Les Fossoyeurs : Eliminalia, l’agence d’e-réputation qui enterre la vérité

Dans ce nouveau volet du projet « Story Killers », Forbidden Stories et ses partenaires ont enquêté sur Eliminalia, une entreprise espagnole de gestion de réputation. Plus de 50.000 documents internes obtenus par le consortium révèlent le nom des clients sulfureux de cette société, ainsi que les techniques de manipulation utilisées pour faire retirer d’internet les articles de centaines de journalistes, blogueurs et rédactions du monde entier.

Story Killers - Eliminalia

Par Phineas Rueckert
Traduction : Youssr Youssef
Shawn Boburg (Washington Post), Kira Zalan (OCCRP), Lilia Saul Rodriguez (OCCRP), David Pegg (The Guardian), Lorenzo Bagnoli (IRPI) et Joaquin Gil (El Pais) ont contribué aux entretiens et aux recherches.

STORY KILLERS | 17 février 2023

Été 2018. Daniel Sánchez, un journaliste d’investigation mexicain, reçoit d’étranges messages et appels, au sujet d’un article publié quelques mois auparavant. Chaque semaine, des personnes, qui se présentent comme des avocats, le somment de retirer son papier.

Daniel Sánchez travaille pour Página 66, un petit média d’investigation situé dans l’État du Campeche, dans le sud du Mexique. En janvier 2018, il publiait une enquête sur une société de vidéosurveillance appelée Interconecta. Une entreprise qui a déjà travaillé pour le gouvernement local. Grâce à l’analyse d’audits financiers, l’article révèle ainsi que la société, filiale de la multinationale Grupo Altavista, est impliquée dans plusieurs affaires de corruption et de fraude fiscale.

En décembre 2019, près de deux ans après la publication de l’article de Daniel Sánchez, un autre email lui parvient. L’auteur, un prétendu expert en marketing local se faisant appeler Humberto Herrera Rincon Gallardo, affirme que l’article du journaliste viole le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Demande lui est donc faite de supprimer les références au Grupo Altavista et à son fondateur Ricardo Orrantia. L’e-mail est signé du « département de conformité de l’Union européenne ».

Daniel Sánchez, journaliste mexicain d’investigation. (Photo : Página 66)

Le journaliste, perplexe, prend conseil auprès d’Artículo 19, une association de défense de la liberté de la presse, qui lui recommande de ne pas retirer l’article.

Mais Humberto Gallardo n’a pas dit son dernier mot. En janvier 2020, le voilà qui écrit à Digital Ocean, l’hébergeur web du média d’investigation, pour dénoncer une violation du droit d’auteur. La plainte renvoie à un site tiers, qui publie une copie identique de la fameuse enquête de Página 66. À quelques détails près : la date de publication indiquée est antérieure à celle de l’article originel, et l’enquête est signée… Humberto Herrera Rincón Gallardo et non Daniel Sánchez.

Cette fois-ci, la stratégie fonctionne. Digital Ocean – qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview – ordonne à Daniel Sánchez de retirer son article, sous peine de ne plus héberger Página 66. Le journaliste tente bien de contester la décision, sans succès. Finalement, de crainte de perdre et son lectorat, et son gagne-pain, il capitule et retire son article.

Le Mexique est l’un des pays les plus dangereux du monde pour les journalistes. Des pressions de ce genre peuvent donc paraître dérisoires face aux menaces que subissent les collègues de Daniel Sánchez. Mais le résultat est le même, explique le journaliste à Forbidden Stories : c’est « une forme de censure subtile ».

Car cette campagne contre Daniel Sánchez n’est pas l’œuvre d’avocats ou d’experts locaux en marketing. Selon les documents obtenus par Forbidden Stories, Grupo Altavista a en réalité engagé la société Eliminalia, une entreprise espagnole de gestion de réputation qui propose des services de suppression de contenu à des clients privés.

Humberto Gallardo, le supposé expert en marketing dont le nom figure sur la plainte, a par ailleurs nié avoir été « un employé d’Eliminalia ou de toute société liée à Eliminalia ». Il a déclaré à Forbidden Stories que « l’utilisation de [s]on nom dans l’affaire intentée contre le portail de Página 66 a été faite de façon totalement incorrecte et sans qu[’il] ne le sache ou qu[’il n’y] consente ».

Quant à Daniel Sánchez, son cas est loin d’être isolé. Comme lui, des centaines de journalistes, blogueurs et médias dans le monde ont vu leur travail censuré, modifié ou enfoui dans les tréfonds d’internet par Eliminalia entre 2015 et 2021.

Capture d’écran du site d’Eliminalia.

L’entreprise affirme que les services qu’elle propose permettent de supprimer des « informations non désirées ou erronées » pour des clients qui ont « un droit à l’oubli ». Mais près de 50,000 documents internes de l’entreprise divulgués à Forbidden Stories contredisent ce discours officiel. Parmi les clients d’Eliminalia, on trouve entre autres des escrocs, des tortionnaires, des criminels, ou des politiciens corrompus. De précédentes enquêtes, notamment celle de Rest of World, ont déjà révélé le nom de certains de ces clients. Mais la fuite de données à laquelle Forbidden Stories a eu accès comprend également des courriels confidentiels, des contrats et d’autres documents juridiques, qui lèvent le voile sur les activités réelles de cette société opaque.

Eliminalia a refusé de répondre à nos questions. Dans une lettre adressée à un membre du consortium, un cabinet d’avocats représentant Eliminalia a fait savoir qu’un délai d’une semaine était « bien trop court pour un réel respect du processus contradictoire », et que la plupart des « questions démontr[aient] une approche partielle et déshonorante », et « concern[aient] le secret des affaires ». Malgré l’extension du délai d’une semaine, aucune réponse n’est parvenue à Forbidden Stories et ses partenaires.

Cette enquête est un nouveau volet du projet « Story Killers », un projet collaboratif mené par Forbidden Stories avec 30 médias partenaires. Pendant six mois, plus de 100 journalistes ont poursuivi le travail de la journaliste indienne Gauri Lankesh sur la désinformation. Parmi les révélations, obtenues grâce à la fuite de données et à des dizaines d’entretiens avec d’anciens employés, clients, et victimes d’Eliminalia, Forbidden Stories et ses partenaires mettent au jour la manière dont cette société manipule les fournisseurs de services en ligne, détourne les réglementations et les lois en matière de droits d’auteur et harcèle parfois des journalistes. Tout cela dans un unique but : enterrer l’information.

Forbidden Stories a identifié des clients d’Eliminalia dans 50 pays et sur les cinq continents. La fuite d’information concerne environ 1.500 clients, anciens et actuels, et permet de mieux comprendre les liens d’Eliminalia avec un médecin reconnu coupable d’homicide, un homme d’affaires brésilien suspecté d’être impliqué dans un réseau mondial de prostitution ou les anciens dirigeants de la Banca Privada d’Andorra, accusés de blanchiment d’argent – leur avocat nous a déclaré qu’il n’aurait pas employé Eliminalia s’il avait su que la société utilisait des outils non éthiques.

Forbidden Stories a enquêté sur le tentaculaire empire lié au fondateur d’Eliminalia ; Diego « Dídac » Sánchez dont la société Eliminalia affiche un chiffre d’affaires net de 2,7 millions d’euros pour les années 2020 et 2021. L’enquête révèle aussi que Diego Sanchez et son associé José María Hill Prados, dirigent également plus de 50 entreprises dans le monde, dont une société de mères porteuses, actuellement sous le coup d’une enquête pour trafic d’enfants.

Diego « Dídac » Sánchez, le fondateur d’Eliminalia. (Photo : Salimu11/Wikimedia Commons)

Un marché très lucratif

Retour au Mexique. Les documents obtenus par Forbidden Stories révèlent qu’en avril 2019, Ricardo Orrantia – le propriétaire de Grupo Altavista – a embauché Eliminalia pour faire disparaître plusieurs contenus embarrassants, y compris l’article du journaliste de Página 66. Au total, Grupo Altavista a demandé la suppression de treize articles, dont celui de Daniel Sánchez, ainsi que de trois résultats de recherche Google liés à son nom, à celui de sa femme et à Grupo Altavista. Il a payé plus de 12 000 euros à Eliminalia, en quatre fois. Le propriétaire du groupe n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

Ricardo Orrantia n’est qu’un parmi les plus de 150 clients mexicains qui figurent dans les documents ayant fuités. On retrouve aussi le nom de Miguel Angel Colorado Cessa, le frère d’un trafiquant de drogue du cartel de Zetas. Ou celui de Pedro Miguel Haces Barba, un dirigeant syndical accusé en 2019 d’avoir signé de juteux contrats avec deux gouverneurs arrêtés plus tard pour des faits de corruption. Haces Barba, par la voix de son porte-parole Colorado Cessa, a refusé de commenter notre enquête.

Certains des clients d’Eliminalia ont payé cher leur passé numérique. Ou plutôt, ont payé cher pour essayer de l’effacer : 110.000 euros par exemple pour Pedro Haces Barba, qui a demandé le retrait d’environ 300 articles d’internet. La compagnie minière AMR Bauxite accusée d’évasion fiscale en 2020, dirigée par le Français Romain Girbal a quant à elle déboursé 155.000 euros. Encore plus cher, Adar Capital Partners, une entreprise fondée par un banquier israélo-argentin accusé d’avoir blanchi de l’argent pour le régime d’Hugo Chávez, a payé un partenaire d’Eliminalia près de 400.000 euros. AMR Bauxite et Adar Capital Partners n’ont pas répondu à nos demandes d’interview.

Pedro Miguel Haces Barba, un dirigeant syndical mexicain. (Photo : Jacqueline Lemus/Wikimedia Commons)

Sous la direction de Diego Sánchez et de José María Hill Prados, Eliminalia a également cherché à s’implanter sur de nouveaux marchés. Selon le site de l’entreprise, elle possède des bureaux dans plus d’une dizaine de pays, dont l’Italie, la Suisse, la Turquie et les États-Unis. En Amérique latine, Eliminalia a eu, voire a encore, des bureaux en République dominicaine, en Bolivie, en Équateur et bien sûr au Mexique.

Forbidden Stories a identifié plusieurs clients impliqués dans des réseaux de crime organisé, comme Malchas Tetruashvili, condamné pour avoir blanchi de l’argent pour le compte d’un membre de la mafia russe. Autre profil intéressant : José Mestré, un homme d’affaires espagnol impliqué dans des affaires de trafic de cocaïne. Malchas Tetruashvili et José Mestré n’ont pas répondu à nos demandes d’interview.

« Les utilisations de ces services à des fins légitimes sont minoritaires par rapport aux utilisations faites par des individus corrompus », a expliqué à Forbidden Stories la chercheuse au Bard College Emma Briant, experte en désinformation. « Il y a beaucoup d’entreprises qui se spécialisent dans ce genre de choses. Et je pense que c’est vraiment dommageable parce que souvent, il devient très difficile pour les gens de trouver des informations réellement fiables : elles ne sont tout simplement plus visibles », a-t-elle aussi ajouté.

L’effet disuassif

Tord Lundström est le directeur technique de Qurium, une organisation à but non lucratif basée en Suède, qui fournit des services de sécurité, y compris d’hébergement web, à des dizaines de médias indépendants. En novembre 2020, il reçoit un e-mail de Raul Soto, un homme qui se présente comme un avocat de la « Commission de l’Union européenne ».

Le passionné de technologie trouve le courriel assez inhabituel. Fort d’une expérience en protection des données d’entreprise, il se met alors à enquêter. Tord Lundström parvient à remonter la trace de l’e-mail jusqu’à Eliminalia, dont il réussit à cartographier l’infrastructure numérique. Première découverte : Raul Soto est un pseudonyme, utilisé par un employé d’Eliminalia basé en Ukraine. Il découvre aussi que l’entreprise ne se contente pas de cibler les sites Web hébergés par Qurium, mais demande de supprimer du contenu à plus grande échelle encore.

Un exemple de mail envoyé à Qurium usurpant l’identité de la Commission européenne. (Capture d’écran : Tord Lundström)

Au fur et à mesure de son enquête, Tord voit un modèle émerger. Dans un premier temps, Eliminalia demande directement aux journalistes de retirer leurs articles. S’ils ne le font pas, la société se tourne vers les fournisseurs d’hébergement. Et si cela non plus ne fonctionne pas, Eliminia essaye alors de désindexer le contenu, une stratégie de marketing dite « black hat », qui vise à tromper Google pour qu’il cache certains termes de recherche dans les résultats des requêtes.

Eliminalia, ainsi que d’autres sociétés, se sont rendu compte qu’elles pouvaient mettre à profit des lacunes des lois sur la protection des données, pour faire supprimer du contenu en ligne. Deux lois : le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) et le RGPD, les servent en particulier.

Adopté en 1998, le DMCA a permis de réviser la loi fédérale américaine sur le droit d’auteur. Produit des débuts d’internet, son objectif à l’origine était de faciliter la suppression des contenus protégés par le droit d’auteur, et que l’on retrouvait sur des sites de torrents comme les futurs The Pirate Bay et LimeWire – explique Adam Holland, chef de projet au Berkman Klein Center for Internet & Society de Harvard.

Les entreprises de blanchiment de réputation comme Eliminalia ont vite compris que cette loi pouvait leur être avantageuse. La stratégie devient simple : copier un article, le publier sur un site tiers – un blog voire un faux média – avec une date antérieure au papier original. Il ne reste plus qu’à prétendre que l’article qui dérange les clients d’Eliminalia enfreint la loi DMCA, comme ce fut le cas pour le papier de Daniel Sánchez. « C’est beaucoup plus facile que d’aller au tribunal. Beaucoup plus facile encore que de retrouver le [journaliste] et de l’assommer avec une clé à molette. Il y a simplement à envoyer une réclamation de droit d’auteur », résume le chercheur de Harvard.

En 2002, des chercheurs, inquiets que le DMCA puisse être utilisé pour entraver la liberté d’expression, ont créé la base de données Lumen, un répertoire des demandes de retraits faites via DMCA. Lumen, que gère Adam Holland, réunit plus de 25 millions de demandes de retrait. Elle en reçoit plus de 7.000 par jour, grâce à des accords avec des fournisseurs d’hébergement.

La demande DMCA envoyée à Digital Ocean, exigeant le retrait de l'article de Daniel Sánchez.

Le chercheur explique à Forbidden Stories que le nombre de demandes a augmenté « rapidement et régulièrement » à partir de 2012, pour différentes raisons – entre autres, l’usage de technologies qui permettent un dépôt massif et automatique de plaintes DMCA. « Je peux vous garantir que lorsque le DMCA a été rédigé, personne n’avait envisagé que d’énormes armées de bots d’Europe de l’Est créeraient de faux sites de journaux pour faire taire les critiques », a-t-il encore ajouté.

Selon Shreya Tewari – chargée de recherche au Berkman Klein Center de Harvard, qui travaille sur le projet Lumen, les DMCA frauduleux ne sont pas toujours couronnés de succès. Mais combinés à d’autres menaces, ils inquiètent suffisamment les journalistes au point de leur faire retirer leurs articles. Dans une de leurs études, Shreya Tewari montrent que plus de 300 articles ont été supprimés d’internet à l’aide de cette technique d’intimidation.

D’après les découvertes de Forbidden Stories, les demandes de retrait DMCA ne sont qu’un outil parmi un plus large arsenal. Les documents divulgués incluent des demandes de retrait faites en utilisant le RGPD, ou, faute de mieux, en demandant la désindexation.

Contactée par le consortium, Google a expliqué lutter « activement contre les tentatives de retrait frauduleuses, en utilisant une combinaison d’outils automatiques et de vérifications humaines, pour détecter les abus ». L’entreprise a ajouté : « nous faisons preuve d’ une transparence étendue sur ces suppressions afin de responsabiliser les demandeurs, et les sites peuvent déposer des contre-notifications pour que nous puissions examiner à nouveau les demandes, s’ils considèrent que le contenu a été supprimé de nos résultats par erreur. »

Souvent, mais pas systématiquement, les DMCA et demandes légales sont envoyées avec de faux noms – comme celui de « Raul Soto », et des adresses mail qui donnent l’impression d’appartenir à des institutions européennes ou d’autres instances juridiques. Dans une déclaration adressée au consortium, un fonctionnaire de la Commission européenne a indiqué que « le CERT-EU et la Commission n’ont pas connaissance d’autres noms de domaine usurpant l’identité des institutions de l’UE et liés à ce cas particulier ». Il précise également : « L’existence du nom de domaine n’est pas une violation, son utilisation pour une fausse usurpation d’identité l’est. »

Se refaire une virginité

Nouveau décor, nouveau stratagème. En juillet 2022, le forum en ligne d’une association d’étudiants noirs, la Black Student Union du Quinsigamond Community College (QCC), dans le Massachusetts, a commencé à être inondé de spams. Au départ de la discussion, un simple post avec en lien le logo d’une marque quelconque sur un fil de discussion. Mais un compte invité se met à y répondre de manière frénétique. En quelques heures, plus de 7 000 commentaires sont postés.

Les commentaires cachent en fait une bombe atomique numérique. Dans chacun, se trouvent des centaines de liens avec des « redirections ouvertes ». À première vue, ces liens semblent diriger le trafic vers des sites internet sécurisés, comme ceux de l’université de Stanford ou de la NASA. En réalité, ils sont conçus pour passer instantanément de ces sites à d’autres, moins recommandables, en profitant d’une faille dans l’infrastructure.

Mais vers où redirigeaient les milliers de commentaires du forum ? D’après les recherches de Forbidden Stories, tous ces liens menaient à un réseau de sites web inauthentiques, créés pour blanchir la réputation des clients d’Eliminalia. Au total, le compte invité a posté plus de deux millions de liens, adressés avant tout à l’algorithme de Google qui, à son tour, a pu propulser les résultats en tête des recherches. Cela aurait pour effet de masquer les réelles informations, que l’on a effectivement trouvé reléguées au bas du classement. Un porte-parole de Google a toutefois tenu à préciser que la présence de liens de redirection ne garantit pas des améliorations dans les résultats de recherche.

Ce n’est qu’en octobre que l’université QCC découvre et supprime le compte problématique, et finit par effacer la discussion du forum, tout en renforçant sa sécurité informatique. « Il est réellement navrant que ces « faux acteurs » puissent se servir d’institutions universitaires réputées telles que le QCC pour aider à propager de la désinformation. Cela va à l’encontre de l’essence même de l’enseignement supérieur, qui valorise le dialogue ouvert, l’honnêteté, la vérité et la connaissance », a déclaré le président du QCC Luis G. Pedraja à Forbidden Stories et à ses partenaires.

Cette stratégie a fonctionné, au moins pour un temps. Si vous aviez cherché, il n’y a pas si longtemps, le nom de Victor Bayona Viedma sur Google, vous seriez tombé sur des articles élogieux au sujet de son nouveau recueil de poésie. Les accusations de tortures sur un détenu en Espagne, n’apparaissaient que plus loin. Quant au nom de Gabriel Hernan Westmann, il renvoyait d’abord à des articles sur un expert en chihuahua, et non pas à celui d’un pilote accusé de collaborer avec des cartels de la drogue – des accusations abandonnées par la suite. Selon plusieurs résultats Google très bien placés, Andrea Formenti, de l’entreprise italienne Area S.P.A, a pour fait d’armes notables d’avoir inventé un téléphone à clapet. Les informations sur les ventes de matériel de surveillance au gouvernement libyen par sa société ne sont, elles, reléguées qu’au second plan.

Victor Viedma n’a pas répondu à nos questions. Westmann a expliqué à un membre de notre consortium qu’il avait sollicité les services d’Eliminalia pour faire retirer « une fausse plainte qui a été déposée contre [lui] pour des raisons politiques ». Enfin, Area S.P.A a confirmé à Forbidden Stories avoir utilisé les services d’Eliminalia, en se justifiant ainsi : « L’une des principales raisons pour lesquelles nous avons voulu supprimer des contenus en ligne concernant nos activités est précisément leur manque de véracité et d’exactitude. »

« Si la seule chose que vous avez à faire est d’apprendre à tromper Google pour régler tous vos problèmes de réputation, alors c’est problématique » s’inquiète Katharine Trendacosta, directrice associée politique et activisme de l’Electronic Frontier Foundation.

Au total, les recherches de Qurium ont permis d’identifier 622 sites internet qu’Eliminalia a utilisés, selon notre analyse, pour blanchir la réputation de ses clients – des sites que l’ONG a partagé avec Forbidden Stories et ses partenaires. Ils s’appellent CNN News Today, London Uncensored, Mayday Washington ou encore Taiwan Times et ont tous été créés par la société offshore Communication Media Group. Selon l’enquête de Qurium, cette dernière est directement liée à Maidan Holdings, une société basée à Miami et détenue par Eliminalia.

En analysant le contenu de ces sites, Qurium a identifié environ 3.350 articles mentionnant des clients d’Eliminalia, et qui en parlent de manière plutôt positive. Afin que les sites paraissent authentiques, Eliminalia a également publié du contenu pillé à d’autres médias. « C’est assez désespérant », soupire Léna Corot, ancienne journaliste du site français Usine Digital, dont l’article a été copié et publié sur l’un de ces faux sites – lemonde-france.fr.

Les recherches techniques de Qurium s’alignent avec les découvertes complémentaires du consortium.

Dans un mail de 2019, un employé d’Eliminalia explique en effet à un client que l’entreprise prévoit de publier des articles « neutres ou positifs » sur un personnage imaginaire – présenté comme distingué dans sa profession – et qui porte le même nom que le client. L’employé indique aussi qu’il s’attend à ce que les articles proposés se retrouvent dans les premiers résultats de recherche faites au nom du client.

« C’est une bien belle nouvelle définition de la censure » ironise Tord Lundström de Qurium.

Captures d'écran du 27 janvier 2022 montrant des clients d'Eliminalia dans les résultats de recherche Google.

À la conquête d’un commerce mondial

Dans son autobiographie publiée en 2016 – au modeste titre Le secret du succès, Dídac Sánchez, le fondateur d’Eliminalia, donne son mantra : « Pensez grand et vous serez grand. »

Au cours des années qui ont suivi la création d’Eliminalia en 2013, Sánchez a su écouter son propre conseil. À partir des documents financiers obtenus, Forbidden Stories et ses partenaires ont identifié plus de 50 entreprises dans neuf pays, liées à Dídac Sánchez et à la famille de son partenaire commercial Hill Prados. La plupart de ces sociétés dépendent de la holding de Miami, Maidan Holdings. Plusieurs sociétés de Maidan, dont World Intelligence Ltd et World Reputation, proposent également des services de conseil politique, selon de précédentes enquêtes et des pages web archivées.

En se faisant passer pour de potentiels clients, les journalistes de la radio colombienne La FM – qui ne font pas partie du consortium – ont découvert qu’Eliminalia proposait de mener des campagnes politiques en Colombie, en Équateur et en République dominicaine, par le biais d’une de leurs filiales. Plusieurs sources ont également indiqué à Forbidden Stories et à ses partenaires qu’Eliminalia s’était livrée à du piratage informatique, mais ces affirmations n’ont pas pu être confirmées.

Les sociétés des deux associés ont en effet des activités très diverses. D’après les informations de Forbidden Stories, Subrogalia Ukraine et PP Interfiv Ltd, deux sociétés de mères porteuses, font l’objet d’une enquête des autorités ukrainiennes pour trafic d’enfants. Ces accusations n’ont pas empêché Eliminalia de continuer à développer l’ensemble de son activité en Ukraine jusqu’à l’invasion de la Russie en février 2022. La société déplace alors son siège social à Tbilissi, en Géorgie.

Certes, Eliminalia n’est pas la seule entreprise de gestion de réputation qui existe, mais d’après les experts que Forbidden Stories a interrogés, c’est peut-être l’une des plus établies du secteur. « C’est clairement un acteur ancien et sophistiqué dans ce domaine. Ils font cela depuis un certain temps », assure Adam Holland, de Lumen.

Si Eliminalia s’est autant développée, le marché de la gestion de la réputation dans son ensemble, a lui aussi grandi. « Il existe toute une industrie de services professionnels, comme les chargés de relations publiques, les lobbyistes, les avocats, etc., qui, pour le dire simplement, aident à transformer l’image d’individus, d’entreprises et de gouvernements peu recommandables en celle d’hommes d’affaires respectés à l’international ou en philanthropes cosmopolites », résume Tena Prelec, une chercheuse de l’Université d’Oxford spécialiste du blanchiment de réputation.

Pour les journalistes et défenseurs de la liberté de la presse qui ont échangé avec Forbidden Stories, demander des comptes à cette industrie est une tâche fastidieuse, coûteuse, et sans assurance de succès.

Dans les jours qui ont suivi la suppression de son article, Daniel Sánchez, de Página 66, a voulu trouver une voie légale pour faire rétablir son contenu en ligne. Il a contacté Artículo 19 et Media Defence, une organisation de défense de la liberté de la presse basée au Royaume-Uni.

Pas facile toutefois, de changer la décision prise à la suite d’une fausse demande DMCA. D’abord, il faut déposer un « contre-avis ». Là c’est une longue bataille juridique qui peut se livrer, et être très coûteuse également. Daniel Sánchez devrait comparaître devant un tribunal en Arizona, mais c’est un coût que ni lui, ni les organisations qui le défendent, ne peuvent se permettre. « Si nous avions le soutien juridique adéquat, nous continuerions », se désole le journaliste.

Et quand bien même il gagnerait le procès avec son article remis en ligne, la seule autre compensation que recevrait Daniel Sánchez, malgré tout le temps perdu, serait ses frais de justice.

L’ultime disparition

C’est l’effaceur effacé. Depuis que Forbidden Stories a contacté Eliminalia pour obtenir des commentaires il y a quelques semaines, l’entreprise semble avoir supprimé sa propre trace Internet. En janvier, les sites que Forbidden Stories et Qurium ont réussi à relier à Maidan Holdings, et qui semblent avoir été créés pour blanchir la réputation des clients d’Eliminalia – ont été modifiés. En parcourant ces sites refaits à neuf, nous avons malgré tout trouvé un ultime lien. L’une des pages de copyright indiquait le nom de Maria Ladovchyna, la responsable technique d’Eliminalia.

La porte de l'espace de coworking à Barcelone qui accueillait Eliminalia. (Photo : OCCRP)

Un mois environ avant notre publication, Eliminalia, dans un ultime tour de passe-passe, a changé son identité. Aujourd’hui, sur la porte du bureau de coworking de Barcelone qui accueillait Eliminalia, on lit : « Idata Protection ». Les documents de l’entreprise examinés par Forbidden Stories confirment le changement de nom. Peut-être le résultat d’enquêtes menées par des journalistes et des chercheurs, dont elle n’a pas réussi à effacer les traces. Lorsque deux membres de notre consortium ont visité les bureaux, un employé leur a déclaré : « la société s’appelle Idata Protection, mais nous appartenons à Eliminalia. » Dídac Sánchez, le fondateur, ne se trouvait plus à Barcelone, toujours selon l’employé.

Ce changement de nom n’est pas une surprise pour qui connaît Eliminalia, comme l’une de nos sources. Selon elle, Eliminalia est un expert dans « la création de problèmes, mais aussi de leur résolution ».