sans réponse. Planet Caviar précise que les trois individus ont été nommés au conseil d’administration par l’actionnaire Caspian Fish Company, une entreprise possédée au moins un temps par Kamaladdin Heydarov. Un nom qui n’a cependant « jamais été mentionné auprès d’aucun des administrateurs actuels » de Planet Caviar, d’après son directeur adjoint, Louis Montavon. En 2021, lors du rachat de la participation de Caspian Fish Company, leurs pouvoirs ont été radiés.

L’entreprise Planet Caviar a eu pour administrateurs Manouchehr Ahadpour Khanghah, Robert Baker, Ginette Blondel et Craig Wilson (Crédit : Compte Instagram @planetcaviar).

Aux côtés du duo Baker-Blondel chez Planet Caviar, on trouvait aussi le guernesiais Craig Wilson. L’homme siégeait également dans plusieurs des entreprises mentionnées dans l’enquête des autorités maltaises sur la Pilatus Bank. Son nom apparaît dans des documents de la société Leblon Delienne, l’une des trois entreprises françaises d’artisanat haut de gamme évoquées précédemment, spécialisée dans la sculpture de figurines luxueuses. Ni Craig Wilson, ni Robert Baker n’ont répondu aux questions de Forbidden Stories sur le sujet.

Un client nommé Al-Assad

Mais Ginette Blondel et Craig Wilson ne se sont pas limités aux Heydarov. En décembre 2024, le Guardian et le Bureau of Investigative Journalism ont révélé l’identité du « Client N°1 » pour lequel Ginette Blondel a été sanctionnée par la GFSC : Rifaat Al-Assad, l’oncle du dictateur syrien déchu en décembre dernier. Rifaat Al-Assad a été condamné en 2020 en France à quatre ans de prison pour s’être constitué un patrimoine immobilier évalué à 90 millions d’euros grâce à des fonds détournés de l’État syrien. Quant à Craig Wilson, Forbidden Stories a consulté le registre des entreprises françaises qui permet de l’associer aussi aux Assad. Il est désigné comme administrateur d’une société chargée d’acheter des immeubles dans la Cité Internationale de Lyon pour divers membres du clan Al-Assad. D’après plusieurs médias français, des biens appartenant aux Assad dans ce quartier ont été mis en vente sur ordre de la justice française l’an dernier.

Le quai Charles de Gaulle dans la cité internationale de Lyon où Rifaat Al-Assad possédait des propriétés (Crédit : Fred Romero / Flickr).

Chanez Mensous, avocate au sein de l’ONG Sherpa qui a initié la plainte contre Rifaat al-Assad, n’est pas étonnée de retrouver les noms de tels « facilitateurs » dans plusieurs dossiers de clients à haut risque : « Les investissements réalisés par des personnes politiquement exposées représentent un marché, autour duquel s’est développé une industrie spécialisée dans l’expertise financière », explique-t-elle à Forbidden Stories. Ces avocats, comptables, consultants financiers, ou autres intermédiaires bancaires permettent ainsi à leurs clients de « transférer, dissimuler et gérer leurs gains mal acquis. » explique Oliver Windridge, avocat et conseiller auprès de The Sentry. Il ajoute : « En tant que rouages essentiels de la machine kleptocratique, ces facilitateurs doivent faire l’objet d’un contrôle renforcé et d’actions concrètes, tant de la part du secteur public que du privé. En s’attaquant aux complices, nous pouvons réellement porter atteinte à l’art perfectionné du vol d’État. »

Toute la lumière n’a pas encore été faite sur le meurtre de Daphne. Près de huit ans après son assassinat, le mardi 10 juin, deux hommes ont été condamnés à perpétuité pour avoir fourni l’explosif qui a tué la journaliste. Le commanditaire présumé du meurtre, Yorgen Fenech, lui, a été libéré sous caution au début de ce mois de février 2025 dans l’attente d’un jugement. 

À lire aussi

daphne-project_case_27
daphne-project_three-years-after_4
daphne-project__1