Baku Connection

Torture dans les prisons d’Azerbaïdjan : quand l’argent de l’Europe finit dans les geôles de Bakou

Depuis novembre dernier, six membres d’Abzas Media dont cinq journalistes ont été arrêtés en Azerbaïdjan, officiellement pour « trafic de devises étrangères ». Dans le viseur des autorités depuis plusieurs années, ils travaillaient ces derniers temps sur l’usage de la torture dans les geôles de leur pays, lesquelles bénéficient de fonds européens.

Par Laurent Richard et Mariana Abreu

1 février 2024

Traduit par Mariana Abreu.

Contributeurs : Youssr Youssef (Forbidden Stories) et Leyla Mustafayeva (pour Forbidden Stories), Roméo Langlois et Karina Chabour (France 24), Daniel Vallot (RFI), Lucas Brouwers et Wilmer Heck (NRC)

La porte d’embarquement n’est qu’à quelques mètres. Sevinc Vaqifqizi, 34 ans, sait que ce sont sans doute ses derniers instants de liberté. Depuis l’aéroport d’Istanbul, le 20 novembre 2023, la jeune journaliste azerbaïdjanaise enregistre un dernier témoignage vidéo à destination des réseaux sociaux, expliquant les raisons de son départ précipité vers Bakou où vient d’être arrêté Ulvi Hasanli le directeur du site d’information pour lequel elle travaille. « Nous tenons à vous informer que l’ordre d’arrestation d’Ulvi émane directement du président Ilham Aliyev. »

Le matin même, Ulvi Hasanli voyait débarquer chez lui une unité de police venue fouiller son appartement avant de le conduire dans les bureaux d’Abzas Media, un site d’investigation en ligne. Là, les policiers auraient mis la main sur 40 000 euros en cash qu’ils affirment avoir découverts dans le hall du journal.

Ulvi Hasanli, directeur du média d’investigation Abzas Media, arrêté à son domicile, le 20 novembre 2023. Crédit : Abzas Media

Selon Ulvi Hasanli, qui a pu brièvement se confier à des reporters avant son incarcération, cette somme d’argent aurait été volontairement posée là par les services azerbaïdjanais. Officiellement accusé de « trafic de devises étrangères », Ulvi Hasanli aurait été giflé et brutalisé à plusieurs reprises durant son arrestation. « On lui a dit : « pourquoi tu racontes des histoires sur la corruption et pas sur nos succès au Karabakh ? », «tu n’as pas d’autres problèmes à couvrir ? », témoigne Sevinc Vaqifqizi sur son smartphone avant de monter dans l’avion pour un destin quasi certain : celui de sa propre arrestation. « Je ne peux pas laisser Ulvi [Hasanli] là-bas et vivre ma vie tranquillement dehors. » Sans surprise, Sevinc Vaqifqizi a été arrêtée dès sa descente de l’appareil sur le tarmac de l’aéroport international Heydar Aliyev, du nom du père de l’actuel président, à la tête de l’ex-république soviétique jusqu’en 2003.

La journaliste Sevinc Vaqifqizi à l’aéroport d’Istanbul le 20 novembre 2023, alors qu’elle s’apprête à rentrer à Baku, où Ulvi Hasanli, le directeur d’Abzas Media a déjà été arrêté. Crédit : Abzas Media

La police frappant à la porte de l’appartement de la rédactrice en chef d’Abzas Media, Sevinc Vaqifqizi, tard dans la soirée du 20 novembre 2023. Crédit : Meydan TV

Comme Ulvi Hasanli et Sevinc Vaqifqizi, Mahammad Kekalov, Nargiz Absalamova, Elnara Gassimova, Hafiz Babali, quatre autres membres ou collaborateurs réguliers d’Abzas Media ont été également placés en détention ces dernières semaines. À la même période, le président Aliyev a annoncé la tenue d’une élection présidentielle anticipée le 7 février prochain.

Interpellés par Forbidden Stories et ses partenaires à l’Assemblée Plénière du Conseil de l’Europe, les députés de la délégation azerbaïdjanaise nient l’existence de prisonniers politiques, y compris les journalistes d’Abzas, dans le pays: « Peut-être que vous en avez, mais nous n’en avons pas [de prisonniers politiques] . (…) Nous avons des personnes qui ont enfreint les règles et nous nous battons pour l’Etat de droit », déclare l’élu Samad Seyidov.

Dans ce pays qui borde la mer Caspienne, 151e sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters Sans Frontières (RSF), où les journalistes sont régulièrement persécutés ou emprisonnés, Abzas Media fait figure d’ovni. Leurs dernières enquêtes encore en ligne égratignent un ministre et ses business lucratifs, révèlent des circuits de corruption dans le Haut Karabakh, ou encore les actifs dissimulés de la famille du président Aliyev. Des sujets sensibles pour un régime autoritaire qui n’a pas hésité à faire espionner la rédactrice en chef d’Abzas Media au moyen du logiciel espion Pegasus comme Forbidden Stories et ses partenaires l’ont révélé en juillet 2021.

Un policier arrête un activiste à Bakou, le 12 mars 2011. Crédit: STRINGER/REUTERS

Par le passé, à plusieurs reprises, Forbidden Stories a rencontré Sevinc Vaqifqizi et ses collègues, notamment lors d’un sommet mondial de journalistes d’investigation en Suède. Alors qu’elle décollait pour Bakou, Sevinc Vaqifqizi a aussi contacté Forbidden Stories. Dans ses messages, elle faisait le lien entre les enquêtes d’Abzas Media et l’arrestation d’Ulvi Hasanli : « Nous pensons que c’est directement lié à notre enquête. » Muselés par le pouvoir, Sevinc Vaqifqizi, comme les autres membres d’Abzas Media ont demandé que leurs enquêtes soient poursuivies par d’autres journalistes.

Crédit : Abzas Media

« Qu’ils ne s’imaginent pas pouvoir mettre fin à ces enquêtes en nous arrêtant individuellement. Cela n’arrivera pas et nous continuerons à les décevoir. »

Pour leur travail, les journalistes d’Abzas Media avaient reçu un soutien financier européen. Parmi leurs sujets d’enquête, la pratique de la torture en Azerbaïdjan. Abzas Media travaillait depuis des mois sur un dossier appelé le « Tartar case », un scandale au cœur de la machine militaire azerbaïdjanaise où des dizaines de personnels militaires suspectés de trahison auraient été torturés par leur hiérarchie.

Depuis 2001, date de son entrée au Conseil de l’Europe, l’Azerbaïdjan présente un CV particulièrement dramatique en matière de droits de l’homme. La petite république du Caucase été condamnée 263 fois par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dont trois fois pour torture et à 30 reprises pour traitement inhumain et dégradant. En 2017, une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), venue visiter plusieurs prisons en Azerbaidjan, fait état de témoignages édifiants : « Les types de mauvais traitements allégués comprenaient des gifles, des coups de poing, des coups de pied, des coups de matraque, des coups infligés avec un bâton en bois, un pied de chaise, une batte de baseball, une bouteille en plastique remplie d’eau ou avec un livre épais, mais il y avait également de nombreuses allégations de formes plus sévères de mauvais traitements, y compris de torture, comme des coups de matraque sur la plante des pieds (souvent alors que la personne était suspendue) et des décharges électriques (y compris avec l’utilisation d’armes à décharge électrique). »

Forbidden Stories et les partenaires du projet « Baku Connection » ont décidé de poursuivre le travail des journalistes d’Abzas Media sur la pratique de la torture et le système judiciaire et pénitentiaire azerbaïdjanais. Un fil qui nous conduit tout droit au cœur de l’Europe.

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Des journalistes du consortium réunis par Forbidden Stories pour le projet « The Baku Connection ». Crédit : VPRO Tegenlicht / Erik van Empel

Car c’est depuis Strasbourg qu’ont été versés plus de 23 millions d’euros depuis 2014 par le Conseil de l’Europe pour financer différents programmes de développement en Azerbaïdjan. Cette organisation intergouvernementale dédiée à la défense des droits de l’homme compte 46 États membres. Selon des documents consultés par Forbidden Stories, l’objectif de ce financement, dont une grande partie des fonds provient du budget de l’Union Européenne, est de permettre, entre autres, le « renforcement des capacités du système judiciaire, l’amélioration de la gestion des tribunaux » mais aussi de lutter « contre la corruption et la cybercriminalité » dans le pays. Un projet nommé SPERA s’élevant à plus de 1,3 millions d’euros co-financé par l’UE et le Conseil de l’Europe vise spécifiquement le système pénitentiaire. Au menu : des réunions sur Zoom pour discuter de « dynamique de sécurité », des workshops pour « coacher » les managers des prisons azerbaïdjanaises ou encore une « visite d’étude » d’une prison en Espagne.

Dernier événement Zoom du programme « Soutien additionnel à la réforme du système pénitentiaire en Azerbaïdjan », cofinancé par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. Crédit : Capture d’écran, site du conseil de l’Europe

« Ils m’ont attaché par les bras au plafond »

Arif et Leyla Yunus ont passé ces 30 dernières années à documenter les abus du clan Aliyev, surnommé « les Corleone » dans un câble diplomatique du Département d’État américain. Ce couple d’historiens et militants des droits de l’homme, vit aujourd’hui dans un lieu tenu secret au nord des Pays-Bas. Ils sont devenus au fil des années un symbole de la résistance face au régime. Depuis leur terre d’exil, ils continuent de recevoir des témoignages sur des cas de violations de droits humains. « Y compris parfois des appels passés directement depuis les cellules », raconte Arif Yunus. Son épouse Leyla, épuisée par la maladie et par de longs mois douloureux en prison, arbore avec fierté sa Légion d’honneur quand elle reçoit un journaliste français dans leur appartement ensoleillé.

Arif garde toujours les séquelles psychologiques et physiques des mois passés dans l’enfer des cachots azéris. Arrêté en 2014, il a passé au total près de seize mois en prison. Détenu dans les sous-sols du ministère de la sécurité nationale, il raconte dans un livre paru en janvier 2024 les terribles séances de torture qui ont duré toutes les nuits pendant deux mois. Il y décrit ses bras « tellement engourdis qu’ils n’obéissaient plus » alors qu’ils sont attachés au plafond, sa main gauche « particulièrement douloureuse à l’endroit où la menotte appuyait sur le tendon ». « Je voulais crier de douleur, mais je n’avais pas assez d’air. » Et les questions, sans cesse répétées : « Maintenant, tu vas nous parler de tes visites ? Maintenant, tu vas nous parler de tes visites et de tes liens criminels avec les Arméniens ? ». « Je n’avais pas la force de parler. Je secouais difficilement la tête en signe de refus. »

Arif Yunus, historien et militant des droits de l’homme, montre à Forbidden Stories le plan de la prison dans laquelle il dit avoir été torturé, et qu’il a dessiné et publié dans un livre qu’il a coécrit avec sa femme : The Price of Freedom. Crédit : VPRO Tegenlicht / Erik van Empel

Lorsqu’on lui montre la liste des participants azerbaïdjanais à la réunion Zoom organisée le 28 octobre 2021 par l’Union Européenne et le Conseil de l’Europe sur la réforme pénitentiaire en Azerbaïdjan, Arif Yunus peine à y croire : « Lui, c’est Elnur Abbasli, l’un des responsables de la prison Numéro 16. Il nous a été souvent rapporté que la torture était aussi pratiquée dans cette prison. Sans l’aval de la direction de la prison, ces choses n’arrivent pas. » Arif et Leyla Yunus découvrent ensuite le visage d’un autre participant au programme européen : « Lui, c’est Iftikhar Qurbanov, c’est un médecin, mais en réalité il est en lien avec les services spéciaux. Il nous a personnellement intimidés Leyla et moi. »

Invité également à participer au travail à l’amélioration du système pénitentiaire azerbaïdjanais, le directeur, d’après Arif Yunus, d’une « GONGO », soit une fausse ONG selon l’expression en vigueur en Azerbaïdjan, qui désigne de pseudo associations contrôlées par le pouvoir. Son nom figure dans la liste des 640 organisations non gouvernementales ayant félicité le président Ilham Aliyev le 9 novembre 2020, lors de la signature de l’accord de cessez-le-feu entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Le texte glorifiait Aliyev : « Cher commandant en chef, je vous félicite chaleureusement pour le jour de la victoire historique du 8 novembre. (…) Nous sommes fiers de vous et vous souhaitons de réussir dans votre mission historique de liberté. » Le Conseil de l’Europe nous a confirmé avoir versé des fonds à des ONG ayant participé au programme Spera 2.

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« Ce n’est qu’une façade. Ils ne font que des séminaires »

« Ils peuvent aller visiter des prisons en Norvège ou ailleurs. Mais tout cela ne change rien. Tout cela ne sert à rien. Le système reste absolument le même », raconte Arif Mammadov, ancien ambassadeur de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe, passé depuis dans l’opposition et en exil à Bruxelles. « Cela permet à l’Azerbaïdjan de dire qu’il travaille avec l’Europe et aux bureaucrates européens de prendre des notes. Ensuite, tout le monde se félicite et va au restaurant pour fêter cela. L’Azerbaïdjan pourra dire qu’il a licencié un certain nombre de personnes ou condamné une soixantaine d’autres dans une affaire… Mais le système reste le même et il fonctionne des deux côtés. En fin de compte, c’est bon pour les deux parties. »

Arif Mammadov, ancien ambassadeur de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe, passé depuis dans l’opposition et en exil à Bruxelles. Crédit : France 24

Selon un rapport d’évaluation du Conseil d’Europe, l’Azerbaïdjan aurait mené à bien des réformes de son système pénitentiaire. D’après des documents consultés par Forbidden Stories, « un certain nombre d’infractions ont été dépénalisées, des peines alternatives ont été introduites, ainsi que des mesures de contrainte non privatives de liberté ».

Sont également évoqués la « réduction du nombre et de la durée des détentions provisoires », ainsi que le « décret présidentiel » d’avril 2019, qui aurait permis de réformer le système judiciaire et juridique. Mais pour les experts des droits de l’homme azerbaïdjanais, ce n’est que de la poudre aux yeux : « Le type de règlement adopté n’a pas d’importance, surtout lorsqu’il s’agit de prisonniers politiques », déclare Yalchin Imanov, un avocat azerbaïdjanais.

« Vous savez, c’est comme les bâtiments en Azerbaïdjan. Les façades ont été repeintes, mais lorsque vous les contournez et que vous regardez le bâtiment de derrière, il s’agit toujours de vieux bâtiments dégradés de style soviétique. C’est la même chose pour le droit », ajoute-t-il.

Dans son rapport d’activité sur la coopération avec l’Azerbaïdjan, le Conseil de l’Europe se félicite d’avoir formé « quatre-vingt-cinq candidats avocats » aux « normes du Conseil de l’Europe ». Quant à Yalchin Imanov, il a été radié du barreau en 2017, après avoir porté plainte pour des faits de torture contre l’un de ses clients.

« Il va de soi qu’on ne peut pas leur imposer de travailler sur des sujets sur lesquels ils ne souhaitent pas travailler d’une certaine manière », admet de manière embarrassée un officiel du Conseil de l’Europe. « C’est un travail de dialogue et de coopération. C’est pas la panacée… forcément. Les deux parties sont invitées à mettre un peu d’eau dans leur vin. »

Quant aux fausses ONG, une vingtaine de parlementaires du Conseil de l’Europe ont tiré la sonnette d’alarme en juin 2019 en signant une motion appelant l’Assemblée du Conseil de l’Europe à « enquêter sur les organisations auxquelles ils attribuent des fonds afin d’éviter de financer les GONGO qui ne feront que répondre aux appels d’offres du gouvernement sous le prétexte d’un travail de la société civile. »

Pour le député chypriote Estafios Constantinos, membre de l’Assemblée parlementaire, « c’est l’échec du Conseil de l’Europe. Soixante-dix ans après sa création qui repose sur l’ordre juridique, la démocratie et le respect des droits de l’homme, nous en sommes encore à discuter de situations fondamentales et élémentaires. »

Contacté par Forbidden Stories, le service de presse du Conseil de l’Europe n’a pas donné plus de détails sur les procédures d’évaluation des programmes financés en Azerbaïdjan. Quant au risque de faire appel à de fausses ONG, le bureau du Secrétaire Général assure travailler avec des ONG sélectionnées sur la « base d’une procédure d’appel d’offres publique et transparente. »

AVERTISSEMENT – Contenu explicite à suivre : images de torture

« Je leur ai dit, faites attention, vous devez comprendre qu’un jour vous serez arrêtés »

L’arrestation de Sevinc Vaqifqizi , Ulvi Hasanli et les autres journalistes d’Abzas Media n’a pas surpris Arif et Leyla Yunus. Arif Yunus, qui sait le prix à payer quand on enquête sur les exactions du régime, avait mis en garde la jeune équipe avant leur arrestation. « Je leur ai dit : “Faites attention, vous devez comprendre qu’un jour vous serez arrêtés.” Ils m’ont répondu : “Nous le savons, mais c’est notre patrie, c’est notre pays. Nous devons lutter pour l’avenir de notre pays.” »

Cet appareil judiciaire, dont les journalistes d’Abzas Media dénoncent les abus, les prive aujourd’hui de leurs droits fondamentaux. Comptes en banques gelés, intimidations, ils ont été placés à l’isolement, comme Arif et Leyla Yunus avant eux. Depuis 2014, les institutions européennes n’ont cessé d’injecter des fonds en Azerbaïdjan. Des progrès ont-ils été constatés depuis ? Pas vraiment, selon Djordje Alempijević qui a visité à plusieurs reprises les prisons du régime au nom du CPT. Pour lui, la situation sur place est « endémique et résistante ». « Nos conclusions ne nous ont pas convaincus que des progrès ont été accomplis dans la résolution du problème. »

Photo de Tofig Yagublu, célèbre opposant au pouvoir en Azerbaïdjan, après son interpellation par les forces de l’ordre en décembre 2021. Il a de nouveau été arrêté en décembre 2023, à la même période que des membres d’Abzas Media et d’autres journalistes et critiques du pouvoir. Crédit : DR

Des traces des visites du Comité européen pour la prévention de la torture en Azerbaïdjan, on n’en trouve que jusqu’en 2018. Silence radio depuis. Les délégations continuent de visiter les prisons – la dernière inspection date de décembre 2022 – mais le Comité qui dépend du Conseil de l’Europe, n’a pas eu le droit de rendre public ses propres rapports… car l’Azerbaïdjan s’y est opposé. « Les autorités n’aiment pas le contenu de nos rapports (…) elles ne veulent pas que ces faits soient divulgués au public », affirme l’inspecteur du CPT, quelque peu gêné.

La règle en vigueur au Conseil de l’Europe a de quoi surprendre. Celui qui est contrôlé par le CPT a le droit de censurer celui qui le contrôle. « C’est beaucoup trop politique. C’est plus de la politique qu’une approche humanitaire », tempête le parlementaire chypriote Constantinos Estafios. Dans une résolution déposée le 24 janvier dernier, il appelle à changer cette règle. La directrice du Comité européen pour la prévention de la torture n’a pas souhaité répondre à nos questions.

L’allié des autocrates

Plus véhément encore contre le Conseil de l’Europe, Gerald Knaus, le président de European Stability Initiative, un think tank basé à Berlin et qui documente la « diplomatie du caviar » opérée par l’Azerbaïdjan: « Le fait que le Conseil de l’Europe devienne l’allié des autocrates, qu’il se taise, qu’il soit lâche, qu’il ne s’exprime pas, qu’il ne dise pas que le blanc est blanc et que le noir est noir, est incroyablement utile aux autocrates. »

À Bruxelles comme à Strasbourg, l’embarras à évoquer le sujet pour certains responsables européens est visible. En témoigne la technique d’évitement mise en place par Dunja Mijatović, commissaire aux droits de l’homme au Conseil de l’Europe lorsque nous tentons de l’interroger sur une possible suspension du pays : « Cela n’a rien à voir avec moi, c’est une question relevant de l’Assemblée parlementaire. » Deuxième essai, une question sur la torture : « Ça, c’est le CPT, c’est clair. » Et sur les fonds européens versés à Bakou ? « Oh ça, voyez avec le secrétaire général. » Nous jouons alors une ultime carte en tentant d’obtenir un mot sur la situation de la liberté de la presse. Son porte-parole conseille d’envoyer un mail.

Si l’Azerbaïdjan est aussi influent en Europe malgré les nombreux cas de violations des droits de l’homme rapportés, c’est surtout grâce à son pétrole et son gaz. En témoigne la visite officielle d’Ursula Von Der Leyen venue signer un nouveau contrat d’approvisionnement avec Ilham Aliyev à l’été 2022 alors que la Russie venait de suspendre les exportations de gaz vers l’Europe. La présidente de la Commission européenne louait alors un « partenaire digne de confiance » et « fiable » depuis les jardins du palais présidentiel. Une visite qui lui attiré de nombreuses critiques. « C’est peu dire que cette annonce glace d’effroi quiconque connaît l’utilisation faite par la dictature à la tête de l’Azerbaïdjan des produits de la rente gazière », écrivaient une cinquantaine d’élus français de tous bords dans le journal Le Monde.

Ilham Aliyev et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors de la cérémonie du 18 juillet 2022, pour la signature d’un accord visant à doubler les importations de gaz en provenance de l’Azerbaïdjan. Crédit : Handout / Azerbaijani presidency / AFP

Questionné par Forbidden Stories, Peter Stano, porte-parole de la présidente de la Commission Européenne assume le terme « fiable » employé pour décrire Ilham Aliyev : « Lorsque la présidente de la Commission parle de l’Azerbaïdjan comme d’un partenaire fiable, elle le fait uniquement dans le cadre de cet accord sur l’énergie ».

Appelant à la libération « de personnes emprisonnées pour avoir exercé leurs droits fondamentaux» le porte parole revendique le bien fondé des programmes financés par l’Europe en Azerbaïdjan. « C’est un pays qui émerge de 70 années de totalitarisme communiste, et c’est toujours un régime semi-autoritaire. Si vous voulez que cela change, vous pouvez l’ignorer ou collaborer avec eux. Notre logique c’est de pouvoir leur dire qu’ils peuvent faire les choses différemment. »

À Strasbourg, les voix critiques à l’encontre de l’Azerbaïdjan se sont multipliées ces derniers mois, depuis l’intervention militaire de l’ex-république soviétique dans le Haut Karabakh, qui a contraint à l’exil les populations arméniennes.

Le 24 janvier, par 76 voix pour et 10 voix contre, l’Assemblée parlementaire a décidé de rejeter les pouvoirs de la délégation parlementaire azerbaïdjanaise pour manquement à ses obligations en tant qu’État membre du Conseil de l’Europe. L’Azerbaidjan, dont l’adhésion même à l’organisation n’est pas remise en cause, explique avoir quitté de lui-même l’Assemblée parlementaire, dénonçant « l’atmosphère insupportable actuelle de racisme, d’azerbaïdjanophobie et d’islamophobie au sein de l’APCE ».

La délégation de l’Azerbaïdjan commentant la décision prise le 24 janvier 2024 par l’assemblée parlementaire du Conseil de L’Europe, de ne pas lui ratifier ses pouvoirs, excluant de fait au moins temporairement ses 12 représentants. Crédit : France 24

Contacté par Forbidden Stories et ses partenaires, la présidence de la république azerbaïdjanaise n’a pas souhaité répondre à nos questions.

A quelques jours des élections présidentielles, le site d’Abzas Media n’est plus accessible depuis Bakou. Les dernières nouvelles d’Ulvi Hasanli, son directeur, datent du 30 décembre. Malgré les conditions d’isolement, quelques mots rédigés depuis sa cellule ont été rendus publics. « Vous savez probablement que nous – Sevinj Vaqifqizi, Nargiz Absalamova, Hafiz Babali, Mahammad Kekalov et moi-même – sommes complètement isolés. Aucune conversation téléphonique ni rencontre avec nos familles n’est autorisée. Il est même interdit d’appeler nos avocats, le médiateur, et d’écrire des lettres à nos proches. Les membres du gouvernement devraient comprendre qu’il est impossible d’empêcher complètement la critique et la liberté d’expression. » Ulvi Hasanli conclut sa lettre en s’inspirant d’une citation d’Einstein : « La vérité est subtile, mais elle n’est pas malveillante. »

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