Au Guatemala, les ravages du "métal du diable"
Au Guatemala, les rares voix qui tentent de dénoncer les effets dévastateurs d’une gigantesque mine de nickel sur les terres ancestrales des communautés indigènes sont réduites au silence, comme celle du journaliste Carlos Choc. Pendant des années, les propriétaires de la mine ont réussi à cacher les preuves des dommages causés à l’environnement, mais aujourd’hui, Forbidden Stories et ses partenaires lèvent le voile sur le géant minier Solway, propriétaire de la mine, et révèlent ses secrets les mieux cachés.
Cette histoire est un volet du projet Mining Secrets, publié près de trois ans après le projet Green Blood, qui vise à poursuivre le travail des journalistes menacés pour avoir enquêté sur les scandales environnementaux de l’une des industries les plus opaques dans le monde.
Par Léa Peruchon
Traduction : Phineas Rueckert
A priori, aucun rapport entre un lave-vaisselle de chez Siemens, des éviers de cuisine Ikea, et la structure de la tour Burj Khalifa de Dubaï. Tous, pourtant, ont été fabriqués à partir des aciers inoxydables ultra-résistants d’Outokumpu, une multinationale finlandaise incontournable sur le marché Européen de l’acier.
À grands coups d’engagements éco-responsables, de musiques apaisantes et de mises en scène soignées aux allures futuristes, Outokumpu donne tous les gages de l’industrie respectueuse de l’environnement dans un film promotionnel. «Il ne s’agit pas seulement de ce que nous faisons, mais aussi de la manière dont nous le faisons», garantit même la firme dans son dernier rapport de durabilité. Pourtant, la chaîne d’approvisionnement du géant sidérurgique telle que Forbidden Stories et ses partenaires ont pu la remonter, raconte une tout autre histoire.
Loin des déclarations selon lesquelles il s’assure que ses «fournisseurs ont mis en place des processus et des actions efficaces pour protéger l’environnement et les droits de l’homme», Outokumpu achète en partie sa matière première, le ferronickel, de l’autre côté de l’Océan Atlantique dans une gigantesque mine au sud-est du Guatemala. Dans cette région enclavée, les communautés indigènes remuent ciel et terre depuis des années pour dénoncer les ravages de leurs terres causés par l’activité de la mine Fénix, propriété du groupe Solway.
Ce géant mondial du ferronickel, dirigé par des citoyens russes et estoniens et basé en Suisse, a investi les bureaux de la Compañía Guatemalteca de Níquel (CGN), d’une usine de traitement de métaux (Pronico) et des carrières de la mine Fénix il y a une dizaine d’années, non sans fracas. Et pour cause, l’extraction du nickel, surnommé «métal du diable» par les mineurs pour sa difficulté à être raffiné, n’est pas sans conséquences.
Solway – que tous les habitants de la région appellent «la empresa», ou «l’entreprise» – a toujours démenti son impact sur l’environnement, qu’il s’agisse de déforestation, d’érosion des sols ou de pollution de l’eau et de l’air.
Dans une lettre adressée au consortium Forbidden Stories, Solway a nié tout acte répréhensible. «Solway Investment Group opère en totale conformité avec les lois nationales applicables et les réglementations internationales», a écrit le PDG Dan Bronstein. «Nous réfutons toutes les allégations évoquées sans fondement factuel».
Mais pour la première fois, une énorme fuite de données internes à laquelle a eu accès Forbidden Stories brise l’omerta qui règne autour de ce géant occupé à inonder durablement le marché mondial avec le nickel guatémaltèque.
Pendant six mois, près de 65 journalistes issus de 20 médias, dont Le Monde, The Guardian, The Intercept coordonnés par Forbidden Stories, ont examiné les 8 millions de documents confidentiels et 470 boîtes mail internes aux responsables de la mine Fénix, issus de cette fuite de données.
Argumentaire monté de toute pièce, mensonges aux populations et profilage de celles et ceux qui tentent de déterrer ses secrets, le projet Mining Secrets révèle les stratégies de Solway pour dissimuler – de concert avec les autorités – tout élément qui pourrait impliquer leur responsabilité dans une grave pollution de l’environnement.
Une tache rouge, des secrets
Sur les rives du lac Izabal, le plus grand du Guatemala, les enfants pêchent à la ligne et admirent le ballet des barques chargées de poissons locaux prêts à être grillés dans les restaurants du coin. Un quotidien calme en osmose avec la nature pour ces communautés Q’eqchi’, un peuple indigène maya résidant principalement dans la région. Mais en mars 2017, tout bascule. Un matin, alors qu’ils partent appâter les poisson-chats, les pêcheurs de la région remarquent une tache rouge à la surface de l’eau du lac.
«Depuis 2016, nous avions vu les lamantins mourir, les poissons, les lézards, les tortues, mais personne n’avait prêté attention jusqu’à ce que le lac change de couleur. Ça ressemblait à de l’huile rouge», explique Cristobal Pop, président de l’Union des pêcheurs artisanaux.
Pour eux, pas de doute, la mine voisine est à l’origine de cette couleur ocre. Les pêcheurs décident de descendre dans la rue pour demander des comptes aux autorités. Les manifestations sont si violemment réprimées par la police qu’un pêcheur, Carlos Maaz, perd la vie le 27 mai 2017, interrompant brusquement le mouvement.
Depuis, toutes les déclarations et rapports publics sur cette couleur mystérieuse indiquent qu’une algue est à l’origine de ce dérèglement. La plante aquatique invasive Botryococcus braunii martèle Maritza Aguirre, directrice de l’agence gouvernementale qui surveille le lac Izabal.
Contacté par Forbidden Stories, le ministère guatémaltèque de l’Environnement soutient cette explication, également reprise par les responsables de la mine dans leur communication : «L’augmentation de l’azote, du phosphore, favorise la croissance des algues. Cela a donné cette teinte, et les lieux où [cette tache] a été spécifiquement identifiée étaient des points éloignés de nos exploitations», précise le chef du département environnemental de l’entreprise Gustavo García lors d’une interview avec un membre du consortium en janvier 2022 avant d’ajouter avec une pointe d’ironie que si la couleur est semblable au matériau, «c’est une pure coïncidence».
Les documents confidentiels auxquels le consortium a eu accès révèlent cependant une réalité contraire aux déclarations publiques. L’intuition des pêcheurs était bonne : bien que des algues aient pu être observées à la même période, l’origine de la tache rouge n’a rien de naturel.
En mars 2017, près d’un mois avant le début des manifestations des pêcheurs, le même Gustavo García informe la direction que quelque chose de grave s’est produit : «La présence de sédiments dans le canal de sortie de l’usine de traitement a été constaté. Il a été observé qu’après de fortes pluies, le matériau atteignait le lac Izabal». En clair, l’entreprise était au courant depuis le 11 mars 2017 que «la libération de sédiments dans le lac était évidente en raison de la couleur rougeâtre de l’eau à cet endroit», selon le rapport traduit en russe et partagé à plusieurs hauts responsables de la mine Fénix.
Dès le lendemain du rapport du 11 mars 2017, c’est le branle-bas de combat. Les équipes multiplient les rapports d’incidents, photographient le canal de sortie de l’usine dont la couleur rouge détonne avec les arbres verdoyants et organisent des réunions d’urgence. De fait, les sédiments de limonite, un minerai riche en fer identique à celui extrait des collines par Solway et entreposé dans la zone 212 de l’exploitation, ont cette particularité lorsqu’ils sont exposés à l’oxygène de former cette couleur rouille. «Je suis préoccupé par ce qui s’est passé, surtout car cela peut déclencher une possible visite du MARN [ministère de l’Environnement et des Ressources Naturelles]», écrit l’un des directeurs Marco Aceituno. Plan à l’appui, un employé détaille par mail les activités qui seront menées «pour atténuer la contamination provenant de la zone 212», en créant par exemple des «barrières à base de planches de bois pour retenir les sédiments».
Marvin Méndez, directeur administratif de l’une des filiales guatémaltèques de Solway, a confirmé l’existence de ce rapport dans une lettre adressée à un membre du consortium en février 2022. Mais selon lui, «l’eau transportée dans le canal ne relève pas de [leur] responsabilité car elle provient de zones naturelles», qui ne sont pas exploitées par l’entreprise. Solway explique dans cette lettre que l’eau de pluie qui tombe sur leurs installations est réorientée vers un barrage et non vers ce canal.
Nul ne sait si les propositions d’atténuation discutées en interne ont été adoptées mais d’après la fuite de données, une autre tache de la même couleur a fait surface en avril 2018.
Document issu de la fuite de données à laquelle Forbidden Stories et 20 médias partenaires ont eu accès, intitulé ‘Note de service sur l’état actuel des rives du lac Izabal, embouchure de la rivière Güiscoyol’ – Avril 2018. | Surligné : «Les sédiments de la zone minière, qui, par le biais du ruissellement provoqué par les précipitations (pluie), se déversent dans le micro-bassin de la rivière Güiscoyol et s’écoulent dans le canal de sortie, puis dans le lac.»
Si les responsables de la mine étaient au courant d’après un rapport confidentiel, les habitants eux ne se sont pas mobilisés comme en mai 2017. «Malheureusement, la protestation des communautés de l’époque a été anéantie. Les gens ont très peur [depuis]», déplore Rafael Maldonado, avocat des pêcheurs artisanaux interviewé par un membre du consortium.
Des journalistes sous surveillance
La mort de Carlos Maaz en pleine manifestation en 2017 a marqué les esprits. Aujourd’hui encore, seule une photo témoigne de ce drame. Elle a été prise par Carlos Choc. Ce journaliste de l’agence de presse Prensa Comunitaria multiplie à cette époque les interviews de pêcheurs et recueille des récits de vie pour son projet Les voix du lac sur «La lutte historique du peuple Q’eqchi’». Une enquête au long cours qui a pour but de documenter les dégâts engendrés par le décapage des collines riches en nickel, situées à quelques kilomètres seulement des communautés indigènes. Mais cette enquête ne verra jamais le jour.
Sous prétexte d’avoir participé à la manifestation, le journaliste est accusé, avec un de ses collègues et cinq pêcheurs, de six crimes et délits par la compagnie minière. A la suite de cette plainte, un mandat d’arrêt est émis contre lui en août 2017, le contraignant à vivre caché plusieurs mois. «J’ai dû abandonner mes enfants, ma famille, ma communauté», raconte Carlos Choc. Un exil qui ne l’a pas protégé, à son retour, de la surveillance de l’entreprise.
Forbidden Stories et ses partenaires ont ainsi découvert des dizaines de documents sur le journaliste éparpillés dans les archives du groupe Solway. En plus des renseignements sur sa famille, sur ses loisirs, et d’une chronologie de ses publications, Carlos Choc a été photographié sous toutes les coutures. Ici, dans la forêt en mars 2019 muni de sa veste floquée de l’écrito Prensa sur le dos. Là, au volant de son pick-up rouge. Sur d’autres paparazzades, le journaliste, aux côtés de l’avocat Rafael Maldonado, se rend à son audience dans la ville de Puerto Barrios. Toutes ces images sont rangées précieusement dans un dossier interne intitulé «photos clés».
«Savoir que je suis photographié est très inquiétant», explique le journaliste en découvrant ces clichés. Avant d’ajouter : «Je suis en réalité très indigné car [la] société minière contrôle non seulement la population d’El Estor dans toutes ses actions, mais aussi la vie des défenseurs [de l’environnement] et surtout la mienne en tant que journaliste.»
Interrogé sur ces méthodes, le directeur administratif de Pronico explique que «cette information ne correspond pas à la réalité».
Pourtant, les documents dont nous disposons tendent à montrer un modus operandi quasiment institutionnalisé par la mine. Chaque personne qui s’intéresse de trop près à ses activités se retrouve cataloguée dans un dossier.
En 2019, pour poursuivre les enquêtes de Carlos Choc, Forbidden Stories et ses partenaires s’étaient déplacés à El Estor. Pendant ce projet baptisé Green Blood, les journalistes avaient enquêté sur la potentielle responsabilité de Solway et tenté de documenter les dégâts environnementaux causés par la mine.
D’après les archives internes de Solway, à l’époque, les reporters du Projet Green Blood ont eux aussi été photographiés à leur insu. Un cameraman de l’équipe et son chauffeur ont ainsi été traqués par le drone de l’entreprise «utilisé pour suivre les mouvements de ces individus et leurs intentions», indique un rapport exclusif destiné au service de sécurité de l’entreprise.
Lors de la visite des journalistes en 2019, Arina Birstein, chargée de la communication du groupe Solway n’avait rien laissé au hasard. En effet, un mail interne que Forbidden Stories a pu consulter suggère de «montrer »[aux journalistes] une production propre, un laboratoire de pointe pour le contrôle de l’impact sur l’environnement, un suivi médical, des travailleurs guatémaltèques heureux et des habitants satisfaits – c’est-à-dire toutes les choses que CGN affiche sur son profil Facebook – alors il leur sera plus difficile de nous montrer comme des capitalistes cyniques parasitant l’économie sous-développée et la population locale du Guatemala». Illustration parfaite de la façon dont l’entreprise cherche à contrôler son image.
Depuis la publication de l’enquête Green Blood, Le Monde et Forbidden Stories ont été poursuivis pour diffamation. Aujourd’hui, la fuite de données regorge d’informations confidentielles, sur lesquelles la mine a toujours refusé de communiquer, qui permettent de confirmer les doutes des populations quant au devenir de leurs ressources. Et les premières conclusions de l’enquête Green Blood.
Une pollution avérée
Durant une visite de la mine Fénix en janvier 2022 par des journalistes du consortium, les responsables de la mine ont expliqué : «nous ne rejetons rien dans le lac ou ailleurs et tout est contenu et géré par nous. Et nous ne laissons pas non plus le nickel s’échapper car cela fait partie de notre activité, sinon la ressource disparaît». Mais dans un courrier adressé au PDG de Solway, Dan Bronstein daté du 26 juin 2019, le président de la mine Fénix Dmitry Kudryakov a écrit : «si aujourd’hui les journalistes ne peuvent pas nous accuser de polluer le lac avec des éléments liés à notre activité, après avoir fait appel à des experts indépendants, ils pourraient avoir cette opportunité».
Il y a dans la fuite de données des centaines d’échantillons, de points de prélèvements, et de rapports sur la qualité de l’eau du lac Izabal et du bassin versant, classées méthodiquement dans les archives, qui battent en brèche la communication du géant minier. A commencer par les conséquences engendrées par l’extraction des roches nécessaire à l’élaboration du ferronickel.
Les analyses de l’eau réalisées en interne ont été soumises par Forbidden Stories et ses partenaires à plusieurs experts indépendants, et tous sont sans équivoque : des résidus miniers non maîtrisés se retrouvent dans les rivières alentour et le lac Izabal.
«Les résultats concernant les concentrations de métaux dans les eaux de surface montrent que les concentrations les plus élevées sont situées dans la rivière Polochic, [éloignée des installations de la mine], qui n’est pas affectée par l’entreprise», explique dans une déclaration Marvin Méndez, le directeur administratif de l’une des filiales guatémaltèques de Solway.
Pourtant, des taux particulièrement élevés de fer, nickel, manganèse mais aussi aluminium ont été enregistrés dans le lac Izabal, près du canal de sortie de l’usine. Alors que la moyenne des taux de concentration de nickel entre 2017 et 2020 est de 1,8 microgrammes par litre au centre du lac, elle est de 35,3 au pied du canal qui jouxte l’usine de traitement, soit près de 20 fois plus élevé.
Des traces de chrome se retrouvent aussi dans les sédiments au fond de l’eau. Selon l’analyse de Laurence Maurice, directrice de recherche en géochimie environnementale à Toulouse et à l’Institut de Recherche pour le Développement «le niveau à partir duquel on a des risques sur la santé des écosystèmes aquatiques est de 90 microgrammes de chrome par gramme de sédiments et là dans les rivières, on trouve entre 580 et 2800 microgrammes. C’est vraiment énorme.»
Contacté par Forbidden Stories, Marvin Méndez assure que «la société n’utilise pas de produits chimiques contenant du chrome dans ses processus de traitement».
Le chrome, d’origine naturelle, se trouve également dans la saprolite, une roche riche en nickel extraite des collines. Une fois extraite, la roche est transvasée à l’usine de Pronico pour que le nickel y soit isolé. Qu’ils soient à l’air libre dans les carrières ou sur les tas de minerais qui ne sont pas utilisés par la mine, les résidus de chrome se retrouvent ensuite par ruissellement probablement drainés dans les cours d’eau et dans le lac, à quelques dizaines de mètres de l’usine de traitement.
Thierry Adatte, professeur à l’institut des sciences de la Terre de l’Université de Lausanne pense «que ce qu’il faut faire face à un cas pareil, c’est alerter, tout simplement en disant ‘Houlà, faites quand même attention’ […] il y a un réel problème qui est non négligeable».
Pour confirmer les risques pour les écosystèmes que présentent ces taux élevés, il faudrait réaliser «des tests de toxicité, c’est-à-dire exposer les organismes à ces sédiments, et vérifier s’ils vont bien ou pas, ou bien des tests de biodisponibilité, en mesurant la teneur [de ces métaux] dans les organismes», précise Davide Vignati, chargé de Recherche CNRS au Laboratoire Interdisciplinaire des Environnements Continentaux de Metz. En clair, il faudrait analyser le taux de chrome dans les poissons pour savoir si la chaîne alimentaire est contaminée.
La santé sacrifiée
Sans échantillon ni analyse à leur disposition, à El Estor, les populations ont pour seule référence leur propre corps. «Tous ceux qui sont allés dans le lac ressentent des piqûres. Une personne allergique peut avoir de l’urticaire très rapidement», dénonce Cristobal Pop, inquiet pour la santé de ses quatre enfants.
Mais l’eau n’est pas l’unique ressource polluée par l’activité de la mine Fénix. Selon des documents contenus dans la fuite de données,des particules fines néfastes pour la santé des populations se nichent dans les fumées dégagées par l’usine de traitement et dans la poussière soulevée par le passage quotidien des camions.
Dans ses réponses aux questions précises envoyées par le consortium, l’entreprise nie être à l’origine d’une quelconque pollution de l’air et joint à titre d’exemple des relevés atmosphériques du second semestre 2020.
Ce n’est pas la conclusion à laquelle arrive Gaëlle Uzu, géochimiste de l’atmosphère, qui a analysé les relevés de la qualité de l’air de ces six dernières années à El Estor. La chercheuse à l’institut des géosciences de l’environnement de Grenoble et à l’Institut de Recherche pour le Développement a décrypté pour Forbidden Stories et ses partenaires des dizaines de tableaux excels issus de la fuite de données. Dans l’enceinte de la mine, au pied des habitations des travailleurs, ou au cœur d’El Estor, les analyses prélevées dans 15 lieux différents révèlent une tout autre réalité.
Les particules fines respirées par les familles Maya Q’eqchi’ et les travailleurs de la mine dépassent très souvent les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé. «On a des stations qui sont systématiquement de l’ordre de deux ou trois fois les normes admissibles», explique Gaëlle Uzu, en basant son analyse sur les normes européennes vu qu’il n’existe au Guatemala aucune législation sur la qualité de l’air. «En Europe, on estime que l’exposition de ces gens n’est pas acceptable et qu’ils encourent des problèmes cardio respiratoires sur du long terme», déplore-t-elle.
Mais les taux élevés de particules fines ne sont pas les plus inquiétants pour la santé des populations selon la chercheuse. La fuite de données contient aussi des analyses de métaux présents dans ces particules fines qui permettent, d’après la géochimiste, de comprendre leur origine. On y trouve notamment du nickel. La valeur seuil, fixée par l’Union européenne, à partir de laquelle la présence de nickel dans l’air présente un risque pour la santé est de 20 nanogrammes par mètre cube d’air. En plein coeur d’El Estor, les valeurs vont de 150 en 2017 «jusqu’à 800 nanogrammes dans l’enceinte de l’usine, soit 40 fois la norme», explique Gaëlle Uzu. «Or, l’inhalation de ces poussières expose à des risques d’intoxication aiguë. Si l’exposition est longue, à savoir plusieurs années, le nickel est cancérigène. [En bref], qu’il soit par voie cutanée, par ingestion ou par inhalation, ce métal est toxique».
Un manque de transparence
«Nous avons des maux de tête et de la fièvre, nous pensons que c’est à cause de la fumée qui sort de l’entreprise», confie Luis Caal, membre de la communauté de Las Nubes située à quelques centaines de mètres des cheminées de l’usine de traitement Pronico.
Bien que les habitants se plaignent, à ce jour, aucune étude scientifique réalisée par Solway interrogeant les liens entre ces problèmes de santé et les activités de la mine n’est disponible. Questionné à ce sujet, le directeur administratif de Pronico déclare que ce n’est pas le rôle de l’entreprise d’établir des statistiques et ajoute que «les statistiques sur la santé des communautés sont gérées par le ministère de la santé (MSPAS). Nous n’avons aucune influence sur les institutions en termes d’études et/ou de publication d’informations statistiques.»
Les documents internes auxquels a eu accès Forbidden Stories laissent pourtant entrevoir les méthodes des responsables de la mine Fénix pour éviter que des études épidémiologiques les mettant en cause voient le jour. Dans une discussion avec l’attachée de presse de l’entreprise quant à la marche à suivre pour contrecarrer l’enquête précédente du consortium, le directeur de la mine Fénix Dmitry Kudryakov rejette l’idée de la création d’une base statistique à l’initiative de l’entreprise. «Le pire pour nous serait que cela provoque un flux massif de plaintes. Les plaignants imputeront leurs maladies à l’entreprise dans l’espoir d’en tirer quelque chose. Tout ces recours seront documentés au CAIMI [au centre de soins prénataux] et des statistiques seront disponibles pour les journalistes», écrit-il.
Pour en savoir plus sur les maladies qui pourraient être liées à l’activité minière, Forbidden Stories a tenté de joindre des soignants mais rares sont ceux qui acceptent de témoigner tant l’ombre de Solway plane sur les différents centres de santé. Malgré le sticker «Pronico», logo de l’usine de traitement, collé sur le climatiseur de son cabinet, le directeur du CAIMI Paulo Mejía accepte de parler à un membre du consortium. «Maladies diarrhéiques, respiratoires…», le médecin liste quelques maladies. Mais lorsque la question d’un potentiel lien avec l’activité minière est posée, Paulo Mejía répond: «Je n’ai pas vraiment la base scientifique ou administrative pour donner mon avis sur la question que vous posez» et n’ira pas plus loin.
«Il est évident que le médecin ne signalera jamais une situation qui compromet la société minière, car c’est [Solway] elle-même qui subventionne le centre de santé», résume Rafael Maldonado. Les responsables de la mine expliquent soutenir le CAIMI lorsqu’ils reçoivent des demandes de sa part et ajoutent que c’est «le seul centre de santé spécialisé dans un rayon de plus de 100 km, l’entreprise lui accorde donc une attention prioritaire.»
Au sujet des maladies rencontrées, «diarrhée, parasites, anémie… et maladies respiratoires. J’imagine que c’est à cause de la poussière», énumère une employée dans le secteur de la santé à El Estor, qui souhaite garder l’anonymat. «Bien sûr, nous travaillons sur cette question [de santé des populations], mais l’État est favorable à l’exploitation minière, alors il faut se taire, non ? Même si on aimerait dire beaucoup de choses».
La tolérance des autorités
Au cours des nombreuses interviews réalisées dans le cadre du projet Mining Secrets, les communautés guatémaltèques et certains anciens fonctionnaires d’El Estor ont exprimé leur frustration face à ce qu’ils considèrent comme un manque de responsabilité de la part des principaux acteurs de la région, y compris l’État guatémaltèque.
«C’est un mur d’impunité, car les communautés n’obtiennent pas justice», dénonce Rafael Maldonado.
Cette «impunité» que signale Rafael Maldonado ne daterait pas d’hier. La mine Fénix, qui abrite sur ses terres près de 36,2 millions de tonnes de nickel, a obtenu un permis d’exploitation en 2005. A cette époque, le groupe en charge des études d’impacts environnementaux (EIA) s’était opposé à son ouverture. Il considérait que la mine «ne donnait pas d’informations réelles et claires sur la manière dont elle allait atténuer toutes les incidences sur la biodiversité qui est si riche dans la région», selon une ancienne employée du Ministère de l’Environnement préférant garder l’anonymat par peur de représailles. Cette équipe de travail a été remerciée au profit d’une plus conciliante. Et la mine a pu commencer ses opérations.
Questionné par Forbidden Stories, l’administration actuelle du ministère de l’Environnement ignore «si les conseillers environnementaux qui ont évalué l’EIA à cette époque ont manifesté leur opposition».
Quinze ans plus tard, les propriétaires de la mine Fénix semblent décidés à extraire tout le nickel que permet l’État du Guatemala, et les répercussions sur les populations locales paraissent bien éloignées de leurs priorités.
Et ce, malgré le coup d’arrêt porté en juillet 2019 par la Cour constitutionnelle. À l’époque, elle découvre que la mine de Solway opère illégalement sur 247 kilomètres carrés de parcelles au lieu des 6,29 kilomètres carrés autorisés par l’Étude d’Impact Environnemental initial. Ce constat, ajouté au fait que les communautés autochtones dans la zone d’influence de la mine n’ont jamais été correctement consultées sur le projet, pousse la Cour Constitutionnelle a ordonné au ministère de l’Energie et des Mines (MEM) de suspendre la mine Fénix. La décision de justice – à l’encontre du gouvernement et non de Solway lui-même – date de 2019, mais la suspension effective de la licence d’exploitation de la mine Fénix par le MEM date de février 2021, soit plus d’un an et demi après la décision de la Cour Constitutionnelle. Contacté à plusieurs reprises, le ministère de l’Energie et des Mines n’a pas donné suite aux sollicitations de Forbidden Stories.
Pourtant, «la société ne s’est jamais conformée à la résolution de la plus haute juridiction du pays et a continué à opérer en toute impunité», explique l’avocat Rafael Maldonado dans une interview avec le consortium.
Malgré cette l’interdiction formelle d’exploitation, les activités de l’entreprise semblent s’être poursuivies pendant près de 10 mois, de février à novembre 2021, comme le montrent des images satellites inédites de Planet Labs, fournies par Guadalupe García Prado, anthropologue et directrice de l’Observatorio de las Industrias Extractivas, une organisation qui œuvre pour une plus grande transparence des projets miniers au Guatemala.
Images satellite de la mine Fénix, El Estor, le 4 février 2021 (gauche) et le 11 novembre 2021 (droite). (Crédits : OIE – Planet Labs)
En quelques mois, une nouvelle tache rougeâtre est apparue dans le paysage, sur la terre cette fois, entre les étendues vertes de forêts et les reflets blancs des tôles des maisons de la communauté de Las Nubes.
Le responsable de la mine déclare dans une réponse adressée au consortium que dès que l’usine «a été informée de la suspension du permis d’exploitation minière, les travaux miniers ont été immédiatement arrêtés» avant d’ajouter au sujet de la zone photographiée par des images satellite que «seule la végétation a été enlevée, mais pas la couche de sol organique» afin de, explique Marvin Méndez, «contrôler l’érosion des sols».
Depuis, la juge qui a ordonné la suspension de la mine est en exil. Le 13 avril dernier, le Congrès a refusé de prolonger son mandat. La magistrate connue pour ses positions en faveur des peuples autochtones et de lutte contre la corruption, a ainsi perdu son immunité et a décidé de quitter le pays pour éviter d’éventuelles persécutions.
«La Cour Constitutionnelle était comme le dernier recours pour que les populations puissent défendre leurs droits. Et maintenant elle a disparu. Il n’y a plus de pouvoir politique qui soit du côté de ces communautés», déplore Guadalupe García Prado.
A El Estor, l’histoire se répète
À El Estor, le conflit s’inscrit durablement dans l’histoire malgré de petites avancées. En janvier 2022, le géant sidérurgique finlandais Outokumpu a déclaré aux membres du consortium Forbidden Stories qu’il avait «cessé de passer de nouvelles commandes [à Solway] depuis le début du mois de novembre 2021», près d’un mois après le début de nouvelles manifestations à El Estor contre la mine et l’annonce par le gouvernement d’un état de siège.
Cette décision a été prise après que la télévision suédoise SVT, membre de ce consortium, a questionné le groupe Outokumpu sur les dommages environnementaux causés par son fournisseur de ferronickel.
«Les allégations contre les opérations minières au Guatemala sont très graves et nous n’en avions pas connaissance», a écrit un représentant d’Outokumpu. «Nous agissons de manière ferme et décisive sur la base de ces nouvelles informations et avons lancé notre propre enquête sur les allégations avec un partenaire externe pour les évaluations de durabilité».
Mais d’autres géants sidérurgiques continuent d’acheter le «métal du diable» guatémaltèque sans se soucier de la manière dont il est extrait.
Sur place, les communautés indigènes, les pêcheurs et les journalistes locaux qui tentent de dénoncer les scandales environnementaux provoqués par la mine Fénix restent réduits au silence. À l’image de Carlos Choc qui, alors qu’il était revenu à El Estor pour couvrir des manifestations contre la mine Fénix, a vu sa maison mise à sac par des forces de sécurité à l’automne dernier. Le journaliste, toujours poursuivi par l’entreprise, est reparti vivre à plusieurs centaines de kilomètres d’El Estor. Une distance qu’il parcourt chaque mois pour se présenter à la justice faute de quoi il risque la prison. La mine, elle, a reçu le 6 janvier 2022 la permission officielle de reprendre ses activités. Comme si de rien n’était.
Un déversement accidentel dissimulé
En août 2016, une cheminée de l’usine explose, tuant 5 employés. A l’époque, le bilan humain et la volonté de l’entreprise d’étouffer l’affaire font scandale.
Mais d’après la fuite de données auxquelles nous avons eu accès, l’entreprise aurait également tenté de dissimuler ce qui ressemble à un désastre écologique. Dans un document interne adressé à l’époque au directeur de la mine Fénix Dmitry Kudryakov, le chef du département de gestion environnemental explique que «du combustible de soute, d’huile et de l’eau de traitement ont été déversés « vers » le lac Izabal» avant de conclure que «l’entreprise a tout nettoyé. Les ministères n’ont aucune trace du déversement.» Une dissimulation qui a permis au groupe Solway d’échapper à toute poursuite pour pollution industrielle.
Dans une déclaration, la filiale guatémaltèque de Solway a expliqué au sujet de cet incident que le ministère de l’Environnement avait visité les installations de la mine sans constater d’impacts environnementaux.