Le Projet daphne

Quand un journaliste est assassiné, nous devons continuer ses enquêtes

Des journalistes ont travaillé ensemble, et ceux qui ont tenté de mettre un terme au travail de Daphne Caruana Galizia à Malte comprendront bientôt qu’ils ont échoué

Par Laurent Richard

16 avril 2018

Cette tribune est parue dans The Guardian

Vous avez tué le messager. Mais vous ne tuerez pas le message.

Ces 6 derniers mois, 45 journalistes de 15 pays différents ont travaillé dans le plus grand secret pour poursuivre et publier les enquêtes de la journaliste maltaise, Daphne Cuaruana Galizia, assassinée le 16 octobre 2017.

La collaboration est sans doute la meilleure des protections. Quel intérêt a tuer un journaliste si 10, 20, 30 autres sont prêts a poursuivre son travail ? Que vous soyez un dictateur, ou chef d’un cartel de la drogue, ou un entrepreneur corrompu, l’exposition à la lumière du jour de vos crimes est sans doute votre pire cauchemar. Les journalistes sont les ennemis de l’écosystème frauduleux que vous avez bâti. Mais qu’en est-il si cette exposition devient mondiale et démultipliée ? En vous en prenant au messager, vous amplifierez son message. Ou que vous alliez, vous serez questionné par la presse du monde entier. Ce que vous vouliez cacher sera massivement montré.

C’est là, la mission de notre nouvelle plateforme internationale Forbidden stories : Un réseau de journalistes prêts a prendre la relève en cas d’assassinat ou d’emprisonnement d’un reporter. L’idée est la suivante : faire en sorte que l’information survive à la censure. Les 45 journalistes qui ont décidé de collaborer au Daphne Project n’ont qu’un seul objectif : informer l’opinion publique sur des faits de corruption et de blanchiment d’argent qui ont cours à Malte, au sein même de l’Union Européenne. Des faits que Daphne Caruana Galizia avait courageusement dénoncé et révélé au cours de ces 30 dernières années.

Les auteurs du meurtre de Daphne Caruana Galizia doivent le savoir. Ils ont échoué. Certes, ils ont pris la vie d’une journaliste de 54 ans farouchement indépendante et mère de trois enfants. Mais les commanditaires de cet assassinat, où qu’ils se trouvent aujourd’hui, ont perdu la partie. Pendant les semaines qui arrivent, les dernières informations sur lesquelles travaillaient Daphne Caruana Galizia seront exposées à des millions de citoyens dans le monde.

C’est il y a trois ans que j’ai voulu me lancer dans cette aventure. Le 7 janvier 2015, à 11H32, mes voisins de pallier , les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo ont été massacrés par deux terroristes l’organisation Al Qaeda au Yemen. L’agence Premières Lignes Télévision pour laquelle je travaille avait sa porte en face de celle de Charlie. Par chance, je suis arrivé au bureau quelques minutes après le départ des assaillants. En arrivant dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo j’ai vu l’horreur. Mes confrères, mes voisins, soudainement silencieux, immobiles, couchés, morts.

En 20 ans de métier, j’ai couverts plusieurs conflits, comme en Irak ou au cachemire. J’ai enquêté dans des dictatures. Mais cette fois, c’est arrivé dans mon environnement. Des journalistes tués pour leurs dessins. Cette expérience m’a convaincu de la nécessité d’organiser une réponse « journalistique » aux crimes commis contre la presse. Faire échouer la censure grâce au journalisme collaboratif.

Pour créer notre plateforme, des initiatives similaires nous ont inspiré. En 1976, le journaliste américain Don Bolles était lui aussi tué dans l’explosion de sa voiture à Phoenix, Arizona. Dans les jours qui suivirent, The Investigative Reporters and Editors rassemblèrent 38 journalistes venus des quatre coins des états unis pour terminer l’enquête initiée par le reporter de The Arizona Republic. En 2015, alors que la journaliste d’investigation Khadija Ismayilova était sous les verrous en Azerbaijan , une dizaine de confrères de l’Organized Crime Corruption Reporting Project ont eux aussi poursuivi ses enquêtes portant sur la corruption et l’évasion fiscale des Aliyev, le clan au pouvoir à Bakou. Toute aussi courageuse, l’initiative des journalistes de l’association brésilienne Abraji qui ont continué le travail mené par le reporter Tim Lopez, un reporter brûlé vif en 2002 par les narco-trafiquants d’une favela de Rio de Janeiro. Le journalisme pour défendre le journalisme. Avec une telle solidarité, nous pouvons assurer la survie de l’information.

En 2018, des journalistes continuent d’être assassinés pour leur travail sur le trafic de déchets toxique, l’évasion fiscale, la corruption, la violation de droits de l’homme. Cette censure prive ainsi des millions de citoyens d’informations fondamentales pour leur sociétés, pour l’avenir de leur pays.

A nous journalistes, d’assurer un « effet streisand » à ces enquêtes censurées. L’effet quoi ? L’effet streisand. En 2002, la chanteuse Barbara Streisand porta plainte contre un photographe aérien après la publication de clichés montrant sa maison de Malibu sur un site confidentiel consacré à l’érosion de la côte californienne. Quelle erreur d’avoir porté plainte ! Non seulement, les juges californiens ont débouté la plaignante, mais surtout le dépôt de la plainte par la star américain a attiré un très grand nombre de curieux. Ainsi après l’action en justice le site en question a été visité plus de 400 000 fois. Alors qu’avant la plainte, le site comptait seulement six visites dont deux de ses propres avocats. L’effet Streisand est dans l’ADN de Forbidden Stories.

Même si vous parvenez à arrêter un messager, vous n’arriverez pas à arrêter le message.

45
Pendant 5 mois, 45 journalistes de 15 pays ont enquêté ensemble dans cette initiative unique pour faire vivre le travail de Daphne Caruana Galizia
30
Daphne Caruana Galizia avait enquêté pendant 30 ans sur la corruption et les réseaux mafieux à Malte quand elle a été assassinée
750 000
Pour vous faire connaître les enquêtes de Daphne, 750 000 journalistes participant ont exploité un très grand nombre de fichiers et documents officiels
18
De grandes organisations de presse du monde entier se sont associées à nous pour combattre la censure grâce à ce projet unique
530
Selon l’UNESCO, 530 journalistes ont été tués en seulement 5 ans, de 2012 à 2016
1
L’équipe à mis en commun ressources et éléments de preuve grâce à un outil numérique sécurisé proposé par la plateforme de journalisme d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP)

À lire aussi

daphne-project_three-years-after_4
daphne-project__1
daphne-project_case_27