« Changer le cours des élections est la principale mission des agences d’influence »

Edouard* (le prénom a été changé pour protéger son identité) a travaillé plus de dix ans pour une agence de communication digitale. Au-delà du catalogue d’offres traditionnelles proposé aux clients, comme une gestion de campagne électorale ou la veille des réseaux sociaux en prévention d’une crise, l’entreprise proposait également des services plus officieux. Modification de pages Wikipédia, création de comptes avatars pour promouvoir un client ou discréditer un adversaire, placements d’articles dans des médias légitimes, le tout sans forcément qu’il n’y ait de contrat. Cet ancien chargé de projet a accepté de décrire, sous couvert d’anonymat, un business à la croisée des sphères de l’influence, du lobbying, et de la communication, où tous les coups sont permis, ou presque.

Par Léa Peruchon

STORY KILLERS | 16 février 2023

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Comment vous définiriez-vous ?

Je dirais que je suis un ancien chef de projet d’une agence de communication internationale. Enfin… je n’arrive pas à définir pour quelle agence je travaillais, Est-ce que c’était une agence de communication, d’influence ou de lobbying ? Je ne sais pas vraiment. C’est comme n’importe quelle agence de communication, avec tous les départements créatifs, contenus, veille, relations presse, etc. Et puis de l’autre côté, on se rapproche des services de renseignement avec des agences qui font des opérations un peu spéciales. Le genre de chose qu’on ne peut pas mettre dans un rapport écrit pour un client.

Quels sont les principaux services compris dans ce business ?

En fait, tu réponds à tout ce que le client te demande. En Europe, ce sont souvent des chefs d’entreprises du CAC 40. En Afrique, ce sont des gouvernements, des présidences ou des ministères. Influencer sur une campagne électorale ou changer le cours des élections est la principale mission des agences. Enfin, en Afrique, on est difficilement dans l’influence du cours des élections dans les dictatures parce que ce sont des réélections presque automatiques. Dans ce cas précis, on est plus dans l’influence d’images. On va donner un aspect positif de la campagne électorale. Enfin, il y a aussi ce qu’on appelle l’intelligence médiatique : savoir qu’un dossier s’écrit sur un client, aller rencontrer le journaliste qui enquête sur le sujet et prévenir le client qu’il va y avoir une crise. Établir un plan, quand et comment riposter. Soit en détournant l’attention sur le sujet, soit en décrédibilisant les informations données.

En faisant de la désinformation aussi ?

[Moi, je pars du principe] qu’on prenait les informations qui nous intéressaient, puis on les diffusait en passant sous silence les informations les plus gênantes. Le pire dictateur sanguinaire, par exemple, on va réussir à dire qu’il n’est finalement pas si mal que ça parce qu’il nous avance des arguments et qu’on l’écoute. On essaie de lui trouver des choses positives. A l’inverse, on essayait aussi de faire ressortir le passé d’un adversaire, d’appuyer dessus. Donc je dirais que c’est plus de la manipulation que de la fake news.

Comment se déroule une campagne de manipulation ?

En fait, il y a plusieurs solutions, car c’est toujours une communication à 360 degrés. Il faut d’abord réussir à placer des articles. J’ai des médias qui, pour quelques centaines d’euros, publient ce que je veux. Ce ne sont pas des gros sites en ligne, mais ça permet d’avoir de la présence digitale et de faire de la « policy advocacy », [le plaidoyer politique permet de promouvoir ou défendre une ou plusieurs personnes, un intérêt ou une opinion]. Il y a plein d’espaces collaboratifs qui permettent de publier des articles bien référencés [sur Google]. Les chercheurs, les universitaires, voire des fausses personnalités peuvent publier des tribunes dans tous ces médias là assez facilement, et si tu n’as pas les moyens de vérifier, tu te fais avoir facilement.

On peut aussi viser les journalistes pigistes [rémunérés à la tâche], par exemple, mais il faut bien les payer parce que derrière, ils doivent convaincre leur rédacteur-en-chef [qu’il s’agit d’un article légitime]. Un journaliste ça ne touche pas autant qu’un lobbyiste, donc les mecs [tu leurs files] un petit billet et ça sort. On est plusieurs sur le coup en général, le journaliste à la fin il prend 3000. [Une information que nous n’avons pas été en mesure de confirmer indépendamment].

Tu auras toujours des mecs à qui tu peux filer un billet ou payer un resto. Je me souviens [dans un pays d’Afrique], ils ont fait venir tous les boss des journaux et des magazines tout frais payés et ils leur ont offert deux semaines [dans une station balnéaire] pour dire du bien du pays.[Nous n’avons pas été en mesure de vérifier indépendamment l’existence de ce voyage mais plusieurs sources nous ont confirmé que de telles offres étaient courantes].

Sinon, J’utilise Getfluence, [une plateforme similaire à ‘Boosterlink’ ou ‘publisuites’, qui facilite la collaboration des annonceurs avec des médias pour publier des articles sponsorisés]. Il y a cette faille qui est qu’il y a une partie des journaux qui proposent de publier des articles non mentionnés comme étant sponsorisés*. C’est illégal.

* Marc de Zordo, directeur de Getfluence, a déclaré que chaque média définit ses critères pour indiquer si un contenu est sponsorisé ou non, en fonction de la législation du pays dans lequel il opère. « Hélas, la législation n’est pas commune à tous les pays du monde » dit-il. « Donc chaque média, selon son offre et pays, définit les critères, notamment en lien avec la législation. »

Une fois que l’information a été placée dans un média, quelles sont les prochaines étapes ?

Il faut des relais sur les réseaux sociaux. Concrètement, quand on arrive dans un pays, la première chose à acheter c’est cent cartes SIM et cent téléphones. Des petits téléphones, pas des smartphones. Et puis des ordinateurs neufs que tu balances à la fin de l’opération. Ça permet de créer des faux comptes sur les réseaux sociaux. Pour qu’ils soient efficaces, c’est comme lorsqu’on crée une série, une fiction, ils doivent être le plus vrai possible. Il faut pouvoir raconter la vie des personnages, leur passé, leur personnalité. Quand c’est une petite agence, c’est fait de façon assez grossière, si c’est bien fait, ce sont les Israéliens. Si c’est mal fait, ce ne sont pas des Israéliens.
Et avec ces faux comptes par exemple, on va aller sur Twitter envahir l’espace de discussion. On balance un hashtag, qui devient viral. Et derrière, qu’est-ce que tu fais : Wikipédia.

Vous nous disiez que vous pouviez faire du Wikipédia, c’est-à-dire modifier le contenu wikipedia pour le compte de certains clients ?

Pour faire une page Wikipédia, il me faut des articles solides [pour éditer une page, il faut pouvoir mettre la source de l’information]. J’édite alors la page, que ce soit en positif sur les clients ou en négatif sur les opposants. C’est l’arme numéro un de toute agence puisque dans le secteur numérique, c’est quand même la première occurrence qui arrive sur Google.

La plupart des internautes regardent seulement la première page de résultats du moteur de recherche, voire la deuxième. Donc l’enjeu, c’est d’être présent à un moment T dans les premières positions. Et on le fait grâce à Wikipédia ou grâce à ce qu’on appelle des PBN, Private Blog Networks. Ce sont des petits sites qui permettent de faire du backlink, c’est-à-dire que plus il y a de liens qui renvoient vers un article et plus l’article est fort et remonte sur Google.

On sait que Wikipédia est contrôlé et qu’on ne peut pas écrire n’importe quoi, comment faites-vous ?

Une agence a [normalement] obligation de se déclarer en tant qu’agence de communication. C’est le règlement interne de Wikipédia qui interdit des interventions sur une page de la part de toute personne qui a un intérêt avec la personnalité pour laquelle il travaille. Mais je ne pense pas que tu puisses attaquer une agence parce qu’elle vient saloper ton encyclopédie.

Google a l’air d’être un rouage essentiel de la machine ?

Google, c’est un outil qui est utilisable assez facilement et modifiable. C’est à dire que sur le moteur de recherche on peut supprimer des liens, les modifier, les faire remonter, les faire baisser… Après, je ne m’avance pas sur le rapport entre légal et moral. Mais par exemple, on a bossé pour pas mal de clients, dont des chefs d’entreprise, de grosses entreprises qui ont eu des soucis juridiques ou familiaux à un moment. Un patron qui va avoir un souci conjugal par exemple. Il suffit de faire appel à une agence spécialisée dans la suppression de liens, pour évoquer le droit à l’oubli. [C’est un des volets de l’enquête Story Killers à retrouver ici].

Tout en bas de la première page de résultat, il y a écrit « certains résultats peuvent avoir été supprimés conformément à la loi européenne sur la protection de données ». Ça veut dire que la personne a fait supprimer des résultats négatifs sur lui. Et encore plus maintenant, tu peux les supprimer à partir de trois mois si c’est considéré comme trop approximatif et non précis. C’est un milieu qui évolue super vite, plus vite que nous. Il faut toujours avoir un coup d’avance.

Vous dites que votre agence travaillait souvent sans contrat mais quels sont les tarifs type dans ce milieu et pour une opération d’influence ?

D’une manière générale, les prix varient dans notre secteur de l’influence et de la communication, entre 20 et 50 000 € par mois pour les plus gros contrats. [Cette somme correspond au prix moyen du marché selon notre enquête et peut différer en fonction des services]. Ce sont des contrats de six mois renouvelables en général, et aucun pays ne travaille plus de trois ans avec la même agence, ça n’existe pas.

Que retenez-vous de ces années passées dans le milieu ?

C’est compliqué d’un point de vue moral et vis-à-vis des principes. Tu ne peux pas dire de l’Azerbaïdjan, ou d’un autre régime autocratique de ce genre, que c’est une démocratie mais c’est pourtant c’est ce que les [clients Azerbaïdjanais] veulent. On ne va pas dire que c’était bien. C’est juste qu’une fois qu’on est dedans, c’est beaucoup plus compliqué à discerner. Quand on en sort, on se dit, « bon ce n’était pas top quand-même ».