Ahmed Hussein-Suale

Football au Ghana : l’enquête impossible

Un an après l’assassinat d’Ahmed Hussein-Suale, Guillaume Perrier est parti au Ghana pour Forbidden Stories. Il a enquêté sur les traces du journaliste d’investigation qui a révélé l’ampleur de la corruption dans le monde du football ghanéen.

Par Guillaume Perrier

16 janvier 2020

Un an après l’assassinat d’Ahmed Hussein-Suale, Guillaume Perrier est parti au Ghana pour Forbidden Stories. Il a enquêté sur les traces du journaliste d’investigation qui a révélé l’ampleur de la corruption dans le monde du football ghanéen.

Le 16 janvier 2019, Ahmed Hussein-Suale, un journaliste d’investigation ghanéen, était assassiné à Accra. Un an après, les exécutants et les commanditaires courent toujours et la police semble avoir négligé de nombreuses pistes : son enquête sur la corruption dans le football, en 2018, lui avait valu les menaces d’un député, que nous avons rencontré. De nouveaux éléments que nous publions montrent également l’existence d’autres menaces de mort, ainsi que d’un témoin-clé du meurtre et de portraits-robots des tueurs.

Il est 23 heures passées, dans la soirée du 16 janvier 2019, lorsque Ahmed Hussein Suale, prend congé de ses frères Ibrahim et Alhassane Yunus et de quelques amis, dans le quartier de Madina, un faubourg populaire d’Accra. Comme quasiment chaque soir après sa journée de travail, il est venu partager un moment avec ses proches près de la maison familiale, dans le quartier de la capitale du Ghana qui l’a vu grandir. L’endroit est modeste. Quelques chaises en plastiques disposées sous un manguier éclairé par la lumière blafarde d’une ampoule nue. Un enchevêtrement de bicoques rudimentaires, le long d’une allée en terre rouge jalonnée de quelques minuscules boutiques. Ce soir-là, en remontant dans sa voiture, une BMW bleu nuit, le journaliste d’investigation pense à son neveu, malade, auquel il part rendre visite. Son oncle vient de l’appeler. Les phares éclairent la nuit sombre, la voiture démarre, longe lentement le haut mur de l’église catholique « Queen of Peace » et s’apprête à s’engager sur la voie asphaltée. La rue est quasi-déserte. Un homme se tient au coin. Il l’attend. A travers la vitre du conducteur, il tire deux balles sur Ahmed Hussein-Suale qui s’effondre sur le côté, touché en pleine poitrine. La voiture part tout droit s’encastrer dans la grille d’un salon de coiffure. L’assaillant s’approche de la voiture et tire une dernière balle, dans la nuque de la victime, pour l’achever. Avant de prendre la fuite sur une moto conduite par son complice.

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L’assassinat d’Ahmed, à l’âge de 31 ans, est un acte d’une gravité inhabituelle au Ghana, souligne Affail Monney, président de l’Association ghanéenne des Journalistes, ancien directeur de la radio télévision publique (GBC). Ce meurtre a ébranlé le Ghana, jusqu’alors considéré comme l’un des pays les plus stables et démocratiques du continent africain et qui occupait en 2018 une honorable 23e place au classement mondial de la liberté de la presse établi chaque année par l’organisation Reporters sans Frontières. Les autorités ont promis de tirer l’affaire au clair et de traduire en justice les assassins. « D’intenses efforts sont faits pour trouver le ou les tueurs d’Ahmed Suale. Ils seront retrouvés et amenés devant la justice », a affirmé le Président Nana Akufo-Addo, le 9 septembre 2019, devant la Conférence annuelle du Barreau national.

Ahmed Hussein-Suale

Mais selon lui, il serait abusif de parler d’ « attaque contre la liberté de la presse » dans son pays. Pourtant, un an après, les circonstances du drame n’ont toujours pas été éclaircies. Les assassins et leurs commanditaires n’ont pas été arrêtés et l’enquête semble s’enliser. De nombreuses pistes sont restées inexplorées. Le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ) basé à New York, rappelle un précédent, survenu, en 2015. Le meurtre de George Abanga, 35 ans, reporter pour la radio Success FM, tué par balles alors qu’il menait une enquête sur les plantations de cacao. Ce meurtre non plus n’a toujours pas été résolu. En février 2019, le porte-parole de la police ghanéenne a déclaré au CPJ que cette enquête était toujours en cours.

Un an après les faits, Ibrahim et Alhassane attendent toujours que la justice leur livre les noms des coupables de l’assassinat de leur frère. Déjà le 7 août 2019, en compagnie d’autres membres de la famille, ils ont interpellé l’Inspecteur général de la Police et ont déploré un manque d’information sur l’état de l’enquête. Au début du mois d’avril, le département des enquêtes criminelles (CID) avait déclaré avoir auditionné 13 personnes. Un homme de 29 ans, Abdul Rachid Meizongo, présenté comme le principal suspect, a même été arrêté, a annoncé la police le 12 avril, mais il a aussitôt été relâché. « Depuis, nous n’avons quasiment plus de nouvelles, plus de communication nous ne savons rien de ce qui se passe », regrette Ibrahim. La famille reste sans réponse. Le soir, ils continuent de se réunir autour d’un thé ou d’un breuvage local à base de gingembre, mais Ahmed n’est plus là. La BMW dans laquelle il a été tué reste garée au milieu de la cour. La vitre cassée a été changée et les taches de sang sur le siège ont été effacées. Un gri-gri est toujours pendu à son rétroviseur. Et sous la plaque d’immatriculation un « Good luck » en forme de porte-bonheur, qui ne l’a pas protégé.

La BMW dans laquelle Ahmed Hussein-Suale été tué reste garée au milieu de la cour de la maison familiale.

Ahmed Hussein Suale était un journaliste d’investigation expérimenté malgré ses 31 ans. Il travaillait pour le collectif Tiger Eye PI, créé et dirigé par Anas Aremeyah, un ancien avocat devenu journaliste. Âgé d’une quarantaine d’années, ce dernier s’est rendu célèbre au Ghana et dans toute l’Afrique pour ses enquêtes en immersion et ses documentaires choc, repris par de grandes chaînes internationales (BBC, Al Jazeera). Anas, qui se trouvait en Europe, a réagi sur Twitter à la mort de son ami. « Triste nouvelle mais nous ne serons pas réduits au silence. Repose en paix Ahmed ». A ses côtés, Ahmed Suale a travaillé sur des dossiers explosifs : la corruption dans la magistrature (In the eyes of God, en 2016, qui entraîna le limogeage d’une centaine de juges ghanéens soupçonnés d’avoir perçu des cadeaux et pots-de-vin), mais aussi les meurtres rituels , le trafic d’armes… Les méthodes de l’équipe de journalistes sont contestées par ses adversaires. Les enquêtes sont tournées en caméra cachée, avec un objectif : « Name, shame and jail »« dénoncer, couvrir de honte et emprisonner ». Une approche de justicier qui ne fait pas l’unanimité . Mais que le principal intéressé assume sans détour. « Nous utilisons les méthodes qui sont nécessaires pour révéler de tels scandales », répond Anas . Sans jamais dévoiler son visage, masqué par un rideau de perles accroché à un chapeau, Anas est un personnage théâtral qui soigne sa stratégie de communication et cultive sa part d’ombre. Au cours de ses enquêtes, il n’hésite pas à se mettre en scène et à «prendre au piège» ses cibles en se faisant passer pour leur complice. Le président en exercice de l’Association des Journalistes ghanéens, Affail Monney, justifie pleinement les méthodes de Tiger Eye. Il invoque « l’article 13 du code de déontologie de la presse » au Ghana et estime que « dans le cas où cela permet d’obtenir des informations décisives, la méthode de l’infiltration est tout à fait légitime ».

Le football, dernier terrain d’investigation

La dernière enquête d’Ahmed Suale était la plus sensible qu’il ait eu à mener : une investigation de deux années sur la corruption dans le football. « Number 12 » , « Le douzième homme », a été co-produite par la BBC, a été diffusée juste avant la Coupe du monde en Russie, en juin 2018. Les révélations de ce documentaire ont provoqué un séisme dans le monde du ballon rond. Le Ghana, parfois considéré comme « le Brésil de l’Afrique » pour ses footballeurs talentueux, est désormais aussi célèbre pour ses arbitres corrompus. Au cours de son investigation, « Tiger Eye » a pris la main dans le sac plus d’une centaine d’officiels, arbitres, administrateurs de clubs, fonctionnaires… Anas s’est fait passer pour un intermédiaire au service de Hearts of Oak, le grand club de la capitale, Accra . Pendant toute la saison 2017, il a acheté les matchs, pour 100, 200, 500 dollars, ou une chèvre sacrifiée. Il s’est offert le grand derby national contre le club d’Ashanti Kotoko, dans lequel l’arbitre a sifflé un penalty décisif en faveur des Hearts, à huit minutes de la fin du match. Il a influencé le résultat de la compétition nationale, mais aussi de rencontres de ligue des champions africaine et de matchs internationaux en corrompant des arbitres de différentes nationalités (Kenyane, Ivoirienne, etc). « Number 12 révèle au grand jour l’étendue de la corruption que l’on décrivait depuis des années, l’avidité qui règne dans ce milieu. L’ampleur du problème en a surpris beaucoup. La corruption dévorait le monde du football et détournait l’esprit du jeu», nous déclare Anas, dans son repaire ultra-sécurisé, un lieu tenu secret qui se trouve dans un quartier résidentiel d’Accra.

Anas Aremeyah, un ancien avocat devenu journaliste, s’est rendu célèbre au Ghana et dans toute l’Afrique pour ses enquêtes en immersion et ses documentaires choc.

Ahmed jouait le premier rôle dans l’enquête « Number 12 », nous précise Anas. C’est lui qui avait notamment ferré le tout-puissant président de la Fédération ghanéenne de Football et vice-président de la Confédération africaine (CAF), Kwesi Nyantakyi. Pour y parvenir, le journaliste s’est fait passer pour un intermédiaire d’un cheikh qatari proche de l’émir Al-Thani qui se proposait de sponsoriser la ligue ghanéenne de football à hauteur de 15 millions de dollars sur trois ans. Kwesi Nyantakyi s’est rendu à Dubaï à trois reprises pour des rendez-vous avec les émissaires du cheikh . Il était filmé à son insu par les faux agents. En octobre 2017, dans une chambre d’hôtel, il a empoché 65 000 dollars en coupures de 50, emballées dans un sac plastique. A la fin de ces négociations, Nyantakyi a rédigé à la main et en anglais, sur du papier à en-tête de la CAF, un mémorandum d’entente pour établir un partenariat entre Medgulf, société d’investissements et Namax, son partenaire exclusif au Ghana, détenu par Kwesi Nyantakyi. Nous nous sommes procurés ce document où figurent tous les détails . Le président de la fédération incite également ses interlocuteurs à distribuer les pots-de-vin aux responsables politiques pour obtenir des marchés au Ghana. Cinq millions de dollars pour le président Nana Akufo-Addo, trois millions pour son vice-président, un million pour le vice ministre des Routes… La présidence a réclamé une enquête contre Nyantakyi.

« Immédiatement, il a vu l’occasion de se faire beaucoup d’argent, constate l’avocat d’Ahmed Suale et de Tiger Eye, Kissi Agyebeng. Il a rédigé les statuts de la société ghanéenne qui aurait été l’interface du sponsor. Il prenait à titre personnel 5% du montant total et 20% pour la compagnie écran. De plus, l’argent devait transiter par un compte appartenant à sa propre institution financière. » Ce sont plus de 4 millions de dollars qu’aurait possiblement empoché le boss du foot ghanéen si le deal avait été finalisé. L’intéressé s’est défendu, tout en démissionnant. « J’ai commis une série d’erreurs (…) en ayant des discussions privées avec des escrocs qui m’ont fait croire qu’ils avaient un intérêt réel à investir dans notre pays », a-t-il déclaré dans un communiqué, sa seule réponse depuis les révélations.

Le contrat frauduleux établissant un partenariat entre la société d’investissements Medgulf et Namax, détenue par Kwesi Nyantakyi.

Avant d’être pris sur le fait par les caméras cachées des investigateurs, Kwesi Nyantakyi était l’un des personnages les plus puissants du football africain. Banquier et avocat, élu président de la fédération ghanéenne de football (GFA) en 2005, puis président de l’Union de football ouest-africaine (UFAO), vice-président de la CAF et membre du conseil de la FIFA, il avait également fondé le club de Premier League des Wa All-Stars, champion national en 2016 et revendu en 2019 . Il avait déjà été soupçonné de mélanger les genres et de s’octroyer quelques avantages. En 2014, il avait été soupçonné de corruption sur le montant de primes versées pour organiser des matchs amicaux avec l’équipe nationale. Nyantakyi avait été contraint de rembourser les primes. « J’ai travaillé avec lui jusqu’en 2015, on savait certaines choses, sans en avoir les preuves. Maintenant nous les avons», constate Randy Abbey, ex porte-parole de la GFA.

Un coin de voile a été levé sur le « Système Nyantakyi » tel qu’il est décrit par les acteurs du football. Dans le documentaire, l’ex-président de la fédération se vante de contacts très hauts placés, jusqu’à la présidence. Ceux qui l’avaient approché ces dernières années, n’ont pas été surpris. C’est le cas, notamment, pour Marcel Desailly, l’ancien joueur français originaire du Ghana. « Il était en place depuis 13 ans, en cumulant les fonctions. A un moment le pouvoir vous fait tourner la tête, estime le champion du Monde 1998. A deux reprises il a voulu me faire venir comme sélectionneur national. Mais j’ai tout de suite vu que c’était pipé, qu’il avait beaucoup d’influence, sans aucun contrôle, qu’une grande partie de l’argent versé par la FIFA n’arrivait jamais. Il a créé un énorme trou financier. Mais ce problème de corruption c’est celui de toute l’Afrique ! » juge Marcel Desailly. « Kwesi avait bien commencé, mais il faisait trop de choses à la fois. Avec lui, les clubs touchaient moins de la moitié de l’argent des sponsors. Agents et intermédiaires prenaient jusqu’à 25% au passage. Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument », lâche Kudjo Fianoo, le président de la ligue nationale de football (Ghalca), l’un de ses rares adversaires à critiquer ouvertement l’héritage de Nyantakyi .

Le documentaire « Number 12 » montrait Kwesi Nyantakyi empochant un pot de vin de 65 000 dollars. (Source: BBC/Tiger Eye PI)

Le scandale soulevé par l’exposé des enquêteurs de Tiger Eye a été immédiat. La FIFA, réunie en urgence, a décidé de mettre la GFA sous tutelle d’un Comité de Normalisation, dont elle a désigné les membres en concertation avec le gouvernement ghanéen. Ce comité a été chargé de préparer la transition et d’écrire les nouveaux statuts de la fédération. Ce ne fut pas une mince affaire. Tous les accusés et les mis en cause ont été écartés. Soixante-seize enquêtes ont été menées et 62 suspensions prononcées contre des arbitres, selon Joe Debrah, président de l’Association des arbitres du Ghana (RAG). Pour sa part, Kwesi Nyantakyi a été suspendu à vie de toute activité liée au football. La sanction la plus sévère jamais prononcée par la FIFA à l’encontre d’un dirigeant. L’accusé s’est défendu devant le Tribunal arbitral du Sport, en juillet 2019, et conteste toujours la décision.

Pendant tout le processus de « normalisation », le championnat ghanéen a été mis en suspens. La mission du Comité de Normalisation s’est achevée fin 2019. Une nouvelle élection à la présidence de la GFA, a été organisée le 25 octobre pour la succession de Kwesi Nyantakyi. Parmi les candidats au poste figuraient son ancien adjoint, George Afriyie. Mais c’est Kurt Okraku, 48 ans, administrateur d’un club de première division, le Dreams FC, qui a été élu au second tour. Il a pris ses fonctions fin novembre et le championnat du Ghana doit finalement s’ouvrir le 21 décembre, après 18 mois sans compétions nationales. « Il faut s’unir pour affronter les défis qui sont devant nous », nous déclarait-il prudemment en août 2019, à Accra. Sur l’héritage de la présidence Nyantakyi ou les soupçons de corruption, « aucun commentaire ».

Les zones d’ombre de l’enquête

Ibrahim, le frère aîné du journaliste a l’intime conviction que l’assassinat est lié à l’enquête sur le football. « Il recevait beaucoup de pressions et de menaces depuis qu’il travaillait sur le football, il était inquiet », se rappelle-t-il. Anas Aremeyaw, lui aussi, en est persuadé. « Les menaces étaient assez explicites et Ahmed était exposé, il était en contact par mail et par téléphone avec les protagonistes », regrette-t-il. Dans un tweet envoyé quelques jours après le meurtre, l’ancien président du Ghana John Jerry Rawlings, une figure politique respectée du pays, avait condamné sans appel ceux qui ont menacé le jeune homme. « Nous sommes ici aujourd’hui, largement parce qu’un homme a imprudemment démasqué un journaliste d’investigation et a proféré des menaces de violence. On ne peut pas tolérer que l’assassinat d’Ahmed Suale demeure irrésolu comme d’autres l’ont été », a-t-il écrit.

Juste avant la première diffusion du documentaire, le 6 juin 2018, un personnage bien connu au Ghana s’est effectivement invité dans l’affaire. Il s’agit de Kennedy Agyapong , homme d’affaires, propriétaire de médias, député du parti au pouvoir (New Patriotic Party, NPP, droite), réputé pour ses coups de gueule et ses provocations. Son train de vie, ses voitures de luxe, défraient régulièrement la chronique. Le 29 mai, sur les ondes d’Adom FM, il avait déjà menacé de « détruire la carrière » d’Anas qu’il qualifie de « corrompu ». Et ajouté : « Ce garçon Anas, si c’était dans un autre pays il aurait déjà été… ». Le 4 juin, sur une chaîne de télévision qui lui appartient, NET2 TV, « Ken » va plus loin et concentre sa colère contre Ahmed Suale.

En direct, il révèle aux téléspectateurs l’identité du journaliste et publie sa photo. « Vous savez tous que cet Ahmed vit à Madina. Quel que soit l’endroit où vous le croisez, giflez-le à lui casser les oreilles. Et s’il vient jusqu’ici à ces bureaux, frappez-le. Quoi qu’il arrive, je paierai. Parce qu’il est mauvais cet Ahmed», s’emporte-t-il . Un mois plus tard, il avait organisé la contre-offensive, avec un documentaire auto-produit et intitulé : « Who watches the watchmen ? » , où il prétendait démasquer Anas et ses complices. C’est pourquoi, lorsqu’Ahmed Suale a été assassiné le 16 janvier 2019, tous les regards se sont tournés vers Kennedy Agyapong. Mais en dépit de ces appels à la violence contre le journaliste, il n’a jusqu’à maintenant fait l’objet d’aucune inculpation. Brièvement interrogé, il a été laissé libre.

De longs mois plus tard, Kennedy Agyapong n’a pas changé de discours. Il parle beaucoup, souvent très fort, se félicite de compter plus de 5.000 employés et d’être au centre des discussions… Nous le rencontrons un matin à l’hôtel Mövenpick, l’un des plus luxueux d’Accra , où il s’entretient dans le lobby avec d’autres députés du NPP et avec des membres du cabinet du Président de la République. L’homme d’affaires possède une villa privée à l’intérieur du complexe hôtelier et il y réside une partie de l’année . Nous l’interrogeons de nouveau le lendemain, au siège de sa chaîne de télévision, baptisé KenCity , à Madina, dans le vaste bureau qu’il s’est aménagé au sous-sol. « Je ne suis pour rien dans cet assassinat. Mais je n’ai aucun regret », lâche-t-il d’emblée. «J’éprouve de la tristesse pour tous les gens qui ont été écartés ou qui sont morts après avoir été mis en cause par Anas. Si c’était à refaire, je referai exactement la même chose. Cet homme, Anas, utilise son pouvoir pour détruire des personnalités importantes. Il extorque les gens, il vous propose d’abandonner les accusations si vous payez de fortes sommes d’argent », affirme le milliardaire.

Le collectif Tiger Eye, représenté par le masque de perles de son fondateur, fait l’objet de nombreuses menaces mais est également très salué au Ghana.

Nombreux sont ceux qui ont de bonnes raisons d’en vouloir à Anas et qui auraient pu commanditer l’assassinat de son bras droit. Les menaces étaient multiples. Un après-midi d’août 2019, à Accra, un mystérieux informateur nous contacte pour nous faire des révélations sur Anas. Rendez-vous est donné sur le parking désert d’un bar de plage, face à l’océan. L’homme nous fait monter dans son 4×4. Ses hommes de main le surnomment « Docteur ». Il dirige une compagnie privée de sécurité, un secteur en pleine expansion au Ghana. « J’ai reçu au moins quatre propositions de contrats pour abattre Anas », affirme-t-il sans détour, « mais j’ai refusé car je suis lié à son garde du corps». Un client l’a récemment embauché pour régler un litige foncier qui l’oppose à Anas, dans un quartier de la capitale. Le « Docteur » a tendu un guet-apens au journaliste sur les lieux du conflit, pour pouvoir le filmer à visage découvert et le menacer de révéler son identité. « Cet homme a beaucoup d’ennemis au Ghana », dit-il en nous montrant la vidéo tournée par ses sbires avec leur téléphone portable. Interrogé sur ce point, Anas confirme avoir un procès en cours dans cette affaire. Mais il accuse les proches de Kennedy Agyapong d’orchestrer contre lui une campagne de désinformation par le biais de ces vidéos, comme il l’avait fait avec Ahmed.

Le député Agyapong est proche de l’ancien président de la fédération de football, Kwesi Nyantakyi et il ne s’en cache pas. Au cours de notre entrevue, au siège de NET2 TV, il le fait appeler devant nous sur son téléphone portable. Il s’adresse à lui avec une familiarité qui trahit des liens d’amitié. Puis son neveu et collaborateur nous conduit jusqu’à l’ancien homme fort du foot ghanéen. Kwesi Nyantakyi vit retranché, dans une villa de luxe sans âme, située à la périphérie Est de la capitale, dans une cité privée dont la construction n’est pas terminée. Il nous ouvre sa porte avec méfiance. Mais dès les premières questions, il se recroqueville, se mure dans le silence et refuse de s’exprimer sur l’assassinat d’Ahmed Suale et sur les accusations dont il fait l’objet. « Je n’ai rien à dire pour le moment. » Sollicité à plusieurs reprises depuis ce rendez-vous, Nyantakyi ne donnera jamais suite.

Dès le mois de décembre 2017, Ahmed Suale avait été contraint d’aller se mettre au vert quelques mois, en Europe puis aux Etats-Unis. Cela ne faisait que quelques jours qu’il était rentré dans son pays lorsqu’il a été pris pour cible en janvier 2019, note son frère Ibrahim . L’après-midi du meurtre, il se trouvait avec le procureur général (attorney general) à Accra. Comme d’autres enquêteurs de Tiger Eye, il était sous protection depuis qu’il avait été menacé. « Dès le mois de décembre 2017, les premières intimidations sont arrivées, raconte l’avocat Kissi Agyebeng. Il y a eu une rencontre à Dubaï avec Kwesi Nyantakyi. Les commissions promises n’arrivaient pas. Alors Nyantakyi a appelé Ahmed. » Selon l’enregistrement sonore de la conversation que nous avons pu nous procurer, l’ex président de la GFA a alors clairement proféré des menaces de mort à l’encontre du journaliste qui se faisait passer pour un intermédiaire véreux. « Vous devriez faire très attention. Vous pouvez perdre la vie avec des choses comme ça. » Le document sonore, qui a été versé au dossier, est en possession de la justice ghanéenne. Mais Nyantakyi n’a pas été interpellé ni même questionné à ce sujet. Pour l’avocat de la partie civile, « le Ghana est un petit pays, il y a 22.000 policiers, très peu de crimes non résolus »… Ce silence est inhabituel. Deux procès contre Nyantakyi sont toujours en cours, l’un pour atteinte à la vie privée, l’autre pour diffamation, explique Kissi Agyebeng. Pour lui, l’ex-patron du football ghanéen, premier mis en cause dans l’enquête « Number 12 », est aussi « le principal suspect » du meurtre. C’est aussi l’avis d’un ancien responsable des services de renseignement ghanéens qui s’exprime sous le sceau de l’anonymat. Selon ce haut-fonctionnaire, bien introduit à tous les échelons de la hiérarchie policière du pays, Nyantakyi était un personnage puissant, avec de solides appuis au sein du parti au pouvoir depuis 2016, le NPP, et au sein de l’administration. Filmé à son insu au cours de ses négociations avec le faux agent Ahmed Suale, Nyantakyi avait déclaré être proche du Président de la République.

Le 16 janvier 2019, après 23 heures, Ahmed Hussein Suale est assassiné à Accra alors qu’il est en route pour rendre visite à son neveu.

Le département d’enquêtes criminelles (CID) de la police ghanéenne, en charge de l’affaire, laisse filtrer peu d’informations. Toutes nos démarches répétées auprès du porte-parole de la police et de celui du CID, nos demandes d’informations dans les commissariats de quartiers Madina et de Kotobabi, nos requêtes auprès de la présidence et du ministère de la justice, sont restées sans réponse. Toutes les portes restent fermées. Un jour, la direction de la police criminelle prend pour prétexte l’inauguration d’un ascenseur tout neuf par la hiérarchie. Un autre jour, nos interlocuteurs affirment que notre demande écrite n’a pas été envoyée au bon fonctionnaire… Au cours d’une entrevue avec le chef du département des homicides , ce dernier appelle devant nous la directrice de la communication, son téléphone en fonction haut-parleur. A l’autre bout du fil, la responsable se montre agacée par notre insistance. « De toute façon, la décision a été prise de ne pas lui répondre », répond-elle au policier.

Le mutisme des autorités soulève de nouvelles questions. Il renforce l’impression que les meurtriers du journaliste et leur(s) commanditaire(s) bénéficient de protections en haut-lieu. « L’appareil sécuritaire voulait que le gouvernement fasse des déclarations, malheureusement tous nos appels sont restés sans suites. Comme d’autres, cette affaire a été enterrée à cause de l’importance du sujet et des personnes impliquées », déplore Affail Monney, le président de l’Association des Journalistes ghanéens.

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Le plus troublant est que la police criminelle dispose de descriptions assez précises des tueurs d’Ahmed Suale. Des témoins les ont vus, le jour du meurtre et les jours précédents, aller et venir dans le quartier. « Dans un quartier comme celui-ci, tout le monde se connaît, souligne Ibrahim, les étrangers sont vite repérés. » Les deux hommes ne se cachent pas, ils déambulent, vont au bar, font des achats dans des boutiques. Ils parlent un dialecte qui les identifie comme étant Ghanéens et originaires d’Accra, selon les témoignages rapportés. Les proches d’Anas et leur avocat ont mené leur propre enquête de voisinage et sont parvenus à établir deux portraits-robots des tueurs présumés. Ils les ont transmis à la police qui a inclus les documents dans le dossier judiciaire. Nous nous sommes procurés ces portraits. Nous sommes ensuite retournés dans le quartier de Madina, pour les confronter aux témoins de l’assassinat. Une rapide enquête de quartier nous a permis d’identifier au moins trois personnes qui ont croisé les deux meurtriers, le 16 janvier 2019. Mais la peur et l’impunité des assassins les pousse au silence. « Ici personne ne fait confiance à la police, personne ne les protégera, ils ont peur de s’attirer des ennuis », explique le frère d’Ahmed Suale.

Portraits-robots des tueurs présumés établis par les proches d’Anas et leur avocat.

L’un de ces témoins a préféré déménager à Koumassi dans le centre du pays, par peur de représailles. Un autre accepte finalement de nous parler. Le 16 janvier, ce témoin a vu distinctement les deux suspects, au carrefour où ils ont abattu Ahmed. « J’ai vu leurs visages de très près ! Le tireur n’était pas très grand, une quarantaine d’années, cinquante maximum. L’autre conduisait la moto et il était plus jeune. Le tireur se tenait là, au coin. Je croyais qu’il voulait me voler mon argent alors je ne les quittais pas des yeux. Mais quand Ahmed est arrivé il a sorti son arme.» Nous lui montrons le portrait-robot du tireur. Puis celui de son complice. Le témoin est pétrifié, ses yeux écarquillés, ses lèvres et ses mains tremblent. C’est la première fois qu’il revoit ces visages. Les portraits sont très ressemblants, explique-t-il. Sous le choc, il raconte, en jetant des regards inquiets autour de lui. « Celui qui a tiré… Celui qui a tiré… C’est lui ! Quand il est allé tirer le dernier coup de feu sur Ahmed, il s’est retourné vers moi et il m’a regardé en riant. » La petite cicatrice qu’il porte à l’arcade sourcilière le distingue. Après son méfait, il a sauté sur la moto, dont la plaque d’immatriculation avait été dissimulée. Ce témoin de l’assassinat n’a jamais été interrogé par la police, en dépit des détails en sa possession. Les enquêteurs n’ont toujours pas mis la main sur les suspects. « La police est venue plusieurs fois. Ils sont venus me questionner le 20 janvier, mais je n’ai rien dit », précise le témoin. Avant de répéter en hochant la tête. « C’est eux ! C’est eux ! »

– Pourquoi n’avoir rien dit à la police ? Vous avez peur?
« Bien sûr que oui, fait-il en ouvrant de grands yeux. La police ghanéenne… C’est impossible ! » Il hésite. Puis il baisse la voix. Il confie, en parlant à toute vitesse dans son dialecte : «En fait un policier est venu me voir ici quelques jours après l’assassinat. Et ils m’a ordonné de ne rien dire à personne », affirme-t-il.

Dans les quartiers populaires, la police a mauvaise réputation. La corruption et le favoritisme renforcent le sentiment d’impunité. Personne n’a confiance. Au siège de la police criminelle, les responsables ont refusé toutes nos nombreuses demandes d’interviews. Nous n’avons donc pas pu les interroger ni sur la version très précise de ce témoin oculaire, ni sur les portraits-robots des tueurs. « L’enquête suit son cours », se contentent de répondre les porte-paroles de l’institution. Mais après un an sans réelle avancée, le sentiment d’impunité se renforce. Et la liberté de la presse en pâtit. « On protège la réputation des puissants, constate Emmanuel Dogbevi, journaliste d’investigation, fondateur de Ghana Business News. Je ne me sens pas trop en sécurité, surtout depuis l’arrivée au pouvoir de ce gouvernement. »

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