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Viktoriia Roshchyna, disparue dans la « zone grise »
Son enquête sur les milliers de civils ukrainiens illégalement détenus par la Russie lui a coûté la vie. 45 journalistes ont poursuivi son travail.
(Crédit : courtoisie d’hromadske)
Par Édouard Perrin
29 avril 2025
Les partenaires de Forbidden Stories
The Guardian, The Washington Post, Le Monde, Die Zeit, Paper Trail Media, Der Spiegel, ZDF, Tamedia, Der Standard, Important Stories, France 24, Ukrainska Pravda
Son téléphone a cessé d’émettre au début du mois d’août 2023, alors qu’elle venait d’arriver pour un reportage dans la région de Zaporijia, au cœur des territoires capturés par les Russes.
La journaliste ukrainienne Viktoriia Roshchyna voulait raconter ce que subissent ses compatriotes sous le joug russe. Quelques jours avant son départ, elle écrivait à Sevgil Musaïeva, rédactrice en chef de Ukrainska Pravda : « On ne peut comprendre le tableau d’ensemble qu’en se rendant là-bas ». « Tu veux dire dans les territoires occupés ? » s’inquiète sa responsable. « Oui », répond laconiquement la journaliste.
Depuis l’invasion de février 2022, Viktoriia Roshchyna n’avait qu’une mission, presque une obsession : continuer à se rendre dans les zones occupées, au mépris du danger. Pour redonner une voix et un visage aux victimes, pour documenter les exactions, et surtout pour enquêter sur le sort des innombrables civils devenus otages de l’appareil répressif russe. Des prisonniers détenus au secret : torturés, sans contacts avec l’extérieur, sans avocats et bien souvent sans aucune charge retenue contre eux.
Dans un message de juin 2023 intitulé « Hors d’atteinte », elle énumérait ses pistes à Sevgil Musaïeva. Une « étude sur les chambres de tortures du FSB (…) où sont détenus des citoyens pro-ukrainiens », des « histoires de gens qui ont réussi à sortir de prison », « les visages des officiers du FSB et des militaires (certains ont été reconnus/identifiés) », « une carte des lieux de détention », « le nombre de prisonniers (officiel, officieux) ». Sa liste se terminait sur la « zone grise (le nombre de personnes disparues) ».
Cette « zone grise » et ces prisonniers fantômes, Viktoriia a fini par les rejoindre, happée à son tour par ce système qu’elle entendait dénoncer. Détenue au secret des mois durant, elle aurait dû être libérée à l’automne 2024 à la faveur d’un échange de prisonniers entre la Russie et l’Ukraine. Au lieu de cela, un courrier officiel russe annonce à ses parents que Viktoriia est morte en septembre 2024, quelques semaines avant son vingt-huitième anniversaire.
Le nom de Viktoriia Roshchyna s’ajoute à la liste des 112 journalistes capturés et détenus illégalement par les forces russes ou pro-russes depuis 2014. 30 journalistes sont toujours emprisonnés.
Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre et de publier le travail de journalistes menacés, emprisonnés ou tués pour leur travail, a lancé le Viktoriia Project dès l’annonce de sa mort. Face aux difficultés et aux risques inhérents à un tel sujet d’enquête, seul l’effort conjoint de journalistes pouvait aider à exposer les pratiques illégales des forces russes en Ukraine occupée. Les membres du consortium ont recueilli près d’une cinquantaine de témoignages d’anciens prisonniers, civils comme militaires, de proches de détenus, d’avocats en Ukraine et en Russie, mais également le récit de quatre gardiens de prisons russes ayant fait défection. Ces témoignages ont été recoupés avec des recherches en source ouverte ciblées sur les trois centres de détention où Viktoriia Roshchyna aurait été retenue. Des documents des services de renseignement ukrainiens permettent au consortium de nommer, de façon inédite, les auteurs présumés d’actes de torture dans ces prisons ainsi que dans d’autres lieux de détention.
Le nom de Viktoriia Roshchyna s’ajoute à la liste des 112 journalistes capturés et détenus illégalement par les forces russes ou pro-russes depuis 2014. 30 journalistes sont toujours emprisonnés. Mais le cas de Viktoriia Roshchyna est unique. D’abord parce qu’elle est à ce jour la seule journaliste dont la mort durant sa captivité par les forces russes a été reconnue. Ensuite parce que Viktoriia Roshchyna était une des rares journalistes basées en Ukraine non occupée à s’être rendue en reportage dans ces zones – voire la seule.
Pour dresser son portrait, nous nous sommes rendus dans la ville de Kryvyi Rih. Après des mois de négociations, le père de Viktoriia a finalement accepté de rencontrer deux journalistes du consortium Forbidden Stories. Volodymyr Roshchyna est une figure imposante, mais sa voix grave et rocailleuse se brise doucement lorsqu’il parle de sa fille. L’entretien durera deux heures et demie. C’est le premier qu’il donne en personne à des journalistes. Il se souvient de Vika adolescente, courant partout avec une caméra pour faire des reportages. « Elle était intéressée par le journalisme dès l’école » se souvient-il.
C’est à Kyiv qu’elle avait débuté sa carrière dans la presse à l’âge de 16 ans. Menue, presque frêle, la jeune journaliste au visage doux et ovale était foncièrement rebelle. C’est le souvenir unanime qu’en gardent ses anciens collègues et rédacteurs en chef. « Vika est la journaliste la plus têtue et la plus désagréable que j’aie jamais rencontrée de ma vie », se rappelle en riant avec nostalgie Anna Tsyhyma, qui a travaillé avec Viktoriia Roshchyna pour le média d’investigation ukrainien hromadske. Là-bas, elle a rodé ses talents journalistiques en couvrant l’actualité judiciaire. Elle est vite devenue une figure connue au tribunal pénal de Kyiv. Dans des reportages vidéo de cette époque, on la voit interpeller sans ménagement avocats et procureurs, toujours à la recherche de réponses malgré les nombreux refus. Pour ses supérieurs aussi, elle était un électron libre difficile à gérer. « Travailler avec Vika était parfois compliqué », raconte Sevgil Musaieva. Viktoriia se battait bec et ongles pour chaque mot de ses articles, dont les premières versions étaient toujours beaucoup trop longues. « Elle m’envoyait des SMS la nuit, tôt le matin ; il n’y avait pas de jours de repos pour elle ». Mais l’intérêt public de ses enquêtes justifiait tous les efforts et la patience requis pour collaborer avec elle.
Son père Volodymyr se souvient d’elle juste avant un départ en mission, vêtue de son gilet pare-balles et lui annonçant simplement : « je pars » . « Je lui ai dit “Reste ma fille”. Elle m’a répondu: “je dois y aller”».
L’invasion russe de février 2022 décuple son ardeur. Aussitôt, Viktoriia Roshchyna part en reportage pour hromadske. Sa mission déraille très vite. Le 5 mars 2022, à Zaporijia – alors assiégée par les forces russes – son chauffeur et elle sont visés par les Russes. Moins d’une semaine plus tard, elle est arrêtée par des agents du FSB alors qu’elle se rendait d’Enerhodar à Marioupol. Détenue pendant 10 jours dans la ville voisine de Berdiansk, elle est alors contrainte d’enregistrer une vidéo en échange de sa libération. Filmée sur fond blanc, Roshchyna remercie les Russes d’avoir sauvé sa vie. L’image est floue. Sa voix est faible, son visage crispé, comme pour retenir ses larmes. À son retour, ses collègues la supplient de lever le pied. Viktoriia fait l’inverse. hromadske, son principal employeur, cesse de collaborer avec elle, jugeant qu’elle prend des risques inconsidérés en zone occupée.
Nullement découragée, Viktoriia Roshchyna devient pigiste pour d’autres médias, dont Ukrainska Pravda. Selon Sevgil Musaïeva, Viktoriia s’est rendue au moins quatre fois dans les territoires occupés et n’a jamais sollicité de missions à l’avance. Elle écrivait seulement : « Si je vais à tel endroit, ça t’intéresserait ? » La rédactrice en chef lui déconseillait de s’y rendre. Mais quelques jours ou quelques semaines plus tard, Ukrainska Pravda recevait un nouvel article. À ses proches aussi elle montrait la même obstination. Son père Volodymyr se souvient d’elle juste avant un départ en mission, vêtue de son gilet pare-balles et lui annonçant simplement : « je pars ». « Je lui ai dit “Reste ma fille”. Elle m’a répondu: “je dois y aller”. Comment aurais-je pu l’arrêter ? Quand elle avait décidé quelque chose, elle le faisait ».
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