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Révélations: une fuite de données massive lève le voile sur les méthodes accablantes d'un géant minier au Guatemala
Pour influencer la politique locale au Guatemala, le groupe Solway, propriétaire de la mine Fénix à El Estor, au Nord Est du pays, dépense sans compter. Et va jusqu’à se compromettre dans des stratégies plus que troubles afin de s’approprier les terres, transférant des fonds à la police locale ou envisageant «d’acheter» des leaders communautaires. Pour la première fois, une fuite de données inédite à laquelle Forbidden Stories a eu accès et qu’elle a partagée avec 65 journalistes du monde entier dévoile le fonctionnement de cette multinationale discrète.
Cette histoire est un volet du projet Mining Secrets, publié près de trois ans après le projet Green Blood, qui vise à poursuivre le travail des journalistes menacés pour avoir enquêté sur les scandales environnementaux de l’une des industries les plus opaques dans le monde.
Par Phineas Rueckert et Paloma Dupont de Dinechin
Il aura fallu des mois de dialogue et un scrutin local pour en arriver là. Le 6 janvier 2022, Alberto Pimentel, le ministère guatémaltèque de l’Énergie et des Mines signe une résolution en faveur de la reprise d’activité de la mine de nickel Fénix à El Estor, au Guatemala. Depuis février 2021, l’extraction minière y était suspendue, la concertation avec les communautés locales sur les questions environnementales et sociales ayant été jugée insuffisante par la Cour constitutionnelle du pays.
La décision ministérielle a donc été prise après une consultation organisée entre le gouvernement guatémaltèque, les leaders communautaires de la région d’El Estor et les représentants de Solway, la multinationale suisse dirigée sur le terrain par des Russes. Celle-ci a racheté la mine en 2011 et l’exploite depuis à travers ses deux filiales locales CGN et Pronico. À en croire les communiqués de presse publiés par le gouvernement et le groupe Solway, le vote s’est déroulé de manière équilibrée en décembre 2021 dans une ambiance parfaitement harmonieuse. «Ce processus est parti des dirigeants – des communautés – avec la contribution des habitants des communautés de la zone d’influence», souligne même Oscar Perez, vice-ministre du développement durable, au ministère de l’énergie et des mines.
Pourtant, en coulisses, il s’avère que Solway en a discrètement tiré les ficelles. Pour la première fois, une énorme fuite de données internes à l’entreprise à laquelle Forbidden Stories a eu accès permet de lever le voile sur les efforts déployés par le puissant et très secret conglomérat russo-suisse pour manipuler les communautés locales avant la consultation qui a mené à la réouverture de la mine. Selon des relevés bancaires et des factures que Forbidden Stories a pu consulter, les filiales de Solway ont effectué, à travers une fondation dénommée Raxché qu’elles financent en quasi intégralité, des dons réguliers aux leaders communautaires impliqués dans la consultation depuis au moins octobre 2020 – soit un an avant même le début du processus.
Entre octobre 2020 et janvier 2021, Raxché a ainsi transféré 38 500 quetzales (environ 5 000 dollars) par mois à l’Association nationale pour le développement mutuel (ANADE) pour «renforcer» l’un des deux conseils indigènes qui a voté en faveur de la réouverture de la mine. Par deux fois, 10 000 quetzales (1 300 dollars) ont été versés sous forme de «soutien économique» direct à quatre membres du conseil – une somme conséquente dans un pays où le salaire mensuel moyen s’élève à 3700 quetzales, soit 481 dollars.
«Certains ici sont des vendus, c’est clair comme de l’eau de roche», assène Maria Choc, habitante d’El Estor, lors d’une interview avec des journalistes du consortium mené par Forbidden Stories. Dans une lettre adressée au consortium, Solway nie toute malversation. «Solway Investment Group opère en conformité totale avec les lois nationales et les réglementations internationales en vigueur, écrit le PDG Dan Bronstein. Nous réfutons toutes les allégations évoquées sans fondement factuel.»
Cependant, la fuite de données internes de l’entreprise, que Forbidden Stories a partagé avec 20 médias internationaux dans le cadre du projet Mining Secrets, semble confirmer les soupçons des habitants.
Ces données, comprenant l’accès à 470 boîtes mail et à 8 millions de documents, comme les registres d’expédition de chargements de nickel et des informations financières, regorgent d’informations explosives : dommages environnementaux, propositions «d’achat» de leaders communautaires, transfert de fonds à la police, plans détaillés de déplacement des communautés locales et images de surveillance des journalistes qui ont osé enquêter sur la mine.
Scrutin à vendre
Niché au coeur des montagnes au Nord-Est du Guatemala, entre une réserve naturelle abritant des animaux en voie de disparition et le plus grand lac du Guatemala, le lac Izabal, se trouve El Estor. Dans la région, les indigènes Maya Q’eqchi ont toujours vécu de la culture de la cardamome, du maïs et des haricots. Mais du côté d’El Estor, le sol regorge d’une ressource bien plus précieuse : le nickel.
Ce métal que l’on retrouve désormais partout, des éviers aux gratte-ciel, est exploité depuis 1960 dans le cadre du projet Fénix. Plus de quarante ans après, en 2011, Solway achète cette mine, le complexe de traitement du nickel et la centrale électrique, qu’elle commence à exploiter en 2014. D’après l’entreprise, Fénix fournit près de 2000 emplois locaux et Solway investit dans le «développement d’infrastructures sociales dans les zones d’exploitation au Guatemala» avec des emplois, des programmes de formation ou la construction de centres communautaires, entre autres.
Mais en 2017, l’entreprise se retrouve en plein scandale. Des pêcheurs locaux l’accusent de polluer le lac Izabal et organisent des manifestations pour crier leur colère contre la mine. Un pêcheur perd la vie lors de ces protestations, tué par la police. Les journalistes de Prensa Comunitaria ayant couvert cette manifestation finissent menacés et contraints de se cacher – comme l’a raconté Forbidden Stories en 2019 lors du projet Green Blood.
Deux après après les manifestations, en 2019, la communauté d’El Estor obtient une avancée majeure lorsque la Cour constitutionnelle du Guatemala ordonne à la mine de mettre fin à ses activités d’extraction. Une ordonnance qui n’entrera en vigueur qu’en février 2021 et qui conditionne la réouverture de la mine à l’engagement d’un processus de consultation des communautés locales. Mais selon Lucia Ixchiu, militante indigène et fondatrice de Festivales Solidarios, un collectif impliqué dans la lutte contre la mine, interrogée par Forbidden Stories : «Le gouvernement n’est pas intéressé par l’instauration d’un véritable dialogue.»
Surtout, d’après les autochtones guatémaltèques, la procédure a été fortement influencée par la mine. Des membres de la communauté d’El Estor affirment notamment que quatre de leurs organes de direction ancestraux ont été empêchés d’accéder au processus de consultation. Une décision assumée par Solway qui se justifie par la voix de ses filiales : «[La participation des organes de direction ancestraux] a été rejetée afin de ne pas porter atteinte à l’intégrité de la procédure de consultation communautaire établie par la Cour constitutionnelle», écrit le directeur administratif de Pronico, Marvin Méndez.
Guadalupe Xol Quinich, leader ancestrale et membre du conseil indigène d’El Estor, a, elle, été exclue des rencontres avec la mine après avoir refusé des paiements de l’entreprise. En 2019, des représentants de la compagnie minière lui auraient demandé de se désigner «amicus curiae», un statut juridique en vertu duquel une personne se propose de présenter volontairement au tribunal des informations pouvant l’aider à trancher une affaire, sans y être directement liée. Solway aurait ainsi incité Guadalupe Xol Quinich à déclarer que la compagnie avait correctement consulté les communautés locales sur leurs activités. Le tout contre 3 000 quetzales (environ 400 dollars). Elle affirme avoir refusé avant d’être remplacée par quelqu’un d’autre au conseil. «Nous sommes très divisés entre les frères et les sœurs de la communauté», résume-t-elle.
Pire encore, la consultation elle-même aurait été entachée d’irrégularités, à en croire les données issues du leak. Dans un document interne de préparation du scrutin, certains plans prévoient jusqu’à «l’achat de leaders» («compra de lideres») dans deux quartiers d’El Estor – ce que Solway conteste dans une réponse adressée à Forbidden Stories. Marvin Méndez, de Pronico, y précise qu’aucun paiement n’a jamais été effectué à ces leaders. Mais d’après les documents internes révélés par la fuite de données, en 2021, les filiales de Solway ont programmé plus de dons pour les «acteurs clés et les parties intéressées» liés à la consultation.
«C’est complètement contraire aux standards internationaux en matière de consultation et plus largement au principe de bonne foi», réagit Quelvin Jiménez, avocat de Santa Rosa qui défend les droits fonciers de la communauté Xinca dans le sud-ouest du Guatemala. «La cooptation des dirigeants, les négociations parallèles ou les négociations avec certaines parties impliquées sont contraires au principe de bonne foi et ne devraient pas être autorisées par l’État», répète-t-il.
Cette stratégie rappellera sans doute quelques souvenirs aux membres de l’association de pêcheurs Asociación Bocas del Polochic. Initialement opposée à la mine, elle a fini par la soutenir, allant même jusqu’à apparaître dans des vidéos promotionnelles de l’entreprise. Une volte face visible dans les données du leak qui montrent comment Solway s’est mis l’association dans la poche.
Un document de travail des filiales de Solway datant de 2019 liste par exemple : «Au cours du premier trimestre de 2020, faire un don de 34 000 dollars pour l’achat de matériel de pêche afin de garder comme alliés les dirigeants et les partenaires de l’Asociación Bocas del Polochic.» Pour Cristobal Pop, un pêcheur d’El Estor vivant désormais à Guatemala City à cause de craintes pour sa sécurité : «L’entreprise a trouvé le point faible de la communauté dans sa pauvreté.»
«Rumeurs», «emplois fictifs» et «incendies volontaires
Et à la Nubes, les signes de pauvreté sont partout. Du sol en terre battue aux toits en tôle des baraques des membres de cette petite communauté indigène située à quelques centaines de mètres de l’usine de traitement du nickel de Pronico. Alors que la dégradation du climat affecte les cultures, pour survivre, de nombreux habitants n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter des boulots manuels à la mine.
L’emplacement stratégique de la communauté a d’ailleurs longtemps constitué un défi majeur pour CGN et Pronico, les filiales de Solway. Dès 2014, ces dernières rédigent des dizaines de rapports sur Las Nubes – avec une multitude de tactiques envisagées afin d’accéder aux précieuses terres sur lesquelles sont bâties les maisons des habitants.
Comme elle semble l’avoir fait avec les parties prenantes de la consultation communautaire, Solway a abreuvé de dons la communauté de Las Nubes. En quatre ans, via la fondation Raxché – que les filiales de Solway ont presque entièrement financée en 2019 et 2020, selon un rapport interne, l’entreprise a arrosé Las Nubes de plus de 200 000 dollars. D’après des données dévoilées par le leak, l’entreprise a tenté de se faire une place dans la communauté en multipliant les opérations de séduction sur place : embellissement de l’église pour «améliorer les relations avec les chefs religieux locaux», organisation d’un match amical de football afin de «se rapprocher des leaders clés de la communauté dans la prise de décision», participation à la marche de la fête des mères de manière à «évaluer le comportement du groupe»… D’autres dons sont encore plus ciblés. Par exemple, en 2021, dans un document intitulé «Plan spécifique», l’entreprise prévoit de fournir un job au fils d’un des leaders de la communauté et une nouvelle tronçonneuse à un autre. Un autre document de 2016 suggère que Solway est même allée jusqu’à verser des «salaires artificiels» aux habitants et à créer ce qu’ils appellent des «emplois fictifs» – avec des guides routiers chargés de… tenir des panneaux de signalisation sur la route. Interrogé par Forbidden Stories et ses partenaires, Marvin Méndez, le directeur administratif de Pronico, une filiale de Solway, dément. Selon lui, CGN-Pronico n’a pas eu recours à des emplois fictifs. «Cette information ne correspond pas à la réalité», argue-t-il.
Mais d’après de nombreux rapports produits par CGN et Pronico entre 2016 et 2019, l’objectif de tels investissements est simple : «Obtenir la relocalisation volontaire de la population en dehors de la zone d’intérêt minier dans les délais les plus courts possibles.» Les membres de la communauté, liés de manière ancestrale à la terre, ont cependant refusé de quitter Las Nubes.
«Nous ne voulons pas d’argent», insiste Paolina Chetek. Cette habitante de Las Nubes compte des employés de la mine parmi les membres de sa famille. L’entreprise aurait également proposé de l’argent à son mari pour qu’il lui cède ses terres. Mais, auprès de membres du consortium de Forbidden Stories, elle affirme ne pas être intéressée par ces offres. «L’argent, c’est comme de l’eau gazeuse : des bulles qui s’évaporent», explique-t-elle poétiquement. Avant d’ajouter : «Je résisterai jusqu’au bout, car mes enfants n’ont pas d’autre endroit pour grandir et construire leur avenir.»
Après l’échec du déplacement volontaire de la population, d’autres mesures plus coercitives ont été envisagées – impossible pour autant de savoir si elles ont été ou non mises en œuvre. Ainsi, un plan de travail de février 2020 visant à obtenir la réinstallation de la communauté de Las Nubes comprend des propositions telles que le licenciement des travailleurs refusant de céder leurs terres et la contamination des cultures de cardamome avec des produits agrochimiques. Le même mois, le chargé des relations avec la communauté écrit un mail à Marvin Méndez avec pour objet «Proposition complémentaire Las Nubes». Y sont détaillés des options encore plus radicales pour déplacer les habitants de Las Nubes : répandre des rumeurs d’épidémie de VIH parmi les chefs de la communauté, payer des criminels locaux pour déclencher des incendies intentionnels afin de détruire les cultures de cardamome, et faire courir le bruit selon lequel un chef de la communauté aurait reçu sa maison en guise de pot-de-vin. Les auteurs du rapport pèsent les «pour» et les «contre» de chaque stratégie envisagée. Ainsi, dans la section sur l’embauche de criminels pour déclencher des incendies dans les champs, ils notent que l’avantage est la «destruction de leurs cultures de subsistance», mais inscrivent dans la colonne des inconvénients que les criminels pourraient révéler qui les a payés. Pour réaliser ces différentes stratégies, la méthodologie reste la même : «le paiement d’un pot-de-vin». Interrogé précisément sur ces procédés, Méndez, destinataire de l’e-mail en question, assure que «cette information ne correspond pas à la réalité».
Un peu plus tard dans l’année, le plan de Solway semble cependant avoir évolué. Au lieu de tenter de déplacer volontairement la communauté, la société commence à acheter des parcelles de terrain individuelles à Las Nubes, ce qui lui permet, selon un rapport, de lancer des opérations minières dans ces zones. Dans l’une des parcelles négociées, d’après les propres calculs de Solway, la quantité de nickel était estimée à 500 tonnes – une fois extraite, elle aurait atteint environ 165 000 dollars.
«Solway fait du mal à notre communauté. Cette entreprise porte atteinte à notre environnement et à nos cultures», déplore Abelino Pantzir, habitant de Las Nubes et père de huit enfants, lors d’une interview réalisée sur place en décembre. Mais «quand ils nous accordent une petite opportunité, nous la saisissons.»
Interrogé à El Estor par des membres du consortium, un représentant d’une filiale locale de Solway affirme qu’il n’y a «jamais» eu de projet de déplacement de Las Nubes. Ce que la société nous répète à nouveau par écrit : «[Solway] ne prévoit pas de délocaliser les habitants de Las Nubes. L’entreprise investit à Las Nubes et contribue ainsi à sa prospérité.» Et son représentant de citer la construction d’églises, d’écoles, ou de centres communautaires.
Quand la mine tente de se mettre les juges, les politiques et la police dans la poche
Enrique Xol is one person with first hand knowledge of Solway’s methods. Xol, who agreed to speak on the record about his experience with the company for the first time, is a member of one of El Estor’s four ancestral councils and a vocal critic of the mine.
In 2017, he attended a roundtable discussion between community leaders and the mine at the Paraíso hotel, about 20 kilometers from El Estor. After the discussion, Xol told members of the Forbidden Stories consortium, he was approached by the president of one of Solway’s subsidiaries, Dmitry Kudryakov. Kudryakov reportedly took Xol aside and, through a translator, peppered him with questions. “What do you want? Do you want a project? Do you want anything?” Xol remembered Kudryakov asking.
To Xol, it felt like bribery. He said no.
Documents and internal emails accessed by Forbidden Stories suggest that this sort of behavior may have occurred on a larger scale.
In one 2016 email thread under the subject line, “URGENTE,”company higher-ups passed around lists of “key actors” to receive a “potential” Christmas gift. Per the email, the presents were to be offered “as courtesies, as we do every year.”
In response, a lawyer for one of Solway’s subsidiaries included a particularly interesting entry in his wish list: “Court of First Instance of Puerto Barrios.” Underneath, the lawyer specified that the intended recipient was the judge himself – at the time Edgar Aníbal Arteaga López, who later ruled in favor of Solway in a case the company brought against local fishermen’s groups and journalists.
Les filiales expliquent de leur côté que l’envoi de cadeaux aux «amis avec lesquels nous avons interagi au cours de l’année» constitue «une pratique courante», mais que ces paquets sont «uniquement offerts lorsque la loi ne l’interdit pas.» Ainsi, «les cadeaux de Noël ne sont pas distribués à des juges», insiste Marvin Méndez. Un autre document interne, intitulé «Liste des acteurs envisagés à qui offrir des cadeaux de Noël Pronico/CGN 2016», inclut pourtant sept maires, sept leaders communautaires, deux juges, deux prêtres, deux journalistes et un évêque parmi plus d’une centaine d’entrées, en provenance de tout le pays et des alentours d’El Estor.
D’autres échanges de mails et dossiers internes attestent également de la relation étroite entre les filiales de Solway et la Police nationale civile du Guatemala, condamnée en 2021 par des organisations de défense des droits humains pour «usage excessif de la force contre des manifestants et membres des communautés Maya Q’eeqchi’» ainsi que pour des «actes de répression à l’encontre des journalistes et des médias.»
Au cours de l’année 2020, Pronico, une filiale de Solway, a réalisé au moins cinq donations, pour une valeur totale d’environ 350,000 Quetzales (45.000 dollars), à Raxché pour un «soutien stratégique» («aporte strategico») à la police nationale civile du Guatemala. Des officiers de police stationnés à divers endroits dans et autour de la mine auraient également été nourris sur les deniers de la société, selon des emails présents dans le leak. Dans un courriel adressé à «Señor Director» (vraisemblablement Dmitry Kudryakov), Roberto Zapeta, le chef de la sécurité d’une filiale de Solway, chargé des opérations de la mine, estime que les paiements alimentaires se révèlent «plus rentables ou mieux reçus par la police nationale civile», et recommande que «le soutien nécessaire soit apporté à tous.» Il conclut : «La nature humaine est réactive : si vous cessez de les soutenir, vous prenez un risque stratégique potentiel qui mérite d’être analysé.» Interrogé pour savoir si Pronico a effectué des dons à la police nationale durant les troubles à El Estor, Marvin Méndez a simplement répondu : «Non». Selon Jiménez, l’avocat de Santa Rosa, de tels paiements «pourraient être constitutifs de trafic d’influence ou de corruption, en fonction des conditions dans lesquelles ils ont été remis ou de ce qui a été demandé en retour».
Russian connexion
À l’automne 2021, pour la deuxième fois depuis 2017, les indigènes Maya Q’eqchi d’El Estor descendent dans la rue pour protester contre la mine. «El Estor Resiste» («El Estor résiste») devient un cri de guerre après la répression des manifestations pacifiques et la déclaration de l’état de siège par le gouvernement guatémaltèque en octobre.
Les manifestants d’El Estor ne criaient pas seulement leur colère contre la consultation communautaire, mais aussi contre ce qu’ils considèrent comme la mainmise des multinationales sur l’État du Guatemala. «Il n’y a qu’au Guatemala que nous échangeons des richesses minérales contre des miettes», écrit l’avocat Rafael Maldonado, qui représente l’association des pêcheurs d’El Estor, dans un post Facebook le 12 novembre 2021. «L’entreprise minière d’El Estor gagne des milliards par an et paye des miettes, laissant derrière elle destruction et contamination. Le tout grâce à des fonctionnaires corrompus et des vendeurs de pays.» Lucia Ixchiu, de Festivales Solidarios, partage son analyse : «L’État du Guatemala fonctionne sur la base des intérêts des multinationales. Nous parlons d’une entreprise valant plusieurs millions de dollars et qui bénéficie de toutes les ressources, tout le soutien et des conseils de l’État.»
Si l’influence directe de Solway sur l’État guatémaltèque n’a pas encore été établie, les documents contenus dans la fuite de données prouvent, à tout le moins, que les filiales de l’entreprises ont, à tout le moins, des liens économiques avec une société minière russe accusée d’acheter le Président guatémaltèque.
À l’été 2021, avant les manifestations à El Estor, éclate au Guatemala le scandale dit du «tapis volant». D’après des lanceurs d’alerte ayant fui le pays, des représentants du conglomérat minier russe Mayaniquel S.A. auraient payé le président guatémaltèque, Alejandro Giammattei, afin d’obtenir un accès privilégié à un port de la ville de Puerto Barrios. L’argent des pots-de-vin serait passé sous forme de liasses de billets enroulées dans un tapis – donnant ainsi son nom à l’affaire.
Solway a toujours nié être liée à ce scandale et a tenté de prendre ses distances avec Mayaniquel S.A. L’entreprise a même publié une déclaration réfutant «toute implication dans l’affaire de pots-de-vin». Mais les échanges de mails et les contrats figurant dans les documents dévoilés par Forbidden Stories montrent bien une relation commerciale active entre Pronico, l’une des filiales de Solway, et Mayaniquel S.A. Par exemple, des courriels et des contrats montrent que Solway et Mayaniquel se sont accordés sur une transaction de minerai de nickel d’une valeur de plus de 200 000 dollars fin novembre 2019. Le contrat a été signé par les deux parties le 21 novembre 2019 et reconduit en janvier 2021. Voilà qui interroge quant aux liens entre les différents intérêts miniers russes actifs au Guatemala et leur influence sur les principaux politiciens du pays.
Interrogées par Forbidden Stories et ses partenaires, Pronico et Mayaniquel ont toutes les deux confirmé entretenir des relations commerciales, et rien d’autre. «La relation de Mayaniquel avec Pronico est purement commerciale ; et concerne la vente de minerai de nickel, ajoute Mayaniquel. Mayaniquel n’a aucune autre relation […] avec CGN-Pronico [les filiales du groupe Solway, ndlr] et/ou le groupe Solway et n’est pas affiliée ou autrement liée à CGN-Pronico et/ou au groupe Solway.»
Malgré tous les scandales, les résultats de Solway restent au beau fixe – en grande partie grâce à la demande mondiale croissante de nickel. «Ces minéraux se vendent à un prix élevé en ce moment», explique Guadalupe Garcia Prado, chercheuse à l’Observatoire des industries extractives, lors d’un entretien téléphonique. «Et chez Solway, ils sont prêts à aller encore plus loin dans l’impunité, la corruption et la violence pour obtenir ce qu’ils veulent.»
De fait, jusqu’à l’invasion russe de l’Ukraine, la société exploitait des mines en Ukraine, en Russie, en Macédoine et en Indonésie. Le 3 mars dernier, Solway a annoncé avoir suspendu toutes ses activités minières en Russie. En 2020, Solway, via sa filiale Solway Mining Incorporated, a acheté des terres au mont Nimba, au Liberia. Dans ce pays où plus d’un demi-million de personnes vivent dans une extrême pauvreté, la filiale a promis des écoles et des centres de santé. Mais aujourd’hui, les habitants ne cachent pas leur déception. En deux ans, aucun des avantages promis ne s’est matérialisé et les habitants n’ont pas encore vu la couleur des écoles et des centres de santé que la multinationale leur avait fait miroiter. Auprès des médias locaux, le président de l’agence locale de protection de l’environnement déplore que «Solway [n’agisse] pas correctement». Au Guatemala, c’est le moins qu’on puisse dire.
L’intimidation jusqu’en Suisse
À l’instar d’El Estor, Zoug, petite cité suisse nichée dans les montagnes, borde un lac – le bien nommé lac de Zoug. La météo, en revanche, y est moins clémente, avec des températures qui descendent régulièrement en dessous de zéro en hiver. C’est dans cette ville pittoresque des montagnes suisses que se trouve le siège de Solway. Là-bas, la multinationale prend bien soin de vernir son image, loin des manifestations et des scandales d’El Estor.
D’après les documents issus de la fuite de données, en 2019, Solway semble s’être offert les services des entreprises de relations publiques les plus réputées du pays. Ensemble, elles ont élaboré des plans destinés à «améliorer la réputation» de l’entreprise et «détecter les problèmes» au Guatemala. À cette même période Guatemala Netz publie un rapport critique sur le groupe minier – en novembre 2019 précisément. Ce petit réseau de solidarité chrétienne basé à Berne et à Zurich, avait déjà demandé des comptes à l’entreprise sur son impact environnemental deux ans auparavant, lorsqu’une tâche rouge était apparue sur le lac Izabal, à El Estor. Et durant ce laps de temps, la petite association locale pu constater de près l’évolution de la communication du groupe.
«Nous avons échangé par courrier à cinq reprises entre 2017 et 2019», relate Alice Froidevaux, membre de Guatemala Netz. «C’est très intéressant pour nous de constater comment la communication a évolué durant ces deux années. Lorsqu’ils ont reçu notre première lettre, on pouvait vraiment voir qu’ils n’avaient pas l’habitude d’être en contact avec des ONG ou n’importe qui d’un peu critique envers leurs actions à l’étranger. Mais au fil de ces deux années, on a vraiment vu une amélioration de leur communication avec nous, mais aussi sur la responsabilité sociétale des entreprises.»
Mais, en 2019, Solway passe à l’offensive. Dans sa dernière missive au petit réseau, les menaces de la multinationale sont à peine voilées. De manière indirecte, le groupe sous-entend avoir évoqué les actions de Guatemala Netz auprès de différentes institutions suisses. Denis Gerasev, son représentant, va jusqu’à parler de «fausses accusations portées [à l’encontre de la société] au cours des deux dernières années» par Guatemala Netz. Celles-ci, promet-il, «feront certainement l’objet d’une enquête approfondie». Il fustige également le fait que le réseau n’ait ni «visité les environs de l’entreprise», ni été en mesure de faire des constatations «personnellement» et qu’il ait «décliné l’offre [de Solway] de visiter l’entreprise». Il ajoute : «Nous considérons vos lettres comme une intimidation envers l’entreprise.»
«Évidemment, on était un peu inquiets», reconnaît Alice Froidevaux. «Nous sommes une petite organisation, nous n’avons pas tellement les moyens légaux et financiers de faire face à des poursuites judiciaires.» Mais Solway manie à la perfection la carotte et le bâton. Alors même que la multinationale laisse entendre au petit réseau qu’une action en justice à son égard n’est pas exclue, elle lui propose également une discussion, sous la modération du gouvernement suisse. Une posture jugée hypocrite par Guatemala Netz, qui refuse. «C’est une stratégie typique de ce genre d’entreprises. Quand tu refuses la discussion, ensuite, c’est toi qui passes pour le méchant», souligne Alice Froidevaux.
Hasard ou non, la reprise en main de la communication de Solway se déroule au moment même où la Suisse débat de savoir s’il faut ou non obliger les multinationales à respecter des normes plus strictes en matière de respect de l’environnement et des droits humains. La confédération helvétique offre en effet la possibilité à ses citoyens de soumettre à la votation des initiatives populaires. En 2019, la Coalition suisse pour la justice dans les entreprises (Swiss Coalition for Corporate Justice) se monte en réponse aux excès des grands groupes, régulièrement critiqués pour leurs dommages environnementaux à l’étranger ou l’absence de consultation des communautés indigènes dans le cadre de projets d’extraction. C’est cette coalition qui propose une initiative dite sur les «multinationales responsables», visant à imposer des réglementations plus strictes en matière de droits humains et d’environnement aux groupes basés en Suisse. En novembre 2020, l’initiative échoue à obtenir le soutien de plus de la moitié des 26 cantons suisses et une contre proposition édulcorée est finalement adoptée. À Zoug, pôle incontournable des milieux d’affaires suisses, la mesure a été rejetée à une large majorité.
Ce scrutin a peut-être effrayé Solway. En tout cas, des documents internes montrent que des hauts responsables de l’entreprise ont reçu un rapport rédigé par Economiesuisse, l’une des principales sociétés de relations publiques opposée à l’initiative. La multinationale est restée en contact avec d’autres entreprises de relations publiques, ainsi qu’avec l’institut de recherche SwissPeace, qui compte le gouvernement suisse parmi ses plus gros clients. Auprès d’un membre du consortium mené par Forbidden Stories, SwissPeace confirme toujours conseiller Solway sur «ses efforts pour comprendre et respecter les principes et attentes existants à l’international». En espérant que ces conseils portent jusqu’à El Estor.