Les sales secrets des mines se font écho sur trois continents

La série « Green Blood » a poursuivi les investigations de trois reporters, tous empêchés d’enquêter sur les dommages environnementaux et autres abus éventuels de compagnies minières. La simple rédaction d’un article sur les problèmes environnementaux peut mener les journalistes à perdre leur travail, leurs terres voire leur vie. Plus les journalistes couvrent ces sujets avec insistance, plus ils risquent représailles et censure. Particulièrement quand il s’agit de l’industrie minière. Pour la première fois, 40 journalistes de 15 pays différents ont été réunis par Forbidden Stories pour faire toute la lumière sur ces chaînes de production minières opaques en Inde, en Tanzanie et au Guatemala, grâce à un travail sur le terrain et en ligne, à l’aide d’outils Open Source.

Par Marion Guégan & Cécile Schilis-Gallego

 

Vue aérienne de la mine de Mara-Nord, en Tanzanie - Mai 2019

La dernière contribution du reporter indien Jagendra Singh sur sa page Facebook, où il publiait régulièrement des informations, remonte au 1er juin 2015. Pendant plus d’un mois, il y a partagé ses recherches sur un élu local, Rammurti Verma, et ses liens présumés avec l’extraction illégale de sable, considérée comme une grave menace environnementale par les Nations Unies. Le même jour, Singh était amené à l’hôpital, son corps brûlé à plus de 50 %. « Ces enfoirés m’ont aspergé de pétrole. Ils ont sauté par-dessus le mur et sont entrés chez moi. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu m’arrêter à la place. Pourquoi vouloir me tuer ? », dit Jagendra Singh dans une vidéo, avant de succomber à ses blessures.

Les yeux fermés et incapable de regarder la caméra, il a accusé les officiers de police et les partisans de Verma de l’avoir immolé. Sur la vidéo, on aperçoit alors ses brûlures dévastatrices. Il est mort de ses blessures sept jours plus tard. Il avait 46 ans.

Les rapports officiels prétendent que Jagendra Singh s’est suicidé. Pourtant, le jour de de l’enterrement de Singh, son fils a porté plainte contre Verma et contre cinq policiers pour “conspiration visant à donner la mort” et pour “immolation”. Il a par la suite retiré sa plainte. Forbidden Stories a rencontré plusieurs membres de sa famille qui, après avoir craint des représailles pendant des années, avouent avoir accepté de l’argent de la part de Verma en échange de leur silence.

Un porte-parole de Verma a dit qu’il n’a pas pu répondre parce qu’il a été hospitalisé.

Singh est l’un des quatre journalistes indiens vraisemblablement tués pour avoir enquêté sur les mafias du sable, qui comptent parmi groupes de crimes organisés le plus important, violent et impénétrable d’Inde.

Photo de Jagendra Singh dans sa maison familiale, en Inde - Avril 2019

Depuis 2009, au moins 13 journalistes ont été tués après avoir travaillé sur des sujets liés à l’environnement, selon le Committee to Protect Journalists. Le total pourrait même atteindre 29 cas, étant donné que CPJ enquête toujours sur 16 autres décès suspects.

En 2015, Reporters sans frontières avait déjà constaté que « la situation des journalistes environnementaux empire chaque année. »

Forbidden Stories, un consortium international de 40 journalistes qui publie dans 30 organes de presse, a découvert que les enquêtes sur des scandales environnementaux peuvent engendrer de graves problèmes pour les journalistes locaux. Dans les cas les plus extrêmes, ils sont tués. Dans d’autres, ils sont menacés, censurés, poursuivis, harcelés voire arrêtés, s’ils ne sont pas agressés.

Première réunion entre les journalistes du projet Green Blood à Paris - 14 janvier 2019

« La plupart des journalistes qui font face à ces difficultés sont basés en Amérique Latine, en Asie et en Afrique » explique Eric Freedman, un professeur de l’université de l’État du Michigan qui a écrit sur les dangers du journalisme environnemental. « Les problèmes surviennent souvent dans des zones reculées. »

En Tanzanie, les journalistes ont dû se battre pour écrire sur les impacts d’une mine d’or de la région de Mara-Nord, gérée par Acacia Mining et dont l’actionnaire principal est le géant canadien Barrick. Forbidden Stories a découvert qu’une dizaine de journalistes, aussi bien locaux qu’étrangers, ont été arrêtés, menacés ou censurés par les autorités tanzaniennes pour avoir publié des articles sur la mine.

Il peut même être dangereux de simplement s’approcher de la mine, située à plus de mille kilomètres de Dar es Salaam, la plus grande ville de Tanzanie. En 2011, quatre journalistes ont été arrêtés et emmenés au poste de police alors qu’ils partaient faire un reportage sur la présence de corps retrouvés aux alentours de la mine de Mara-Nord.

Forbidden Stories a suivi l’or en provenance de la mine de Mara-Nord jusqu’à la raffinerie indienne MMTC-PAMP. Cette raffinerie, comme l’indiquent des documents déposés auprès d’un organisme de réglementation américain, fait partie des fournisseurs de plus de 500 entreprises, dont de grandes sociétés telles qu’Apple, Canon, Nokia, qui revendiquent leur éthique et leur respect de l’environnement.

Les « intrus » non loin de la mine de Mara-Nord, essayant de s'introduire dans la mine pour récupérer quelques paillettes d'or - 23 mai 2019

« Au cours de notre vérification de due diligence sur Mara-Nord, nous avons pris les rapports de l’ONG très au sérieux et avons questionné les problèmes soulevés par la mine », a déclaré Hitesh Kalia, responsable des risques et de la conformité chez MMTC-PAMP. Canon et Nokia ont toutes deux souligné que le raffineur indien avait déjà fait l’objet d’audits et avait été jugé conforme. « Si les allégations sont confirmées, cette raffinerie fera l’objet d’un signalement et nous demanderons à notre chaîne d’approvisionnement de se détourner de cette raffinerie », a déclaré un porte-parole de Nokia. Apple a fait une déclaration similaire.

Cependant, aux alentours, les villageois ont dû supporter pendant des dizaines d’années les conséquences environnementales de cette mine. A la place de petites exploitations minières, Acacia et ses prédécesseurs ont mis en place une activité minière à l’échelle industrielle, produisant encore plus de résidus chargés de métaux lourds, qui par la suite ont été trouvés en grandes concentrations dans l’eau environnante. En mai, les autorités ont condamné l’entreprise à payer 5,6 milliards de shillings tanzaniens (2,1 millions d’euros) d’amende pour pollution supposée en provenance du bassin de retenue des résidus de Mara-Nord.

Acacia Mining a déclaré à Forbidden Stories qu’elle « a déjà reconnu la nécessité d’une gestion supplémentaire des résidus » et qu’elle « a commencé à planifier et à concevoir une nouvelle installation de stockage des résidus. »

Rivière Thigite, à côté de la mine Mara-Nord en Tanzanie - 24 mai 2019

Les infractions environnementales ne sont pas les seules dont la compagnie minière a été accusée. Les organisations non gouvernementales ont documenté 22 meurtres présumés commis par la police ou des agents de sécurité des mines depuis 2014, ainsi que de nombreux passages à tabac et viols. Les victimes ? Pour la plupart, les mineurs qui travaillaient auparavant à une plus petite échelle, là où se trouve aujourd’hui la mine. Ils sont appelés « intrus » par l’entreprise. Dans une déclaration, Acacia Mining a déclaré qu’elle avait constamment réfuté diverses allégations des ONG concernant des morts illégales et des questions de droits humains. « En quatre ans, entre 2014 et 2017, six personnes auraient perdu la vie sur le site de la mine de North Mara à la suite d’affrontements avec des membres de la police locale » ont-ils ajouté. Un porte-parole de Barrick a déclaré qu’en tant qu’actionnaire, le mineur canadien n’exerce pas de contrôle opérationnel sur Mara-Nord.

Forbidden Stories, accompagné d’un journaliste du Guardian (Royaume-Uni), a rencontré Lucia Marembela, une femme de 44 ans qui affirme avoir été violée deux fois en 2010. Lucia Marembela a été attrapée par des hommes alors qu’elle cherchait de l’or de la Forbidden Stories, accompagné d’un journaliste du Guardian (Royaume-Uni) a rencontré Lucia Marembela, une femme de 44 ans qui dit avoir été violée en 2010 aux alentours de la mine, un destin selon elle courant pour les femmes de la région. « Quand on était fatiguées de courir, ils finissaient par nous attraper et nous enmener avec eux » dit-elle. « Ils nous jetaient dans leur véhicules et nous emmenaient dans un endroit isolé près d’un petit aérodrome, loin de la vue des passants. » Elle raconte qu’un homme la violait, pendant que les autres montaient la garde. « Une fois leur sale travail terminé, ils te laissaient partir, montaient dans leur véhicule et retournaient au travail. »

Lucia Marembela, dit avoir été violée par des gardes de la mine de Mara-Nord en 2010 - 23 mai 2019

À cause de la privatisation de l’industrie minière en Tanzanie, les villageois de Mara-Nord ont perdu leur principale source de revenus : l’exploitation minière artisanale. « L’acquisition des terres par la compagnie a eu un impact sur leurs moyens de subsistance et elle ne les a pas dédommagés correctement », explique Mary Rutenge, maître de conférences à l’Université Mzumbe, en Tanzanie.

« Dans les économies émergentes, où la population dépend des ressources naturelles et où celles-ci sont d’une grande valeur pour l’industrie ou pour l’État, la situation peut devenir très dangereuse pour les journalistes qui enquêtent sur leur extraction », explique Meaghan Parker, directrice générale de la Society of Environmental Journalists.

Particulièrement car il s’avère parfois difficile pour les journalistes environnementaux, qui travaillent dans des régions isolées, d’être reconnus comme tels par les autorités. « La ligne qui sépare les activistes des journalistes peut être très floue, remarque Meaghan Parker. Les manifestants et les journalistes qui couvrent leur lutte sont autant en danger les uns que les autres. »

Le mur construit autour de la mine de Mara-Nord pour éviter les intrusions - Mai 2019

C’est précisément ce qui est arrivé au journaliste Carlos Choc, membre de la communauté maya Q’eqchi guatémaltèque d’El Estor, qui participait à un projet d’enquête d’un an sur les impacts sociaux et environnementaux d’une mine locale de ferronickel. Le 27 mai 2017, un groupe de pêcheurs a organisé un blocage en signe de protestation, à la fois contre les autorités, qui leur donnaient l’impression d’avoir été abandonnés, et contre la mine, propriété de l’entreprise suisse Solway, qu’ils accusaient d’avoir contaminé le lac Izabal, leur principale source de revenus.

Alors que les pêcheurs ont commencé à jeter des pierres, les policiers ont riposté à balles réelles. Une heure et demie plus tard, un pêcheur gisait au sol, mort et en sang, touché à la poitrine par un policier. Carlos Choc, qui avait immortalisé la scène avec son appareil photo, s’est vu rapidement accusé de «menaces, incitation au crime et association illicite ».

« La compagnie minière, par l’intermédiaire de ses travailleurs, a affirmé par exemple que je tenais une arme à feu, une machette ou encore un bâton et que c’était moi qui menais le groupe, raconte Carlos Choc. Au risque de me répéter, je n’ai jamais porté d’arme. Mon travail consiste à utiliser un appareil photo, ou juste un magnétophone, mon téléphone portable et mon carnet. C’est tout ce que j’ai sur moi. Rien d’autre. »

Le corps du pêcheur Carlos Maaz, tué lors d'une manifestation à El Estor - 27 mai 2017 (Crédits : Carlos Choc)

Les journalistes coordonnés par Forbidden Stories ont trouvé des raisons de mettre en doute l’évaluation de l’impact environnemental de la mine faite par la compagnie et les autorités guatémaltèques. Un porte-parole de la mine a par exemple démenti toute émission de fumée rouge la nuit en provenance de l’usine de transformation, alors que des photos prouvent le contraire. Quant à la contamination du lac, nous avons trouvé des experts qui remettent en question les affirmations des autorités. « En comparant les taux de nickel relevés dans le lac adjacent à la mine et à l’usine qui traite son minerai aux niveaux observés plus loin, on ne peut guère douter que la mine et l’usine polluent le lac », affirme le biologiste portugais Eduardo Limbert.

La société mère Solway a déclaré que les niveaux de pollution n’avaient pas changé depuis le début de l’exploitation de l’usine.

Tandis que les autorités avaient engagé une action pénale à l’encontre de Carlos Choc, ce dernier a dû vivre dans la clandestinité pendant plus d’un an, séparé de ses enfants. Cette situation a pris le pas sur toute sa vie. En apprenant que l’un de ses collègues avait été arrêté pour les mêmes motifs, il a décidé de se cacher des autorités jusqu’à ce qu’on lui donne une date de convocation chez un juge.

Carlos Choc a finalement pu rencontrer un juge en janvier et il a réussi à éviter la détention préventive. Il attend maintenant son jugement.

Le journaliste Carlos Choc, menacé à cause de son travail sur la mort de Carlos Maaz à Guatemala City - 12 décembre 2018

José Felipe Baquiax, un juge qui préside la chambre correctionnelle du tribunal guatémaltèque, a qui l’on a présenté ces informations, a annoncé aux journalistes d’Expresso (Portugal) et du Monde (France) l’ouverture d’une enquête concernant le juge Edgar Aníbal Arteaga López, responsable de l’instruction des charges prononcées à l’encontre des pêcheurs et de Carlos Choc.

« La liberté d’expression est inscrite dans la Constitution. Elle ne constitue donc pas un crime », souligne José Felipe Baquiax.

« Lorsque les journalistes enquêtent sur les questions environnementales, ils se concentrent généralement sur des entreprises ou des intervenants corrompus, qui se situent du même côté de la barricade que le gouvernement, explique Bruce Shapiro, directeur du Dart Center for Journalism and Trauma de l’École de journalisme de l’Université Columbia. Ce qui signifie que leurs opposants font alors partie des personnes les plus dangereuses au monde ; et j’ai du mal à imaginer une catégorie de journalistes d’investigation qui doivent affronter régulièrement des interlocuteurs plus dangereux que celle des journalistes spécialisés dans l’environnement. »

La mine à El Estor, baptisée "Fenix Project" - Mars 2019

Leur travail implique souvent des confrontations avec de puissantes organisations. Dans le sud de l’Inde, S. Vaikundarajan, un magnat local de l’extraction de sable, dirige un empire fondé par son père en 1989. L’entreprise principale, appelée V.V. Mineral, extrait plus de sable que ce qui lui est légalement autorisé et dans des lieux où l’exploitation est pourtant interdite. « Environ 85 à 90 % de l’exploitation minière du sable, qu’elle soit légale ou illégale, est monopolisée par cette seule famille », rappelle Sandhya Ravishankar, une journaliste de 37 ans qui travaille dans le Tamil Nadu, un État indien ravagé par l’extraction illégale de sable.

Dans le Tamil Nadu, l’extraction illégale de sable est endémique depuis les années 2000. En 2013, les autorités de l’État ont finalement décidé d’agir. Une interdiction d’exploitation minière a été décrétée pendant que des inspections sur les activités potentiellement illégales des mineurs privés étaient ouvertes. Pourtant, entre 2013 et 2016, les mineurs ont continué d’exporter plus de deux millions de tonnes métriques de minerais à l’échelle internationale, selon un rapport d’expert soumis à la Haute Cour de Madras.

Dans une longue réponse écrite, V.V. Mineral explique qu’elle a déposé un recours contre cette interdiction d’exploitation du sable. L’entreprise considère qu’elle n’a jamais été dans l’illégalité et conteste la moindre pression ou menace sur qui que ce soit.

Dans un rapport publié en mai, le Programme des Nations Unies pour l’environnement a souligné les impacts environnementaux et sociaux de l’extraction du sable des rivières et des plages, affirmant qu’il s’agissait d’une question d’importance mondiale. « Tout porte à croire que nous approchons un futur où l’accès à cette ressource constituera un obstacle critique au développement durable et où les coûts de l’extraction incontrôlée du sable, devront être payé », a-t-il souligné.

« Nous sommes la seule entreprise qui opère avec une autorisation environnementale valide… donc la dégradation de l’environnement est une histoire imaginaire diffusée avec des arrière-pensées », a déclaré le porte-parole de V.V. Mineral qui a attribué l’érosion au réchauffement climatique.

Un plage dans le Tamil Nadu, au nord de Tuticorin, près de Vaippar - Novembre 2018

Sandhya Ravishankar a commencé à enquêter sur l’exploitation illégale du sable des plages en 2013. Il a suffi que son premier écrit soit publié pour qu’elle comprenne à quel point le sujet était sensible : « Le jour-même où nous l’avons publié, une heure ou deux après, le journal faisait l’objet de poursuites en diffamation et mon nom figurait parmi les accusés ». La journaliste de Chennai a ensuite écrit une série de six articles supplémentaires, mais personne n’a accepté de publier son reportage. C’est finalement en janvier 2017 que le site d’actualités indien The Wire publie le fruit de ses recherches. En représailles, la journaliste dit qu’elle a commencé à recevoir des menaces téléphoniques, a été suivie et des images de vidéosurveillance d’elle et l’une de ses sources ont été publiées sur Internet.

« Sandhya Ravishankar a une inimitié personnelle à l’égard de notre entreprise », a déclaré le porte-parole de Vaikundarajan et V.V. Mineral dans une déclaration critiquant longuement la journaliste qu’il accuse de travailler au bénéfice de l’un de ses concurrents.

Ravishankar n’est pas retournée dans la région depuis 2015 par crainte pour sa sécurité.

La journaliste Sandhya Ravishankar, basée à Chennai, menaée après avoir écrit une série d'articles sur les mafias du sable dans le Tamil Nadu - 20 novembre 2018

« Les attaques ont un réel effet dissuasif, constate Saul Elbein, un journaliste indépendant qui a traité du meurtre de plusieurs journalistes environnementaux pour le Centre Pulitzer. À mesure que le monde s’avance irrémédiablement vers une crise environnementale, les rapports pertinents en provenance des régions rurales où la criminalité environnementale fait rage sont de moins en moins nombreux. En d’autres termes, l’obscurité grandit alors qu’il faudrait au contraire faire toute la lumière. »