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Azerbaïdjan : Enquête sur le business de l’observation électorale
Avec plus de 92% des suffrages, Ilham Aliyev a été largement réélu à la tête de l’Azerbaïdjan, le 7 février dernier, sur fond de climat répressif et d’arrestations de journalistes. Un score salué par des observateurs du monde entier, souvent invités par le pays. Dans le cadre du projet « Baku Connection », Forbidden Stories a enquêté sur ces observateurs amis du pays qui servent de caution démocratique au régime.
Par Eloïse Layan
Traduit par Phineas Rueckert et Sophie Stuber
Contributeurs : Youssr Youssef (Forbidden Stories), Paciane Rouchon (Forbidden Stories), Sebastian Seibt (France 24).
À l’en croire, tout s’est très bien passé, c’était même « l’élection la plus paisible qu’elle ait jamais vue ». Ce mercredi 7 février, la Tanzanienne Jessica Mshama, 28 ans, qui figure par ailleurs dans le Top Forbes Africa des moins de trente ans, était en Azerbaïdjan pour observer l’élection présidentielle. Badge autour du cou, elle s’est rendue dans « au moins cinq bureaux de vote » et nous raconte avoir « tout observé ». Elle a vu « des électeurs libres de leur choix, une grande affluence, des personnes âgées, des jeunes aussi… », elle en est ressortie « impressionnée ».
Sur son Instagram, elle poste pour ses 110.000 abonnés ses impressions positives de la journée. Elle partage aussi son enthousiasme avec les médias azéris dans « plus de cinq interviews », une presse qu’elle estime par ailleurs « libre ». Le soir de l’élection, le président Ilham Aliyev sera annoncé gagnant du scrutin, avec pas moins de 92,12% des voix. Il entame sa vingt-et-unième année au pouvoir dans cette ancienne République soviétique du Caucase, après avoir succédé à son père et toujours aux côté de sa femme, Mehriban Aliyeva, la vice-présidente du pays depuis sept ans. Une histoire de famille sur fond de scandales de corruption et de violations des droits de l’homme. Mais que certains semblent ignorer.
Accompagnée d’autres députés italiens, Naike Gruppioni (deuxième à gauche) face à la presse azérie. Crédit : capture d’écran du site secki-2024.az
La députée italienne Naike Gruppioni (Italia Viva) est dithyrambique : « les élections que j’ai observées sont un exemple pour de nombreux pays, et par exemple pour mon pays, l’Italie ». Des observateurs extérieurs qui valident le processus électoral : une aubaine pour le régime Aliyev. Une farce pour beaucoup.
Six membres du média indépendant Abzas sont actuellement derrière les barreaux.
Avec le projet The Baku Connection, Forbidden Stories a poursuivi leur travail avec 40 journalistes de 15 médias européens.
Corruption, pollution, droits de l’homme… Ils étaient parmi les derniers dans le pays à enquêter sur les dérives du puissant régime Aliyev.
Un tampon international
Un ancien observateur européen expérimenté se fait aussi acerbe. Membre d’une délégation pour les élections législatives en 2020 en Azerbaïdjan, il qualifie ces missions de « pas du tout sérieuses ». « Ils viennent souvent avec un agenda politique, et une méthodologie peu claire. La plupart du temps, ils n’observent que quelques bureaux de vote, ou au contraire un grand nombre de bureaux mais en un temps record. Il faut un certain nombre d’observations pour avoir des statistiques significatives… Eux disent simplement “j’ai vu ci, j’ai vu ça” et les déclarations qu’ils font à la presse vont être utilisées pour décrédibiliser nos propres résultats ! » À savoir, les résultats de l’OSCE (l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), une délégation composée du BIDDH (le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme) et des élus du Parlement de l’OSCE. Le sociologue Gerald Knaus, à la tête d’un groupe de réflexion sur les questions de démocratie en Europe (European Stability Initiative) abonde « il y a toujours deux types de délégations : les professionnels et les autres qui sont parfois payés. Et par le passé parfois payés ouvertement par l’Azerbaïdjan, via des ONG en Belgique et en Allemagne avec des hommes politiques invités à passer quelques jours à Bakou, et ils profitent des bons restaurants, des bons hôtels, et ensuite disent à la télévision que les élections se sont bien déroulées. »
L’OSCE – que Gerald Knaus range dans les « professionnels » – se garde néanmoins de critiquer ouvertement les autres délégations, pointe tout au plus une différence de méthodologie et rappelle ses standards : un groupe d’observateurs qui reste plus d’un mois dans le pays et rencontre notamment les membres de l’opposition et les journalistes indépendants. Des observations sur tout le territoire avec à chaque fois le même questionnaire. L’OSCE fait partie des seules organisations à formuler des critiques, décrivant cette année un « environnement restrictif », soulignant que sur « les six candidats à l’élection autres que le titulaire, tous avaient soutenu le Président dans un passé récent ». L’organisation a constaté des irrégularités dans 7,7 % des bureaux de vote, un taux souligné comme « élevé ». Les irrégularités sont communes dans le pays. En 2018, l’OSCE avait évalué négativement le scrutin dans 12% des cas, un chiffre « préoccupant ». Pire, en 2013, l’Azerbaïdjan annonçait le résultat des élections un jour avant le scrutin.
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Des européens corrompus
En Avril 2018, Yassin Lamaoui, assistant du député Pierre-Alain Raphan va observer l’élection présidentielle à Bakou. Crédit : capture d’écran Azertac.
Avant même ce projet, c’est à l’origine via Yassin Lamaoui que le député aurait été approché par un cabinet de conseil mandaté par l’Ambassadeur de l’Azerbaïdjan en France. Comme le raconte La Lettre, Elchin Amirbayov est alors en peine de relais macronistes. Avec le changement d’ambassadeur, les rêves de millions du député n’auraient pas été exaucés. Alors qu’a rapporté à Yassin Lamaoui son voyage à Bakou ? Malgré plusieurs tentatives, nous n’avons pas réussi à le joindre. Quant à Pierre-Alain Raphan, il dit « ne pas se souvenir » du voyage de son collaborateur et « ne pas avoir reçu une seule transaction financière ».
Ces observateurs européens, dont certains ont été condamnés pour corruption, ou qui ne suivent pas une méthodologie rigoureuse, une ONG européenne leur a donné le nom de « fake observers » (faux observateurs). Sur son site, l’EPDE – European Platform for Democratic Elections – liste ces « observateurs biaisés », notamment à partir de leurs déclarations dans la presse azérie. En Azerbaïdjan, ils sont plus de 70 sur les huit dernières années selon le décompte de l’ONG. Certains étaient membres du Conseil de l’Europe, d’autres invités à titre « d’observateurs indépendants », tous frais payés. Des observateurs dont la presse azérie n’hésite pas à mettre en valeur les titres de sénateur, député, assistant parlementaire, maire.
Pour le gouvernement azerbaïdjanais, l’observation des élections n’est qu’un élément d’un dispositif beaucoup plus large pour recruter des alliés et s’acheter de l’influence à l’étranger. Une stratégie de grande échelle révélée en 2012, quand éclate le scandale de la « Diplomatie du Caviar ». Cash, tapis, caviar et prostituées… Le Conseil de l’Europe découvre alors, grâce à un rapport de l’ESI de Gerald Knaus, puis aux enquêtes d’un consortium mené par l’OCCRP (l’Organized Crime and Corruption Reporting Project), que certains de ses membres sont achetés. Pire, des décisions du Conseil de l’Europe ont été influencées par des élus aujourd’hui poursuivis pour corruption. Parmi eux, le député Eduard Lintner, accusé par la magistrature allemande d’avoir perçu des « millions d’euros jusqu’en 2016 via 19 sociétés boîtes aux lettres ». Il est depuis décembre poursuivi pour des faits de « corruption », avec l’ancien député Axel Fischer, qui aurait lui touché un pot de vin de 21,800 euros en 2016. Le scandale éclabousse aussi la Belgique et son député Alain Destexhe qui organisait des missions d’observation électorale à Bakou via une association qu’il avait montée et qui aurait reçu des fonds d’Eduard Lintner. L’Italie n’est pas épargnée avec son député Luca Volontè, condamné en 2021 à quatre ans de prison pour avoir reçu 500.000 euros de pots de vin de l’Azerbaïdjan entre 2012 et 2014. En 2022, il est acquitté, il y a prescription. Derrière la machine à cash, il y aurait eu l’Azerbaidjanais Elkhan Suleymanov, qui siégeait aussi au Conseil de l’Europe. Selon un témoin entendu par les trois experts mandatés en 2018 par le Conseil de l’Europe pour enquêter sur les allégations de corruption, il « aurait disposé de 30 millions d’euros pour ce “lobbying sale” ». Treize parlementaires seront finalement bannis à vie du Conseil de l’Europe. Au moins huit d’entre eux étaient déjà allés observer des élections en Azerbaïdjan.
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Un si beau voyage
En revanche, des détails de cette mission de 2020 sont donnés par Yves Métaireau, alors maire de la Baule. L’élu local se retrouve en Azerbaïdjan au même moment que Joël Guerriau. Il voyage avec Yannick Urrien, de LaBaule+, qui a ses entrées dans le pays.
Brouille au Conseil de l’Europe
L’Azerbaïdjan a aussi refusé la délégation du Conseil de l’Europe, sur fond de tensions liées à la reprise des territoires du Haut-Karabakh. « Ils ne nous invitent pas et le font exprès (..) car ils s’attendent à des critiques de notre part. C’est pourtant une obligation des pays membres d’autoriser des rapporteurs pour une mission d’observation électorale », s’insurge le chef de la délégation allemande Frank Schwabe (groupe des socialistes, démocrates et verts (SOC)). Au Conseil de l’Europe, c’est l’élément de trop. L’affront conduit ses membres à exclure temporairement la délégation de l’Azerbaïdjan de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe le 24 janvier 2024.
Avec la France, la rupture est consommée. L’Ambassadrice d’Azerbaïdjan en France, S.E. Leyla Abdullayeva l’assume : « Je ne vais pas faire de langue de bois. Nous avons une crise dans nos relations bilatérales. Avec les présidents Mitterrand, Chirac, Sarkozy, nous avions de bonnes relations, aujourd’hui, la position de la France, nous la regrettons ». Depuis la guerre du Haut-Karabakh en septembre 2020, et le bombardement de la région en septembre 2023, les relations sont tendues. Encore plus après l’accord pour une coopération militaire renforcée conclu entre la France et l’Arménie, en octobre dernier, et l’expulsion de deux diplomates français d’Azerbaïdjan en décembre. À l’Assemblée nationale, il n’est plus de bon ton d’afficher une proximité avec Bakou, le groupe d’amitié a été déserté, il est actuellement en « sommeil ». La diplomatie du caviar semble oubliée, l’Azerbaïdjan privilégie désormais l’attaque.
On reste en contact ?
L’Azerbaïdjan avec les indépendantistes kanaks et corses
La rhétorique est pourtant la même que celle du président Aliyev qui dépeint la France comme un pays qui « se présente faussement comme un défenseur des droits humains ». En juillet dernier, en marge du Mouvement des non alignés, dont l’Azerbaïdjan a assuré la présidence de 2019 à janvier 2024, le Baku Initiative Group est créé. Il regroupe des indépendantistes kanaks, guadeloupéens, guyanais, mais son directeur est azerbaïdjanais, ses bureaux sont à Bakou. Dans un message que le Président Aliyev adresse à ses membres, il déclare : « certains pays continuent le colonialisme. Parmi eux, le premier est la France ». Soutien aux indépendantistes corses contre les « policiers de la dictature de Macron » ; relais des troubles à Mayotte avec les hashtag #MayotteEnColère, #EtatMenteurFrance, voilà un extrait de ce que l’on peut trouver sur les réseaux sociaux de ce groupe. Au milieu de ce contenu, une vidéo du journaliste de la Baule Yannick Urrien qui adresse au pays ses félicitations après la « Victoire et la Justice » au Haut-Karabakh. Yannick Urrien connaît bien le groupe de Bakou, il est allé dénoncer le massacre des Vendéens et des Bretons lors de l’une de leurs conférences, convié par le très influent Hikmet Hajiyev, proche conseiller du président Aliyev, nous dit-il. Même s’il « soupçonne » que le groupe ne soit qu’un moyen d’attaquer la France, ce qu’il « regrette en tant que patriote », il ajoute que « c’est légitime, la France l’a cherché ».
Pourtant, certains croient à la sincérité de l’Azerbaïdjan. La tanzanienne Jessica Mshama, dont nous avons fait le récit de sa mission d’observation des élections, estime que le pays « a été un champion » pour soutenir les jeunes du Mouvement des non-alignés. En plus du Baku Initiative Group, l’Azerbaïdjan impulse le « NAM Youth mouvement » (Jeunesse du Mouvement des non-alignés). C’est à ce titre, pour une réunion de Capacity Building que Jessica Mshama a été invitée dans la capitale azérie, avec une vingtaine d’autres jeunes. Ils en ont profité pour observer les élections. « Une coïncidence de calendrier », veut croire un jeune représentant du Malawi. La veille du scrutin, selon Jessica Mshama, les membres du NAM ont reçu une petite formation et un livret sur l’observation d’élections. Leurs déclarations à la presse azérie ont été sans appel : « Ces élections étaient ouvertes à tous, transparentes, libres, et justes. » Comme un air de déjà vu…