Projet Miroslava

“Projet Miroslava” : les pistes non-explorées dans l’assassinat de Miroslava Breach

Ces 10 dernières années, au moins 82 journalistes mexicains ont été tués pour avoir exercé leur profession. Cela fait de ce pays l’un des plus dangereux du monde pour un journaliste. Miroslava Breach, journaliste d’investigation qui enquêtait sur les « narco-politiques », ces membres de cartels qui s’infiltrent au sein de la vie politique pour asseoir leur emprise, est l’une de ces victimes. Le 23 mars 2017, elle est froidement abattue devant chez elle. Une enquête a été ouverte mais des zones d’ombre persistent. El Colectivo 23 de marzo, un groupe de journalistes travaillant au Mexique, en collaboration avec les organisations internationales Forbbiden Stories, Bellingcat et le Centre latino-américain d’enquêtes journalistiques (CLIP), se sont unis pour faire l’état des lieux de cette enquête : ce qui a été réalisé, et ce qu’il reste à faire.

Par Forbidden Stories

4 juillet 2019

Le 23 mars 2017, 7 heures, dans la ville de Chihuahua au nord du pays, la journaliste mexicaine Miroslava Breach, monte dans sa voiture pour conduire son fils de 14 ans à l’école. Un homme surgit, le visage dissimulé par une casquette et une capuche, puis ouvre le feu. La journaliste, criblée de balles, succombe à l’attaque.

Elle était connue pour son travail d’investigation exemplaire, au mépris du danger. Elle travaillait pour les journaux La Jornada et El Norte de Ciudad Juarez et traitait de sujets liés au crime organisé et à la corruption des autorités locales du Chihuahua, l’Etat dont elle était originaire mais aussi l’un des plus violents du pays. Dans les derniers mois de sa vie, elle avait dédié son travail aux “narco-politiques”, ces membres de cartels qui s’infiltrent au sein de la vie politique pour asseoir leur emprise. Elle s’intéressait tout particulièrement à l’expansion du cartel des “Salazares”, dans la municipalité de Chínipas, au nord du pays. Une organisation criminelle originaire de cette petite ville montagneuse et travaillant pour le compte du cartel de Sinaloa, co-dirigé par « El Chapo » avant son arrestation en 2016, dont les étroites relations avec les pouvoirs locaux leur garanti de pouvoir mener des opérations illicites en toute impunité.

Plus de deux ans après le meurtre, l’enquête des autorités locales et fédérales qui se sont toutes les deux saisies de l’enquête a laissé de nombreuses zones d’ombre. Aucune n’a établi de lien entre cet assassinat et des groupes criminels ou politiques. Malgré les investigations de Miroslava sur le sujet. Malgré les menaces qu’elle recevait de leur part. Seul un homme, Juan Carlos Moreno Ochoa, surnommé « El Larry », a été arrêté. Selon les autorités, il serait le seul commanditaire du meurtre de Miroslava, écartant la piste de fait de ceux sur qui Miroslava avait enquête, soit le crime organisé et leurs liens avec les politiques.

Cependant, de nombreuses pièces de ce puzzle ont été laissées de côté par cette version officielle des événements. C’est pourquoi des journalistes mexicains, regroupés dans El Colectivo 23 de Marzo, en collaboration avec les journalistes internationaux de Forbidden StoriesBellingcat et le Centre latino-américain d’enquêtes journalistiques (CLIP), ont uni leurs forces pour produire l’enquête « Projet Miroslava ».

Des pièces manquantes

Le 25 décembre 2017, 9 mois se sont écoulés depuis le meurtre de Miroslava Breach. 8 balles ont été tirées sur la journaliste à travers une des fenêtres de sa voiture. Ses enfants, proche de la scène, ont entendus la série de tirs. Après 9 mois d’enquête – et d’attente- Javier Corral, gouverneur de l’Etat de Chihuahua, annonce face caméra la capture de Juan Carlos Moreno Ochoa, surnommé « El Larry ».

L’homme, arrêté dans l’Etat voisin de Sonora, est présenté comme le cerveau derrière le meurtre de Miroslava Breach. L’identité du tueur à gage est également dévoilée lors de cette même allocution : il s’agissait de Ramón Andrés Zavala, un “tireur” de 25 ans, retrouvé mort quelques jours plus tôt dans ce même état de Sonora. Enfin, un autre complice, Jaciel Vega Villa, est lui recherché : selon les autorités, il aurait conduit le tireur sur la scène de crime avant de prendre la fuite. Sur un ton très solennel, le gouverneur Corral énumère le dispositif mis en place pour cette enquête : 200 heures de vidéos analysées, des écoutes téléphoniques retrouvées, une vingtaine de témoins interrogés et la mobilisation d’experts sur la scène de crime pour une enquête qui se voulait “un modèle national” dans la façon de mener des enquêtes concernant les crimes contre les journalistes au Mexique.

Sous ses airs d’exemplarité, l’enquête officielle, commencée par le parquet de l’Etat de Chihuahua, puis poursuivie par le parquet fédéral depuis avril 2018, ne peut que difficilement masquer ses lacunes : des indices et des preuves qui n’ont jamais fait l’objet d’une enquête, des politiciens qui n’ont pas été interrogés de façon adéquate, des personnes qui auraient pu avoir un certain degré d’implication dans cette affaire et qui ont pourtant obtenu le statut de témoins anonymes, des irrégularités sur la scène du crime ou encore des preuves contradictoires.

El Colectivo 23 de Marzo a recensé toutes ces irrégularités qui, ainsi regroupées, montrent que les pistes qui menaient aux narco-politiques, qui pourraient être derrière le meurtre de la journaliste Miroslava Breach, n’ont pas été assez enquêtées.

Les preuves ignorées

L’assassinat de la journaliste Miroslava Breach a bénéficié d’une large couverture médiatique au Mexique. Elle est loin d’être la seule à être tombée simplement pour avoir exercé son métier. Mais ses enquêtes sans concessions, mettant régulièrement en lumière les liens étroits entre cartels et politiciens, en font un symbole de la liberté de la presse bafouée dans ce pays d’Amérique Latine.

Quelques heures après le meurtre, la police annonce une première découverte : celle d’un petit carton jeté à quelques mètres de la voiture qui, selon les autorités, dévoile l’identité du commanditaire. La note aurait été signée “El 80”, le surnom d’un leader régional du cartel de Juarez, ennemi juré du cartel de Sinaloa et des Salazares. Mais plus les heures passent, plus le message écrit change de nature. Ils sont alors des dizaines de journalistes à noter les évolutions de la version officielle : trois fois en seulement 48h.

Le message change et s’allonge au fil des heures, ne manquant pas d’éveiller les soupçons des reporters qui suivent de près l’enquête. Par ailleurs, le collectif a découvert que la chaîne de contrôle sur cette preuve uniquement, bien qu’essentielle, était introuvable. Impossible alors de retracer entre quelles mains elle est passée, depuis la scène de crime jusqu’à la presse.

Depuis, les incohérences s’accumulent. Comme la présence du gouverneur Corral au domicile d’un des complices, celle de Jaciel Vega Villa, au moment où la police cherche des preuves dans la maison, trois jours après le meurtre. Quelques mois plus tard, au micro d’une émission de radio, il reconnaîtra sans peine avoir été présent sur ce lieu d’enquête sans y être normalement autorisé.

C’est dans cette même maison que de nombreuses preuves de l’enquête officielle seront trouvées. La voiture qui a conduit le tueur de Miroslava est ainsi retrouvée dans le garage. Cette dernière appartient bien à Jaciel Vega Villa, un étudiant tout juste diplômé à l’époque, mais aussi l’homme derrière le volant au moment du meurtre de Miroslava Breach. Après enquête, El Colectivo 23 de marzo a découvert un lien de parenté significatif : Jaciel n’est autre que le neveu de Jesús Alfredo Salazar Ramírez, leader des Salazares, dont l’extradition est sollicité par un tribunal des Etats-Unis. Un élément de plus pointant le cartel de Chinipas comme étant les véritables responsables du meurtre de la journaliste.

Narco-politiques

La fouille de la maison de Jaciel Vega Villa a également permis aux enquêteurs de mettre la main sur un ordinateur personnel. Une analyse de l’appareil dévoile à la police la présence de deux enregistrements audios. Tous les deux correspondent à des conversations téléphoniques durant lesquels un homme intimide et menace Miroslava Breach et une consoeur avec qui elle travaillait. Son objectif : obtenir ses sources dans l’affaire qu’elle venait de révéler sur des candidats “narco-politiques” parachutés lors des élections municipales, tout particulièrement celui désigné par les Salazares dans la ville de Chinipas. Mais rien n’y fait : Au téléphone, Breach refuse catégoriquement de livrer cette information malgré les menaces de son interlocuteur, allant même jusqu’à invoquer sa paire d’”ovaires” comme pour défier l’homme à l’autre bout du fil. “le silence est complice”, conclue-t-elle alors, sous entendant celui des autorités.

L’interlocuteur de Breach est finalement identifié, une dizaine de jours plus tard par l’enquête officielle : il s’agit d’Alfredo Piñera, porte-parole du Parti action nationale (PAN), l’un des plus grands partis politiques mexicain. En plus d’avoir menacé la journaliste malgré son statut, le porte-parole a transmis ces enregistrements illégaux à un autre politique local, que Miroslava Breach avait déjà dénoncé pour ses probables liens avec le crime organisé : l’ancien maire de Chinipas, Hugo Schultz. Face à la justice, ce dernier a expliqué vouloir assurer ses arrières. Avec cet enregistrement en main, il pouvait prouver au cartel qu’il n’était pas à l’origine de la fuite d’informations. Et donc éviter toutes représailles. En réalité, en transmettant cet enregistrement à un partenaire d’El Larry, il a condamné la journaliste.

D’aucun dirait qu’autant d’informations contre un homme suffirait à l’inquiéter juridiquement. Il n’en est rien : depuis le début de l’affaire, Schultz bénéficie du statut de témoin et se voit même affublé d’un pseudonyme, “Boby”, dans les procès-verbaux pour protéger son identité. Même traitement pour Piñera, qui lui répond au nom de “Casio” dans l’enquête judiciaire. De quoi laisser aux deux hommes les moyens de se reconstruire professionnellement, en dépit de ces informations sensibles. Piñera a été engagé en 2019 comme conseiller du coordinateur du groupe parlementaire du PAN. Schultz, pour sa part, a conservé son poste d’enseignant. Il envisage désormais de prendre la direction du comité national PAN à Chínipas.

La justice fédérale au ralenti

A partir d’avril 2018, le Procureur spécial en charge des Crimes contre la Liberté d’expression au Mexique (FEADLE) se saisit de l’affaire, au grand dam du bureau du Procureur de l’Etat de Chihuahua. L’espoir que justice soit faite renaît alors : à peine lancé, le bureau du procureur interroge deux nouvelles personnes dans l’affaire. Deux hommes à la tête du PAN. Il demande également l’étude des réseaux sociaux de 5 journalistes proches de Miroslava, en quête d’indices. Mais rapidement, le bilan s’avère pour l’instant décevant : les circonstances entourant le meurtre du tueur de Miroslava Breach, Ramón Andrés Zavala, restent floues. Même absence de véritable enquête pour d’autres cas, que le collectif a découvert comme étant liés au meurtre de la journaliste.

Jaciel Vega Villa, le chauffeur du meurtrier de Breach, est lui toujours en fuite. Un haut fonctionnaire de l’État a confirmé dans les médias que le jeune homme avait été entendu par les autorités quelques jours après le meurtre sans avoir été inculpé, justifiant que l’identité du suspect n’était pas connue à l’époque. Il s’est par la suite rétracté, en affirmant s’être trompé, lorsque le procureur de la République a nié farouchement avoir placé Vega en détention provisoire. Depuis, deux témoins ont assuré au collectif que Vega avait bien été interrogé. D’autres prétendent qu’il est actuellement caché à Chínipas.

Parmi les autres mesures discutables prises par les autorités judiciaires figurent un policier de l’État – et la nièce d’El Larry – qui a accueilli les tueurs et un homme qui les a chassés du lieu du crime, qui ont tous deux obtenu le statut de témoin protégé et n’ont jamais été considérés comme suspects potentiels. Les enquêteurs criminels n’ont pas non plus enquêté sur une licence de pilote laissée chez Vega, ni identifié les propriétaires des téléphones avec lesquels Vega a communiqué immédiatement après le meurtre. Enfin et surtout, ce collectif n’a trouvé aucune preuve d’une enquête judiciaire à Chínipas, malgré le fait que tant de preuves de l’assassinat de Miroslava ont conduit à cette ville dans la Sierra Tarahumara.

Le procès d’El Larry est lui au point mort, dont la procédure est bloquée par un témoin refusant de parler le procureur de l’Etat de Chihuahua a par ailleurs ignoré les demandes d’interview d’El Colectivo 23 de Marzo. Le bureau du Procureur en charge des Crimes contre la Liberté d’Expression au Mexique a lui, refusé de donner des détails car selon lui, cela pourrait compromettre l’enquête. Malgré les nombreuses failles de l’enquête, il a réaffirmé son soutien au procureur de l’Etat de Chihuahua.

Tel est, à ce jour, l’état de l’enquête qui prétendait être un “modèle national” pour tous les futurs meurtres de journalistes dans le pays. Qu’elle soit menée par l’Etat de Chihuahua et, plus tard, par les autorités fédérales, l’enquête officielle ignore des pistes d’une importance pourtant cruciale. Et aux questions du collectif, n’oppose que le silence. Un silence, comme le disait Miroslava Breach elle-même, qui devient complice.

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