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Trafic de captagon : pour les journalistes syriens, l’enquête est toujours interdite
Le journaliste syrien Mahmoud al-Harbi a été assassiné après avoir brisé l’omerta sur le trafic de captagon dans le sud du pays sous Bachar al-Assad. Malgré la chute du régime il y a deux mois, enquêter sur ce business des plus juteux demeure extrêmement risqué pour les journalistes syriens. Trois d’entre eux ont confié leurs informations à Forbidden Stories pour poursuivre leur travail.
- Le trafic de captagon continue à la frontière entre la Syrie et la Jordanie, malgré la chute du régime de Bachar al-Assad qui avait pris la tête de ce juteux business.
- Un des hommes condamné pour l’assassinat du journaliste Mahmoud al-Harbi aujourd’hui en fuite continue de fréquenter des trafiquants de captagon.
Par Paloma de Dinechin
8 février 2024
Équipe de Forbidden Stories
Directeur de publication : Laurent Richard
Rédacteur en chef : Frédéric Metezeau
Coordination de la publication : Louise Berkane
Vidéo : Anouk Aflalo Doré
Fact-check : Emma Wilkie
Secrétariat de rédaction : Simon Guichard,
Mashal Butt
Traduction : Amy Thorpe
Communication : Alix Loyer
Intégration : Louise Berkane
Une rafale de balles. Alors qu’il s’apprêtait à démarrer sa voiture dans une rue du village de Maaraba en Syrie, le 10 novembre 2023, les assassins de Mahmoud al-Harbi al-Kafri ne lui ont laissé aucune chance, comme en témoigne l’enregistrement d’une caméra de vidéo surveillance que Forbidden Stories a pu consulter. Journaliste pour le média local Deraa 24, il avait révélé dix jours plus tôt la participation d’une famille de la région au trafic de captagon, une drogue de synthèse aux effets stimulants.
Dans cet article – qu’il n’avait pas signé de son nom – il affirmait que « le père d’al-Ruwais, issu d’une tribu bédouine, est accusé de travailler dans le trafic de drogue (…). Cette ferme, soupçonnée d’être un entrepôt ou un laboratoire de fabrication de captagon, a été évacuée après le bombardement jordanien des quartiers généraux du trafic à Deraa et à Soueïda ».
Proches de la frontière avec la Jordanie, les deux villes du sud du pays sont devenues les plaques tournantes du trafic de captagon, point de passage stratégique vers les pays du Golfe où un cachet d’amphétamines peut s’acheter jusqu’à 20 dollars l’unité.
Le captagon, un trafic à 10 milliards d’euros
Deraa 24, fondé dans la ville syrienne du même nom en 2018 – sous le régime sans pitié de Bachar al-Assad – se présente comme « un média indépendant lié à aucune entité politique ou militaire ». Aucun article n’est signé, et les journalistes ne doivent pas révéler leur rôle. Composé d’une trentaine de journalistes, la rédaction s’est forgée au fil du temps une solide réputation en publiant quelques articles sur le business du captagon en citant parfois des noms de famille et des individus directement impliqués dans ce trafic estimé 10 milliards d’euros chaque année selon le journal Le Monde.
Images de la vidéosurveillance que s’est procurée Forbidden Stories, juste après la fuite des assassins de Mahmoud al-Harbi al-Kafri. (Crédit : Forbidden Stories)
« Le captagon c’est trois fois le trafic des cartels mexicains, il faut l’exposer », assure Mikad*. Discret et prudent, le rédacteur en chef de Deraa 24 est une « ombre », même pour ses collaborateurs dont il tente de garantir la sécurité coûte que coûte. « Je ne peux pas dire précisément quel article ou quelle information a conduit à la mort de Mahmoud. Ce que je sais, c’est qu’il a été tué par un milicien en lien avec un baron du captagon ».
Une caméra de vidéosurveillance a permis d’identifier l’un des meurtriers de Mahmoud : Mohammad al-Arif al-Abbas, condamné à mort le 2 mars 2024 avant de s’échapper de prison près d’un mois plus tard dans des conditions mystérieuses.
« Je savais qu’il fallait m’en tenir éloigné. Je voyais tout, mais je ne publiais que les saisies officielles mises en avant par le régime »
Car derrière les milliards de cachets de captagon exportés à travers le monde, la main du clan al-Assad n’est jamais très loin. La drogue est même devenue au fil des ans le pilier économique d’un régime asphyxié par la guerre et les sanctions internationales.
Un sujet que les journalistes locaux comme Sultan al-Halabi – un pseudonyme – ont préféré ne pas traiter. « Je savais qu’il fallait m’en tenir éloigné. Je voyais tout, mais je ne publiais que les saisies officielles mises en avant par le régime », confie l’homme de 33 ans, habitant de Soueïda, la capitale des Druzes située à une centaine de kilomètres de Damas. « Le captagon était partout en ville, mais on ne pouvait en parler qu’en surface », ajoute-t-il.
Portrait de Bachar al-Assad dégradé dans les rues de Hama, juste après la chute du régime en décembre 2024. (Crédit : VOA)
Si la région de Soueïda a été épargnée par les arrestations arbitraires et les bombardements sous la dictature, la surveillance de la population et des journalistes locaux était totale. Sultan al-Halabi a pu le constater après la fuite de Bachar al-Assad et la chute du régime, en décembre 2024.
Dans les archives des services de renseignement syriens, il a récupéré un cahier intitulé « Information », où il figure aux côtés d’une centaine d’autres journalistes et activistes de sa province. Sa vie a été décortiquée par les redoutables Moukhabarat : « marié », « n’a pas fait son service militaire obligatoire » ou encore « fait partie des manifestants à Soueïda »… Jusqu’aux dernières heures du parti Baas, les agents ont consigné chaque détail de sa vie.
Cette surveillance de tous les instants, couplée à la terreur qui régnait en Syrie n’a fait qu’augmenter les risques pour ceux qui osaient écrire sur le captagon. Ahmed, journaliste pour Al Rased News et père de deux enfants, admet s’être auto-censuré pour protéger sa famille : « On se limitait aux informations publiées par les médias proches du régime. Aller plus loin, c’était trop risqué. »
Pour ses collègues, le meurtre de Mahmoud a tracé une « ligne rouge »
Un an après l’assassinat de Mahmoud, l’équipe de Deraa 24 a découvert dans une vidéo que l’assassin présumé assistait au mariage d’un enfant de Mohammad al-Rifai, dit Abou Ali al-Laham, recherché par les nouvelles autorités selon la chaîne TV qatarie Al Jazeera. Ce dernier, commandant dans les renseignements de l’armée de l’air de Bachar al-Assad, est accusé de kidnapping, d’assassinats mais aussi d’être le cerveau du trafic de captagon avec la Jordanie.
« Quand on a appris la mort de Mahmoud al-Harbi, [...] cela nous a envoyé un message clair : ne touchez pas à ce sujet »
Pour les journalistes de la région, le meurtre de Mahmoud Al-Harbi al-Kafri a tracé « une ligne rouge à ne pas franchir » souligne Mikad. « Quand on a appris la mort de Mahmoud, on savait ce que publiait le courageux Deraa 24 sur les gangs du captagon. Et cela nous a envoyé un message clair : ne touchez pas à ce sujet », reconnaît Sultan. Même après la chute du régime, « le sujet du captagon reste tabou » dans la région, confie Mikad.
Des rebelles sont rassemblés autour d’une statue de Bassel al-Assad, le frère de Bachar al-Assad, lors de la prise d’Alep en novembre 2024. La statue sera démolie plus tard dans la journée. / Crédit : VOA
Depuis la fuite de Bachar al-Assad en Russie, des hommes armés sillonnent les rues de Soueïda, leur appartenance reste floue. « Quelques-uns ont fui, mais la majorité des miliciens sont toujours là. La chute de Bachar n’a rien changé à tout ça. »
Interrogé sur la possibilité d’abandonner son pseudonyme, sa réponse est claire : « Non. Je sais que beaucoup de journalistes ont révélé leur identité, mais moi, j’apprécie la liberté que me procure le fait que mon nom soit protégé. Cela dit, même dans ces conditions, on ne peut pas accéder à toutes les sources sur le captagon, car cela reste dangereux. »
Ne pouvant eux-mêmes publier certaines informations sensibles qu’ils détiennent, Sultan, Ahmed et Mikad, ont décidé de les transmettre à Forbidden Stories dans l’espoir de briser l’omerta autour du trafic de captagon. Un mal qui ronge aujourd’hui encore les régions de Soueïda et Deraa.
* Les prénoms des journalistes interrogés ont été modifiés pour des raisons de sécurité.