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Rwanda Classified

Sur fond d'« activités clandestines » et de décès suspects, les relations se tendent entre la Belgique et le Rwanda

Rejet de la nomination d’un ambassadeur, enquêtes du parquet et surveillance des agissements secrets du Rwanda sur son territoire : échaudé par une série de faits troublants étalés sur dix ans, Bruxelles hausse le ton face à Kigali. En cause notamment : les circonstances opaques du meurtre d’un opposant rwandais et de la mort de deux ressortissants belges en Afrique du Sud, ainsi que « des actions contre la diaspora rwandaise » sur son territoire.

(Visuel : Mélody Da Fonseca)

Points clés
  • La mort suspecte de deux citoyens belges et le meurtre d’un ancien chef des renseignements rwandais en Afrique du Sud ont poussé Bruxelles à refuser l'accréditation d'un ambassadeur nommé par Kigali, alors que celui-ci était en poste dans le pays d'Afrique australe lors du décès des trois hommes, en 2014 et 2018.
  • Selon des sources gouvernementales belges bien informées, l'ambassade du Rwanda superviserait un réseau d'agents menant « des actions contre [sa] diaspora [allant] de la surveillance active aux actes de violence ».
  • Un activiste naturalisé belge accuse l'organe de représentation diplomatique rwandais d'avoir orchestré un projet d'assassinat à son encontre et confie à Forbidden Stories avoir été contraint de fuir l'Europe avec sa famille.

Par Karine Pfenniger

28 mai 2024

Avec la participation de Ghizlane Kounda (RTBF), Benoît Feyt (RTBF), Kristof Clerix (Knack), Lotte Lambrecht (Knack), Joël Matriche (Le Soir), Louis Colart (Le Soir), Samuel Baker Byansi (M28 Investigates).

Octobre 2023. Le général-major belge Stéphane Dutron arrive à Kigali. Quelques mois avant de prendre ses nouvelles fonctions à la tête des renseignements militaires (SGRS), il rend visite à ses homologues rwandais, dont le Service national de sécurité et de renseignement (NISS), déclare-t-il au consortium.

Selon lui, il aurait eu, entre autres sujets abordés, un message à faire passer : s’il est important pour le SGRS d’entretenir de bonnes relations de travail avec ses partenaires étrangers, il lui incombe également de surveiller les activités indésirables des services étrangers sur le sol belge. En d’autres mots, avec le Rwanda : « Nous ne pouvons pas effacer le passé, mais si les obstacles sont levés, plus rien ne s’opposera à une relation constructive », paraphrase Stéphane Dutron lui-même.

Le patron du SGRS fait alors allusion uniquement aux activités rwandaises en Belgique. Plus largement, les activités du Rwanda à l’étranger semblent déranger Bruxelles. Ainsi, selon nos informations, les morts suspectes de deux citoyens belges et le meurtre d’un ancien chef des renseignements extérieurs du Rwanda en Afrique du Sud ont contribué à ce que la Belgique refuse l’accréditation de l’ambassadeur rwandais alors en poste à Pretoria, un statu quo toujours en vigueur.

En Belgique, c’est justement depuis l’ambassade du Rwanda que se déploierait un réseau d’agents chargés de surveiller et d’intimider des membres de la diaspora, parfois en ayant recours à la violence, selon les nombreux témoignages recueillis pour cette enquête. Les « activités clandestines » du Rwanda, dont « des actions contre la diaspora rwandaise en Belgique [allant] de la surveillance active aux actes de violence » sont jugées « inacceptables » par des sources gouvernementales belges bien informées.

Alors que le Rwanda et la Belgique commémorent les trente ans du génocide des Tutsis commis en 1994 par des extrémistes hutus, avec la passivité de plusieurs États occidentaux, dont la Belgique et la France, la répression transnationale de Kigali pèse visiblement sur les relations diplomatiques entre les deux pays. Et pour saisir comment elles se sont envenimées, il faut revenir six années en arrière. 

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Deux découvertes macabres à un mois d'intervalle

Dimanche 10 juin 2018, dans un quartier animé de Johannesburg. Au 7e étage d’un hôtel fréquenté par des backpackers et décoré d’œuvres d’art, une femme de chambre découvre le corps de Thomas Ngeze. Le Belgo-Rwandais de 27 ans est pendu à une tringle industrielle dans la douche avec une serviette de bain, vêtu d’un caleçon. Sous ses pieds, un tabouret gît sur le sol. Il est près de midi trente.

Arrivé en Belgique après avoir fui le Rwanda en 1994, Thomas Ngeze est un juriste spécialisé dans le droit international et le fils de Hassan Ngeze, condamné en 2007 à 35 ans de prison par une chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour sa participation au génocide.

Un mois après la découverte du corps du jeune homme, en juillet 2018, l’avocat belge Pieter-Jan Staelens est retrouvé carbonisé dans l’incendie de sa voiture, dans la bourgade d’Hermanus située à une centaine de kilomètres du Cap. Il enquêtait sur la mort de Thomas Ngeze pour le compte de sa famille.

Des enquêtes judiciaires sont ouvertes en Afrique du Sud et en Belgique. Pour des membres des deux familles, il ne fait aucun doute que leurs proches ont été assassinés par le Rwanda. La police sud-africaine évoque pour sa part deux suicides. À ce stade, il n’existerait pas d’éléments de preuves attestant qu’il s’agit d’homicides.

Dans l’État européen comme dans celui d’Afrique australe, plusieurs sources bien informées confient pourtant rejeter l’hypothèse du suicide. Une série d’éléments relevés par la RTBF, partenaire du projet Rwanda Classified, semblent d’ailleurs étayer ces doutes.

Ainsi, la personne ayant reconnu le corps de Thomas Ngeze se serait rapidement évaporée, selon Etienne Mutabazi, réfugié en Afrique du Sud et secrétaire général du parti d’opposition rwandais en exil RNC. « Je connais bien la personne [qui a reconnu le corps], a-t-il assuré à la RTBF. Après qu’il a identifié le corps, j’ai essayé d’en parler avec lui, mais il a dit qu’il ne pouvait pas en parler, il n’a pas voulu en parler, et ensuite il a disparu. »

Selon plusieurs sources, Thomas Ngeze aurait été approché par le régime de Kigali. « Quand le gouvernement rwandais vous appelle pour venir au Rwanda, vous devez accepter tout ce qu’ils vous demandent, explique à la RTBF Daniel Nsengimana, réfugié rwandais en Afrique du Sud avec qui Thomas Ngeze était en contact depuis plusieurs années. Si vous n’êtes pas d’accord, soit ils vous tuent là-bas, soit ils vous suivent dans le pays où vous allez et vous font tuer. » Selon lui, la participation du père de Thomas Ngeze au génocide de 1994 aurait pu constituer un autre motif d’assassinat.

Daniel Nsengimana ne masque pas sa défiance : « Je ne crois pas qu’il se soit suicidé. Pourquoi se suicider dans un hôtel ? Pourquoi se suicider alors qu’il avait une copine ? Et il n’est pas le premier à être tué en Afrique du Sud et ensuite on a dit que la victime s’est suicidée. »

Première page du dossier d’enquête sud africain sur la mort de Thomas Ngeze. (Crédit : RTBF)

« Pour moi, c’était suspect »

A propos de la mort de l’avocat Pieter-Jan Staelens, un voisin témoin de l’incendie rapporte auprès de la RTBF avoir vu une voiture s’éloigner de la scène : « J’ai […] noté une Audi noire, qui roulait lentement dans cette direction, devant, qui a fait demi-tour et qui est partie. Elle ne s’est pas arrêtée. C’était une femme, noire. Pour moi, c’était suspect. Elle ne venait pas d’Afrique du Sud, peut-être du Kenya. »

Pour ce voisin qui dit avoir tenté de sauver le Belge du brasier, le moteur n’aurait pas pu brûler de lui-même : « De mon expérience, c’était un moteur TDI, un “Turbocharged Direct Injection”. Quand ça heurte quelque chose, ça ne peut pas brûler ! » Il doute lui aussi de l’hypothèse d’une mort volontaire : « Quand je vois cette photo [de la voiture brûlée], je ne pense pas que c’est un suicide. Quelqu’un a lancé quelque chose à l’intérieur, comme une bombe de pétrole ou autre chose. » Peu de temps après son décès, les ordinateurs de Pieter-Jan Staelens ont été dérobés lors d’un cambriolage de son domicile.

En Belgique, le parquet fédéral s’est saisi de l’affaire. Dans un entretien avec la RTBF, le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw (en poste jusqu’au 1er avril 2024), qui s’est déplacé en Afrique du Sud dans le cadre de ses investigations, a souligné que le parquet n’ouvrait des enquêtes que sur la base de soupçons criminels, sans rentrer dans les détails des hypothèses étudiées par l’autorité judiciaire.

Concernant la potentielle implication du régime rwandais, Frédéric Van Leeuw a indiqué : « Ça fait partie du dossier. On verra ce que le dossier révélera. C’est un dossier que nous avons évidemment pris fort au sérieux. » Sollicité par le consortium, le parquet national d’Afrique du Sud (NPA) a refusé de commenter l’enquête en cours, tout en précisant qu’elle est « à un stade avancé ».

« L'ambassadeur n'a jamais été accusé d'aucun crime »

S’il n’existerait pas, à ce stade, de preuve d’homicide, et encore moins de l’implication du Rwanda dans le décès des deux Belges en Afrique du Sud, ce double-épisode a tout de même pesé sur les relations diplomatiques entre la Belgique et le Rwanda.

Ambassadeur en Afrique du Sud au moment de la mort des deux hommes, Vincent Karega occupait déjà son poste en 2014, quand l’ancien chef des renseignements extérieurs Patrick Karegeya, devenu opposant politique en exil, est retrouvé mort étranglé dans une chambre d’hôtel de Johannesburg.

Quand, en 2023, Kigali désire nommer Vincent Karega ambassadeur en Belgique, Bruxelles refuse de l’accréditer. Selon nos informations, ce rejet est directement lié au décès des deux Belges ainsi qu’au meurtre de Patrick Karegeya, aux côtés d’autres éléments, dont les activités sur Twitter de l’ambassadeur, critiques vis-à-vis de la Belgique et des Belges.

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« Nous estimons que cette personne ne pourrait pas accomplir son travail dans la sérénité nécessaire pour maintenir les bonnes relations entre nos deux pays », déclare à son propos la ministre des affaires étrangères belge Hadja Lahbib, précisant à la RTBF que la Belgique et l’Afrique du Sud entretiennent bien « de bonnes relations ».

Interrogée par la RTBF, la porte-parole du gouvernement du Rwanda Yolande Makolo réfute vigoureusement toute implication de Vincent Karega dans la mort de Thomas Ngeze et Pieter-Jan Staelens : « Ce sont des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Je ne sais pas ce que l’ambassadeur Karega a à voir avec ça. L’Afrique du Sud est un grand pays. L’ambassadeur Karega n’était pas responsable de la sécurité des personnes vivant ou voyageant en Afrique du Sud, donc je ne vois aucun lien. […] L’ambassadeur Karega n’a jamais été accusé d’aucun crime. Il n’a jamais été reconnu coupable d’un quelconque crime. Il a quitté l’Afrique du Sud honorablement. » Le gouvernement rwandais nie toute implication dans la mort des deux Belges et de Patrick Karegeya.

« Qu’est-ce que ma présence en Afrique du Sud a à faire avec [la] mort [de Thomas Ngeze et de Pieter-Jan Staelens] ? a réagi Vincent Karega par message WhatsApp aux questions de la RTBF. En quoi et comment le Rwanda, mon pays ou moi même serions responsables  de leurs décès? En quoi la mort de [Patrick] Karegeya en Afrique du Sud aurait-elle à voir avec la Belgique et précisément mon accréditation en Belgique ? (…) Si jamais la Belgique dispose de preuves solides ou a connaissance de faits qui établissent un lien entre mes fonctions et mon séjour en Afrique du Sud à la mort des individus cités plus haut, il faut qu’elle les pose sur la table et qu’elle en discute avec le gouvernement Rwandais », a-t-il écrit.

A ce jour, le poste d’ambassadeur en Belgique serait toujours vacant. Dans un entretien en mars au magazine Jeune Afrique, le président Paul Kagame a certifié que le Rwanda ne proposerait pas d’autre candidature.

La voiture de Pieter-Jan Staelens. (Crédit : RTBF)

« Surveillance active » et « actes de violence »

En Belgique, où vivent près de 30 000 membres de la diaspora rwandaise, l’ambassade du Rwanda semble être au cœur de la stratégie de répression transnationale du pays. Selon nos informations, l’organe diplomatique coordonnerait un réseau d’agents chargés de surveiller et d’intimider la diaspora, parfois en ayant recours à la violence. 

Selon des sources gouvernementales belges bien informées, le Rwanda aurait eu recours à « de la surveillance active » et à des « actes de violence » contre la diaspora rwandaise en Belgique. Ces activités, de même que « des efforts visant à influencer l’opinion politique et publique belge », constituent des activités « inacceptables », même si ce n’est pas exclu qu’il puisse exister des objectifs légitimes, comme la lutte contre le négationnisme, les discours de haine et le financement de groupes armés. Le SGRS estime qu’une « paranoïa » au sein de la diaspora pourrait mener ses membres à attribuer, de façon erronée, des décès aux activités des renseignements rwandais.

En 2022, le ministre de la Justice belge de l’époque, Vincent Van Quickenborne, a indiqué en réponse à une question parlementaire que les renseignements civils belges ne disposaient pas de preuves de la présence d’escadrons de la mort rwandais en Belgique. Selon nos informations, ce serait toujours le cas au moment où nous publions cette enquête. Les activités de l’ambassade semblent néanmoins avoir irrité les autorités locales. En 2023, en concertation avec les Affaires étrangères et les services de renseignement, la diplomatie rwandaise aurait été contactée au sujet des activités d’ingérence en Belgique – ce qui aurait entraîné une réduction des actions dirigées contre la diaspora.

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Questionné par le consortium, les renseignements militaires belges déclarent poursuivre la surveillance des activités de renseignement du Rwanda, en coopération avec la Sûreté de l’Etat et avec des homologues de pays tiers. Le SGRS ajoute être disposé à intervenir « en cas de nécessité ». « Une meilleure relation avec le Rwanda serait la bienvenue et nous y travaillons. Ceci va bien entendu de pair avec le respect de la souveraineté et la certitude que les partenaires s’abstiennent de prendre des mesures qui pourraient compromettre ces relations », commente l’autorité. Stéphane Dutron, le commandant du SGRS, abonde : « Nous sommes prudemment positifs sur ce que nous avons observé depuis [la visite à Kigali en 2023] sur notre territoire national. Le message semble être passé clairement. »

Questionnée, l’ambassade du Rwanda en Belgique n’a pas répondu.

Ambassade du Rwanda en Belgique. (Crédit : Facebook / Ambassade du Rwanda en Belgique)

« Des espions venus pour tuer »

L’ambassade rappelle également de mauvais souvenirs à Paul Rusesabagina. Connu pour avoir sauvé du génocide plus d’un millier personnes réfugiées dans l’hôtel qu’il dirigeait à Kigali, l’activiste a été arrêté par le Rwanda en 2020 dans un épisode que sa famille qualifie d’enlèvement, avant d’être relâché en 2023 (lire son interview ici).

En 2018, alors résident en Belgique, il dépose plainte pour menaces de mort auprès de la police fédérale. Il assure notamment avoir été informé que trois individus auraient été dépêchés par le Rwanda pour l’assassiner : « Deux d’entre eux […] font leurs rapports à l’ambassade du Rwanda, ici à Bruxelles. […] Celui qui reçoit les rapports travaille à l’ambassade du Rwanda et se prénomme Gustave, il est un agent du DMI [ancien acronyme des renseignements militaires rwandais, aujourd’hui DID, ndlr] », déclare-t-il dans la plainte que nous avons pu consulter. Nous n’avons pas été en mesure de vérifier ces informations. 

Selon nos informations, l’enquête n’aurait pas permis d’identifier des auteurs potentiels et le dossier serait classé. 

Selon Paul Rusesabagina, l’ambassadeur du Rwanda aurait même déménagé derrière sa maison familiale à Kraainem, dans la banlieue de Bruxelles. « N’est-ce pas suspect ? Aller vivre derrière quelqu’un que l’on recherche. C’est ridicule », s’émeut-il. L’ambassade du Rwanda en Belgique n’a pas répondu à nos questions.

Outre les menaces dont il fait l’objet, il précise avoir été victime d’un accident suspect et de quatre cambriolages, lors desquels seuls des documents en kinyarwanda (la langue majoritaire au Rwanda) ont été dérobés. « D’après ce que nous avons vu, le gouvernement belge s’est montré réticent à dire à ces espions, à ces gens venus pour tuer : “Soit vous arrêtez, soit vous quittez notre pays” », déplore-t-il aujourd’hui. Tous ces incidents ont poussé sa famille à quitter la  Belgique. Paul Rusesabagina, titulaire de la citoyenneté belge, vit désormais aux Etats-Unis.

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