Forbidden Stories
Rwanda Classified

Espionnage, menaces, morts suspectes : à l’étranger, le Rwanda tente de réduire ses opposants au silence

En Suède, aux Pays-Bas, en Belgique, en Afrique du Sud ou en Tanzanie, les voix critiques envers le régime de Paul Kagame sont la cible d’une importante répression transnationale. Des documents et des témoignages obtenus par Forbidden Stories et ses médias partenaires mettent au jour les intimidations voire les disparitions dans des circonstances troubles de Rwandais exilés.

(Visuel : Mélody Da Fonseca)

Key findings
  • Nos recherches suggèrent que le Rwanda a élaboré un système de surveillance et de répression, allant jusqu'à la prévision d'assassinats, à l'encontre de membres de sa diaspora en Europe et en Afrique.
  • Des journalistes et d'anciens militaires figurent parmi les dizaines de potentielles cibles d'un dispositif visant à museler les voix dissidentes, et qui vaut au pays de figurer parmi le « top 10 des perpétrateurs de répression transnationale », selon l'ONG Freedom House.

Par Karine Pfenniger

28 Mai 2024 modifié le 3 juin 2024

Avec la participation de Ghizlane Kounda (RTBF), Samuel Baker Byansi (M28 Investigates), Youssr Youssef (Forbidden Stories), Sophia Baumann (paper trail media), Maria Retter (paper trail media), Christina Schmidt (Die Zeit), Bram Endedijk (NRC), Wilmer Heck (NRC), Johan Ripås (SVT), Evelyn Groenink (ZAM).

Cela fait près de quatorze ans que Jean Bosco Gasasira vit en exil. En 2010, le journaliste et rédacteur en chef du journal indépendant Umuvugizi fuit le Rwanda, après avoir, dit-il, subi de multiples menaces. Quelques mois plus tard, son rédacteur en chef par intérim est assassiné à Kigali, et le média banni par les autorités.

En Suède, où Jean Bosco Gasasira a obtenu l’asile, les intimidations continuent. En 2011, un haut gradé du Rwanda, Jack Nziza, supervise un espion chargé de retrouver sa trace, comme en témoignent des transcriptions d’échanges téléphoniques entre les deux hommes, dont nous avons obtenu une copie.

Cinq millions de couronnes en échange de son adresse

Traqué, Jean Bosco Gasasira disparaît quelques mois des radars, craignant pour sa vie. Peu de temps après, un diplomate rwandais est expulsé de Suède à la suite de ses activités d’espionnage de réfugiés rwandais. « Je me suis senti mort », se remémore le journaliste dans un entretien vidéo pour Forbidden Stories. En 2013, un tribunal suédois condamne l’espion pour « activité illégale de renseignements » sur la base, notamment, d’écoutes téléphoniques. Ce dernier et Jack Nziza n’ont pas répondu à nos sollicitations. 

Mais les efforts pour le pister auraient continué. En 2021, le personnel de l’ambassade du Rwanda en Suède aurait offert cinq millions de couronnes (environ 490 000 euros au cours de l’époque) à certains de ses proches en échange de son adresse, selon le magazine suédois Journalisten. (L’ambassade du Rwanda en Suède n’a pas répondu à nos questions.) En mauvaise santé physique, méfiant et anxieux en raison des menaces et des persécutions qu’il subit, Jean Bosco Gasasira dit avoir renoncé au journalisme.

Cet espionnage sidérant, visant à réduire au silence un journaliste et impliquant personnellement un haut gradé de l’armée rwandaise n’est pourtant pas un cas isolé. Le deuxième volet de notre enquête Rwanda Classified, fruit du travail d’un consortium de 50 journalistes dans onze pays, met au jour la répression transnationale exercée par le Rwanda en Europe et sur le continent africain.

Extrait des transcriptions des écoutes téléphoniques entre Jack Nziza et l’espion en Suède. (Crédit : Forbidden Stories)

«Le gouvernement du Rwanda fait peser une menace imminente sur sa vie»

Nos recherches, qui s’appuient sur les témoignages de plusieurs dizaines de victimes et de leurs proches ainsi que sur des documents officiels suggèrent que le Rwanda a façonné un système de surveillance et de répression, allant jusqu’à la projection d’assassinats, à l’encontre de membres de sa diaspora, notamment de journalistes. Menée au long cours, notre enquête permet de corroborer des faits documentés par des médias et des ONG comme Human Rights Watch et Freedom House.

En 2010, le général Kayumba Nyamwasa, ancien chef des renseignements militaires devenu opposant politique en exil, survit à une tentative d’assassinat à Johannesburg. La justice sud-africaine conclut que les motivations du crime sont d’ordre « politique » et qu’il émane « d’un certain groupe de personnes au Rwanda », selon le jugement dont nous avons obtenu une copie.

Au Royaume-Uni en 2011, René Claudel Mugenzi apprend que « le gouvernement du Rwanda fait peser une menace imminente sur sa vie », comme l’indique un document remis à l’activiste par la police londonienne, dont nous avons pu consulter une copie. Le gouvernement rwandais a démenti avoir menacé l’activiste. La journaliste canadienne Judi Rever, autrice d’un livre aux thèses controversées, a quant à elle dû être protégée en 2014 par la Sûreté de l’État belge.

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Kidnapping, tentative d'empoisonnement, appels anonymes

La même année, l’ancien chef des renseignements du Rwanda Patrick Karegeya est retrouvé mort étranglé dans une chambre d’hôtel de Johannesburg. Dans un témoignage versé à l’enquête criminelle, un enquêteur aurait déclaré que le meurtre de l’opposant politique en exil était « directement lié à l’implication du gouvernement rwandais », rapporte le Guardian en 2019. Sa disparition s’est retrouvée au cœur de tensions diplomatiques avec la Belgique (lire ici). Selon Human Rights Watch et les témoignages de policiers lors d’un procès dont nous avons examiné les documents judiciaires, c’est à une tentative de kidnapping impliquant des agents de renseignements dépêchés par le Rwanda que le soldat Joseph Mazimpaka échappe en 2017, en Tanzanie.

D’autres ont vu leur vie menacée, tel l’activiste Paul Rusesabagina, averti en 2018 de l’existence d’un projet d’empoisonnement fomenté par des agents de renseignements rwandais, deux ans avant son kidnapping par le régime de Kigali, selon des documents judiciaires que nous avons pu parcourir (lire son interview ici).

En Allemagne, plusieurs Rwandais ont confié aux partenaires de Forbidden Stories avoir reçu des appels anonymes de menaces ou rencontré des difficultés avec l’ambassade du Rwanda en Allemagne.

De la même manière, le quotidien NRC a recueilli, aux Pays-Bas, les témoignages de plusieurs personnes affirmant avoir été intimidées, à l’instar d’un citoyen néerlandais assurant avoir été attaqué et blessé à l’œil en marge d’une visite de Paul Kagame à Bruxelles en 2018. Selon une déclaration écrite consultée par NRC, un ancien ambassadeur rwandais aux Pays-Bas aurait par ailleurs reçu l’ordre d’éliminer des Rwandais aux Pays-Bas, ce qui l’aurait amené à fuir le pays. Questionnée, l’ambassade du Rwanda aux Pays-Bas n’a pas répondu.

Instiller « un climat de peur »

Autant de cas attestant de la stratégie développée par le Rwanda pour museler sa diaspora en recourant à « la violence, comme les assassinats, les agressions, les disparitions inexpliquées, la coercition des membres de la famille, les logiciels espions, et d’autres [moyens] comme le contrôle des passeports », déroule Grady Vaughan, chercheur associé à Freedom House, une ONG à l’origine de plusieurs rapports sur la répression transnationale du régime de Paul Kagame. De quoi, assure l’expert, positionner ce petit pays d’environ 13 millions d’habitants dans le « top 10 des perpétrateurs de répression transnationale », aux côtés de géants comme la Chine, la Russie et l’Iran.


Pour Clémentine de Montjoye, chercheuse à la division Afrique de l’ONG Human Rights Watch, les tactiques déployées par le Rwanda « forment un système qui a été mis en place par le gouvernement pour lui permettre de surveiller, de contrôler et finalement de faire taire les critiques ».

« Le message que le Rwanda envoie à ces personnes hors du pays est très, très clair. C’est “Nous allons vous faire taire” », abonde Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. Avec comme objectif, selon lui, d’entretenir « un climat de peur ».

Questionné sur les multiples résultats de l’enquête Rwanda Classified, le gouvernement du Rwanda et le cabinet de Paul Kagame n’ont pas répondu.

En 1998, l’ancien ministre de l’intérieur du Rwanda Seth Sendashonga est assassiné au Kenya, où il vivait en exil. Depuis le Canada, sa veuve Cyriaque Nikuze Sendashonga dénonce l’absence de réaction des États occidentaux après sa mort. « Ces pays démocratiques, dont on s’attendrait normalement à ce qu’ils soient de véritables défenseurs des droits de l’homme, continuent de faire des affaires avec un régime connu pour ses crimes transnationaux, sans parler des crimes qu’il commet sur son propre territoire », s’alarme-t-elle auprès de Forbidden Stories.

Quatorze ans après son arrivée en Suède, Jean Bosco Gasasira dit quant à lui vivre confiné. Il montre sur son crâne la longue cicatrice que lui aurait laissé, en 2007 au Rwanda, un violent coup de barre de fer dont il dit subir encore les séquelles.

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