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Maroc : les rouages d’une machine à cash
Le 3 mars 2022, Omar Radi est condamné par la cour d’appel de Casablanca à six ans de prison pour deux affaires totalement distinctes – « viol » et « espionnage » – instruites et jugées lors du même procès, à rebours de toute logique judiciaire. Le journaliste marocain, dont le piratage du téléphone par le logiciel Pegasus avait été révélé par un rapport d’Amnesty International en juin 2020, travaillait alors à une enquête au long cours sur les expropriations foncières. Une investigation qui lui avait déjà valu des menaces et pour laquelle il avait commencé à collecter des documents : acte notarié, vidéos, photos… Grâce à ces éléments, auxquels nous avons eu accès, et après plusieurs mois d’enquête pour poursuivre son travail, Forbidden Stories révèle aujourd’hui comment des terres tribales ont servi à l’enrichissement de proches du roi. Plongée au cœur d’une machine à cash.
Par Cécile Andrzejewski
19 septembre 2022
Avec Hicham Mansouri
Traduit par: Phineas Rueckert
La voix chaleureuse d’Ihsane El Kadi invite d’emblée à l’écoute. Directeur des médias indépendants algériens Radio M et Maghreb Emergent, il officie comme présentateur de l’émission « L’invité du direct » sur Radio M, « La petite radio du grand Maghreb ». À l’antenne, on le devine heureux de recevoir son invité du jour, le 22 décembre 2019.
« Amis auditeurs de radio M, nous avons le très grand plaisir d’accueillir ce matin, dans « L’invité du direct » Omar Radi, journaliste indépendant au Maroc », se réjouit-il. Avant de lancer la discussion sur des réalités de l’investigation au Maghreb, et au Maroc en particulier, puis sur l’enquête en cours d’Omar Radi sur l’expropriation des terres au royaume chérifien.
« Je travaille avec une tribu, au Nord de Rabat, Ouled Sbita, raconte-t-il. Ils ont été virés de leurs terres agricoles où il y avait une forêt. La forêt [a été] rasée, on a mis à sa place un terrain de golf et on a privatisé la plage (…). On a mis des centaines de villas et de logements de luxe. Nous sommes dans une logique de prédation foncière. »
Comme à son habitude, le journaliste va droit au but, cash et sans tergiversations.
Quelques jours plus tard, de retour au Maroc, Omar Radi est convoqué par la police, arrêté et placé en détention, au prétexte d’un tweet vieux de plusieurs mois où il s’en prend à un juge. Après une semaine, il est libéré à titre provisoire, suite à une campagne massive de soutien. « J’ai été puni pour l’ensemble de mon œuvre », estime-t-il alors auprès de Forbidden Stories. Le journaliste habitué à travailler sur les liens entre pouvoir et business dans son pays, depuis longtemps critique de l’appareil d’État marocain, est loin de se douter que ses ennuis ne font que commencer.
Lauréat en 2019 d’une bourse de la Bertha Foundation – une ONG basée à Londres cherchant à « soutenir les militants, les storytellers et les avocats œuvrant pour la justice sociale et les droits humains », au moment de son arrestation, Omar Radi est occupé à scruter les violations des droits fonciers au Maroc, notamment via l’instrumentalisation de la notion « d’expropriation pour utilité publique ». Il s’est donné pour mission de lancer un site Internet, Aradi, « terre » en arabe, rassemblant toutes les informations relatives aux politiques foncières du pays. Il n’en aura jamais l’occasion.
En juin 2020, Amnesty International et Forbidden Stories révèlent que son téléphone a été infecté par le logiciel espion Pegasus. Le début d’un long calvaire qui aboutira à sa condamnation le 3 mars 2022 à six ans de prison ferme pour « viol » et « atteinte à la sécurité intérieure de l’État » avec « financement de l’étranger » – deux dossiers distincts, pourtant instruits et jugés conjointement.
Dans la première affaire, une ancienne collègue au journal le Desk, pour lequel travaillait Omar Radi, l’accuse de l’avoir violée dans la nuit du 12 au 13 juillet 2020. Le journaliste, lui, reconnaît une relation consentie.
Dans la seconde affaire, il a été reproché à Omar Radi d’avoir rencontré des officiels néerlandais, considérés comme des « officiers de renseignement » par le parquet. Parmi les autres éléments à charge: des missions d’audit effectuées par le journaliste auprès de deux sociétés de conseil économique britanniques, qui lui valent d’être accusé de leur avoir « fourni des informations de l’ordre de l’espionnage », et la bourse de la Fondation Bertha pour son travail sur la dépossession des terres tribales.
Un verdict « inique » pour l’association Human Rights Watch (HRW). « Les charges pour espionnage étaient irrecevables parce que basées sur rien. Quant à l’accusation de viol, elle aurait mérité un procès juste, autant pour l’accusé que pour la plaignante » a déploré Ahmed Benchemsi, le directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de l’ONG après la condamnation.
De fait, plusieurs ONG et enquêtes journalistiques dénoncent l’instrumentalisation par le régime marocain de la lutte contre les violences sexuelles à des fins politiques et sécuritaires, afin de faire taire les opposants. D’autres journalistes ont eux aussi été poursuivis pour adultère, avortement, relations sexuelles hors mariage ou agression sexuelle, entre autres. Selon un décompte de RSF, 9 journalistes et 3 collaborateurs de médias sont à ce jour en prison au Maroc.
« Un cadre de vie exceptionnel »
Une des pistes suivies par Omar Radi avant ses déboires judiciaires mène à une trentaine de kilomètres au Nord de Rabat, sur les terres des habitants du douar Ouled Sbita, un village à deux pas d’un bord de mer paradisiaque.
Dans cette zone où la pression immobilière se fait de plus en plus en forte, elles aiguisent les appétits. En l’espèce, c’est le promoteur immobilier Addoha qui a jeté son dévolu sur elles, dès l’automne 2006, pour y déployer son projet de la Plage des Nations.
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« Un lieu particulier [qui] cristallise à la fois l’échec du développement, le mal-développement, mais aussi l’injustice et la prédation », décrivait Omar Radi dans un brouillon d’article peu avant son arrestation. « Un cadre de vie exceptionnel été comme hiver », vante Prestigia, la filiale luxe d’Addoha sur son site Internet. Contactés, ni le service communication de l’entreprise, ni son avocat n’ont donné suite à nos demandes d’entretien.
À l’époque du lancement du projet de la Plage des Nations, le PDG d’Addoha, Anas Sefrioui, une des plus grandes fortunes du Maroc, fait partie de l’entourage du roi Mohammed VI. Plus précisément, le businessman serait un proche de Mounir Majidi, secrétaire personnel du monarque et gestionnaire de la fortune royale. Le nom de ce dernier est par ailleurs apparu dans les Panama Papers, lié à deux sociétés dont il a bien été l’administrateur mais qui « ont été créées de façon totalement légale et transparente vis-à-vis des autorités marocaines et étrangères », selon son avocat.
Cette proximité d’Anas Sefrioui avec l’entourage royal agace certains concurrents du promoteur immobilier. Un homme d’affaires marocain, décédé depuis, Miloud Chaâbi va jusqu’à accuser l’entreprise Addoha de bénéficier de faveurs de l’État. Dans une allusion à peine voilée, il s’en prend ainsi à « ceux qui s’offrent terrains et fonciers à des prix symboliques ». En 2013, le propre cousin du roi Mohammed VI, le prince Hicham, soutient lui aussi qu’Addoha est « lié au palais ».
Anas Sefrioui serait tombé en disgrâce deux ans plus tard. Mais en 2007, lorsque le projet de la Plage des Nations est lancé, sa côte de popularité atteint des sommets dans l’entourage royal. Cette année-là, « la société Addoha a commencé à s’intéresser à nos terres, dénonce Mohamed Boudouma, un des habitants en lutte, auprès de France 24, en février 2017. Notre tribu a été approchée par des représentants de l’État qui voulaient [en] acheter les portions littorales. Des délégués, que nous n’avons pas choisis, ont négocié en notre nom avec le ministère de l’Intérieur, lequel est propriétaire de ces terres, selon une loi héritée de l’époque coloniale. Nous n’en avons qu’un droit d’usage. Ces délégués nous ont floués en disant que ces terres le long du littoral seraient vendues au roi. En réalité, elles ont été vendues à la société Addoha », pour son projet Plage des Nations.
C’est précisément sur cette manipulation que travaillait Omar Radi. « Les Ouled Sbita sont une tribu de paysans, qui vivent dans un endroit magnifique, près de Rabat », décrit-il en 2020 auprès de la Bertha Foundation.
« Un jour, ils ont reçu une notification d’expropriation. Les autorités ne leur ont pas demandé de partir, elles leur ont expliqué que Sa Majesté avait besoin de ces terres et que, pour cette raison, la tribu devait les quitter. Comme les habitants ont cru que le roi voulait ce terrain, pour le bien du Maroc, ils ont accepté. » Avant de s’apercevoir de la tromperie, explique le journaliste.
Les membres de la tribu ont découvert que c’est finalement une entreprise totalement privée, Addoha, qui a récupéré ces terres.
Une législation coloniale
Car les terres des Ouled Sbita ont un statut spécial. Il s’agit de terres collectives, régies par une loi remontant à l’époque coloniale : le dahir du 27 avril 1919. Ce décret royal les rend inaliénables, incessibles et intransmissibles, tout en les plaçant sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Concrètement, la tribu qui y vit en a l’usufruit mais pas la propriété.
La gestion revient à une assemblée de représentants de la collectivité, les nouab en arabe. Les mêmes dont Mohamed Boudouma remettait en cause la légitimité auprès de France 24. De fait, ces nouab ne sont pas élus, mais simplement désignés par les autorités locales, avec dans les faits, quasiment aucun pouvoir pour s’opposer aux consignes du ministère de tutelle.
« Avec sa tutelle, l’État peut mobiliser une partie des terres collectives pour des projets d’intérêt général », retrace le juriste Ahmed Bendella.
La règle de 1919 ne va pas beaucoup changer après l’indépendance. Pire, cette loi coloniale va devenir un outil du Makhzen (selon l’expression marocaine désignant l’administration et le pouvoir du pays, ndlr) pour se constituer une assiette foncière à bas coût, quand ses propres ressources terriennes s’amenuisent. Et pour cause.
« S’étendant sur une superficie estimée à 15 millions d’hectares (selon les propres estimations du Ministère de l’intérieur marocain en 2013, ndlr), cette catégorie foncière est particulièrement touchée, aujourd’hui, par l’intensification de l’accaparement des terres agricoles et pastorales au profit de projets économiques de grande envergure », écrit la politologue Yasmine Berriane en 2015.
« Avec l’expansion urbaine, ces terres jusque-là dévalorisées ont commencé à intéresser, elles ont soudain pris un énorme potentiel, continue Ahmed Bendella. La possibilité de céder des terrains reste à une double condition : au profit d’un organisme public et pour un projet d’utilité publique, comme la construction d’une école, de bâtiments administratifs, de routes… »
Une exigence qui disparaît en 2019, à l’occasion de la refonte de la loi. Mais en 2007, quand les terres du douar Ouled Sbita attirent l’attention des promoteurs, il n’est pas encore question de revoir la législation. À cette époque, impossible pour le privé de récupérer ce domaine.
Officiellement du moins. Car, un subterfuge, couvert par l’État, va permettre à Addoha de mettre la main sur les terres des Ouled Sbita. C’est ainsi que le terrain va être vendu à un établissement public, comme la loi l’autorise, par la tribu, représentée par… le Secrétaire d’État à l’intérieur, au nom de la tutelle de l’État sur les terres collectives. Ce même établissement public va ensuite remettre le domaine à l’entreprise qui a en fait avancé le prix de vente. Rendant ainsi légale l’opération d’achat normalement interdite par la loi.
L’institution financière publique en embuscade
« Comme ce serait illégal que la cession se déroule directement en faveur du privé, elle se fait au profit d’institutions étatiques qui cèdent ensuite la terre aux investisseurs », détaille une spécialiste du sujet ayant requis l’anonymat. Une manière de contourner la loi pour permettre au secteur privé de s’accaparer les terres normalement protégées par l’État. Omar Radi s’apprêtait justement à décortiquer ce tour de passe-passe.
D’après un acte de réquisition qu’il s’était procuré, « le 21 octobre 2010, « la collectivité ethnique Ouled Sbita », représentée par le Secrétaire d’État à l’Intérieur, a vendu à la Caisse de Dépôt et de Gestion, représentée par son Directeur Général, la totalité de la propriété dite « Bled Ouled Sbita », située à Salé, Bouknadel, Plage des Nations, consistant en une parcelle de terrain nu, d’une superficie approximative de 355 hectares ». La Caisse de Dépôts et de Gestion (CDG) y déclare ensuite, dans « un acte reçu par le Notaire le même jour » que la propriété en question « a été acquise pour le compte de la Société Anonyme « Douja Promotion Groupe Addoha » qui a effectivement avancé la totalité du prix de vente ». En clair, la collectivité n’ayant pas la capacité juridique de vendre elle-même sa terre, c’est l’État, en vertu de sa tutelle, qui a cédé les terres des Ouled Sbita à la CDG, établissement public. Et la société Addoha, qui a avancé l’argent, les a ensuite récupérées auprès de la CDG. Le document ne mentionne cependant aucun prix de vente.
Au sein du ministère des finances, sous couvert d’anonymat, un cadre décrypte : « Comme il s’agit de terres collectives, un type de foncier spécifique, la CDG, en tant qu’établissement public, a joué le rôle de portage. Ça se fait souvent, c’est une manière de détourner la procédure. Dans un schéma de dépossession d’une collectivité tribale de ses terrains. » Une opération légale pour maquiller un arrangement avec la loi.
Institution publique marocaine créée en 1959, la Caisse de Dépôts et de Gestion a pour mission de centraliser et gérer les fonds d’épargne de la Caisse nationale de sécurité sociale, de la Caisse d’épargne nationale et la Caisse nationale de retraites et d’assurances.
Dotée d’une autonomie financière, la CDG, qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview, entretient des relations privilégiées avec « des groupes et entreprises privés connus pour leur proximité du pouvoir politique », d’après les chercheurs Mohamed Oubenal et Abdellatif Zeroual. Parmi ces sociétés, Addoha.
Si l’on en croit le même cadre anonyme du ministère des finances, c’est justement en raison de ces liens étroits entre la CDG et Addoha que l’établissement a servi dans cette opération triangulaire. « Il fallait une troisième partie pour blanchir l’affaire. » Pour lui, le document de réquisition que s’est procuré Omar Radi « démontre de façon claire et évidente la connivence des parties pour détourner la loi. »
Le ministère de l’Intérieur savait. C’est pire que l’expropriation, ces gens ont été dépossédés de leur terrain.
Cette dépossession était au cœur du travail d’Omar Radi. La lutte des Ouled Sbita contre l’entreprise Addoha aussi. Et c’est en s’intéressant de plus près à cette société que Forbidden Stories a découvert que le scandale va plus loin encore : l’histoire de la Plage des Nations s’avère certainement liée à un délit d’initié, qui aurait enrichi les plus proches du roi. Car si les habitants du douar ont été approchés par le promoteur immobilier en 2007, le projet de la Plage des Nations a lui été annoncé dès 2006. En grandes pompes.
Le 11 novembre 2006, « [Sa Majesté] le Roi préside la signature de deux mémorandums d’entente relatifs à des investissements touristiques et immobiliers à Rabat. Une enveloppe de près de 11 milliards de dirhams (1 milliard d’euros, ndlr) pour la réalisation d’un parc zoologique (4,7 milliards de Dhs – près de 450 millions d’euros, ndlr) et l’aménagement de la plage des Nations, (6 milliards de Dhs – plus de 560 millions d’euros, ndlr), comprenant des milliers de résidences, plusieurs hôtels, restaurants (…), écrit l’agence de presse du royaume. Ces mémorandums d’entente [ont été ] conclus entre l’Etat et le Groupe Addoha. »
Mais l’affaire s’avère plus fumeuse encore. Car le 10 novembre, à la veille de ces prestigieuses annonces, la valeur de l’action Addoha va exploser. Une drôle de coïncidence qui nécessite de remonter le cours de l’actualité boursière de l’époque. En juillet 2006, la société Addoha introduit 35 % de son capital en Bourse. L’opération, juteuse, rapporte 2,7 milliards de dirhams (soit 270 millions d’euros) à Anas Sefrioui – ironie du sort, si l’on en croit plusieurs sources, lui-même aurait été réticent à cette ouverture de capital et n’aurait cédé qu’à la suite de pressions en haut lieu. La valeur d’Addoha décolle rapidement et le cours de l’action ne cesse d’augmenter.
Jusqu’à l’explosion ce fameux vendredi 10 novembre 2006. Ce jour-là, « la place de Casablanca est en pleine ébullition. Dans les sociétés de Bourse, les ordres d’achat et de vente pleuvent dès l’ouverture. La coqueluche de la cote, Addoha, dépasse les 2000 dirhams (…). Les traders surexcités ne savent plus où donner de la tête. Les échanges sur le titre totalisent un milliard de dirhams », raconte alors Le Journal hebdomadaire – le périodique indépendant a mis la clé sous la porte en 2010, étranglé par les procédures baillons.
Cette folie boursière trouvera finalement son explication le lendemain avec la signature par le groupe Addoha de ces deux mémorandums d’investissement avec l’État, présidée par Mohammed VI en personne.
Une semaine plus tard, Noreddine El Ayoubi, alors directeur général d’Addoha, détaille les ambitions du groupe pour ce qui constitue encore le terrain de la tribu Ouled Sbita. « Il s’agit de la réalisation d’un pôle touristique à la Plage des Nations sur une assiette foncière de plus de 450 ha » – soit une centaine d’hectares supplémentaires que ce qui sera signé ensuite avec les représentants de la collectivité. « Ce projet comprend une zone résidentielle, des hôtels, un parcours de golf de 18 trous, des équipements de loisirs ainsi qu’une zone commerciale. » Un plan colossal ne tenant qu’à la possibilité d’exploiter ces terres collectives.
« Si ce n’est pas du délit d’initié, ça y ressemble… »
L’envolée boursière suscite rapidement les critiques. Dans ce même article du Journal hebdomadaire, un trader s’interroge : « Si ce n’est pas du délit d’initié, ça y ressemble à s’y méprendre. » L’affaire sera bien vite enterrée par le gendarme de la Bourse marocain, le Conseil déontologique des valeurs mobilières (CDVM, depuis remplacé par l’Autorité marocaine du marché des capitaux ou AMMC), qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Et il faut creuser profondément pour retrouver les traces d’un début d’investigation.
C’est en se plongeant dans les quelques 600 pages du premier volume du rapport annuel de la Cour des Comptes de 2010, qu’on tombe sur une critique de la Cour à l’égard du CDVM. Le gendarme de la Bourse aurait classé « sans une instruction approfondie » certains dossiers relatifs à de possibles délits boursiers. Celui de « l’affaire AD », par exemple. Des initiales bien mystérieuses qui renvoient en fait… à Addoha.
« On ne fait pas apparaître les noms dans les rapports, explique un magistrat de la Cour. Mais on fait allusion à l’organisme et aux années. En faisant attention, on peut bien entendu arriver aux concernés. » Tout semble fait pour que ces affaires passent inaperçues. La preuve, en dehors de nos confrères de Lakome, personne n’avait établi de lien entre la société « AD » du rapport de la Cour des comptes et l’entreprise Addoha.
Une fois ce nom de code déchiffré, on comprend donc que, concernant les soupçons de délit d’initié ayant pesé sur Addoha, le CDVM a bien ouvert une enquête « suite au constat, lors de la surveillance, de mouvements massifs d’achat sur la valeur à l’approche de la publication des deux communiqués de presse de la société ».
Mais cette investigation a, d’après la Cour, eu l’honneur d’un « traitement spécial » : « Le dossier n’a pas fait l’objet de discussion [au conseil d’administration du CDVM] et le directeur général du CDVM a décidé son classement, le 26 septembre 2008, sans en préciser les motifs ».
Contactée, Dounia Taârji, directrice générale du CDVM au moment des faits, a décliné notre demande d’entretien, nous expliquant que « les enquêtes du CDVM étant couvertes par un engagement de confidentialité, [elle n’était] pas en mesure de répondre à nos questions. ».
La Cour des comptes écrit cependant dans son rapport que cinq individus, dont les noms ont été anonymisés, ont bel et bien été suspectés de délit d’initié.
Le CDVM s’est en effet penché sur des « personnes ayant un lien familial avec les dirigeants ou de fonction avec la société » qui auraient « [dégagé] des plus values considérables se chiffrant à des millions de dirhams ». Plus précisément, près de 200 millions pour l’une (soit 20 millions d’euros), 2, 6, 11 ou 29 millions pour les autres (de 200.000 à 2,9 millions d’euros).
De ces suspects, rien ne sera dévoilé, si ce n’est donc leur lien avec la société, par leur famille ou leur poste dans l’entreprise. Surtout, d’après plusieurs observateurs, les bénéficiaires réels de ce probable délit d’initié ne sont pas à chercher de ce côté.
« Vous ne trouverez jamais l’identité de ceux sur lesquels le CDVM a enquêté », affirme Aboubakr Jamai, journaliste marocain, en exil depuis 2007, fondateur du Journal Hebdomadaire et ancien directeur de la version francophone de Lakome, aujourd’hui professeur d’économie à l’université d’Aix en Provence.
Il est vrai que la répression féroce qui s’abat au Maroc sur les journalistes, lanceurs d’alerte et opposants porte ses fruits. Peu de sources contactées acceptent de nous parler sur cette affaire, pourtant vieille d’une quinzaine d’années. Et les rares téméraires se risquant à nous répondre ne le font que sous couvert d’anonymat.
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Dans le rapport du CDVM, seuls sont pointés des salariés d’Addoha ou des proches de Monsieur Sefriou, or selon Aboubakr Jamai, « l’enrichissement aurait surtout concerné l’entourage du roi. » Un autre connaisseur de la royauté renchérit, sous couvert d’anonymat : « Au départ, des proches du roi ont acheté Addoha, puis il y a eu ces annonces qui ont catapulté la boîte : la Plage des Nations, le zoo… Le Palais a carrément présidé la signature. Et au fur et à mesure que l’action a explosé, ils ont empoché la plus value. Ils ont gagné beaucoup d’argent dans cette affaire. » Selon cette source, le foncier sert régulièrement de machine à cash aux fortunes au royaume.
La façon la plus clean d’imprimer du billet de banque, c’est de prendre un bout de terre qui ne vaut rien et de le transformer en terre qui vaut une fortune.
Par exemple, en bâtissant des villas de standing sur des terres collectives expropriées à une tribu.
« Ce terrain nous l’avons acquis à 50 Dhs/m² (environ 5€/m²), soit 225 millions de dirhams (un peu plus de 22 millions d’euros, ndlr) », précise en 2006 Noreddine El Ayoubi, directeur général du groupe Addoha à Aujourd’hui Le Maroc.
Combien vaut désormais le m² à la Plage des Nations ? Sur son site, le promoteur propose plusieurs biens. Par exemple, des lots de terrain sur mesure, « parcelles qui vous permettront de construire la demeure de vos rêves sur golf dans un cadre idyllique », vendues à 3500 Dhs/m² (environ 350 €/m²), soit 70 fois plus que la somme accordée aux Ouled Sbita. Certes, comme le rappelle à La Libre Belgique Saad Sefrioui, directeur général d’Addoha jusqu’en mars dernier et neveu d’Anas Sefrioui, « les terres étaient nues, il a fallu investir dans la connexion au réseau d’eau et d’assainissement, en plus de la construction ».
Mais comment le terrain des Ouled Sbita a-t-il pu être cédé à un tarif aussi bas, au regard de son exceptionnelle location ?
« Dans la majorité des cas, il n’y a pas d’utilité publique dans les expropriations »
Les autorités utilisent en fait l’expropriation pour utilité publique « pour obtenir des terres quasiment gratuitement. Une grande partie des terres ainsi obtenues servent à enrichir le secteur privé », affirmait Omar Radi auprès de la Bertha Foundation. Il est vrai que le problème de l’écart entre l’indemnisation accordée et le prix de vente sur le marché s’avère récurrent. « La même administration peut me dire que mon terrain vaut 20.000 Dhs/m² quand je subis un redressement fiscal mais qu’il n’en vaut en réalité que 30 Dhs/m² si je suis exproprié », ironise un expert.
Dans un discours tenu face au Parlement le 14 octobre 2016, Sa Majesté Mohammed VI évoque « ces nombreux citoyens [qui] se plaignent des affaires d’expropriation », déplorant que « le montant de l’indemnisation [soit] en deçà des prix de vente en vigueur ».
À raison, car le référentiel des prix utilisé par les impôts pour connaître les tarifs de l’immobilier n’est pas celui auquel le ministère des finances a recours pour déterminer la valeur d’un terrain exproprié. C’est pourtant bien une commission administrative, où siègent des représentants de la direction des impôts et des domaines, entités du ministère des finances, qui fixe le prix des terres expropriées.
Mais « les montants des indemnisations ne reflètent pas la réalité », reconnaît Lahcen Maazizi, directeur des affaires administratives et juridiques au Ministère de l’Équipement et de l’eau, lors d’une rencontre sur « l’expropriation pour cause d’utilité publique » organisée par son ministère, les 15 et 16 mars derniers. Khalid Sbia, inspecteur des finances au ministère de l’Économie, y démontre que le prix de la terre fixé par l’administration lors de l’expropriation peut être 8 fois, 20 fois, voire 40 fois inférieur à celui décidé par la justice en cas de litige. « Il y a un vrai problème : soit ces comités [administratifs] sont hors de toute réalité, soit ce sont les décisions judiciaires qui le sont », commente-t-il.
Les participants à cette rencontre vont plus loin encore. Ils remettent en cause, purement et simplement, le principe même d’expropriation pour utilité publique. La notion n’a en fait jamais été définie dans la loi, selon Hamid Oulad Leblad, conseiller à la Cour de Cassation. Khalid Sbia, l’inspecteur des finances pointe aussi sans détour « le manque d’une définition juridique ». « Les décisions judiciaires et la jurisprudence ont montré que dans la majorité des cas il n’y a pas d’utilité publique dans les expropriations. » Voilà qui a le mérite d’être clair.
Ce constat n’est pas sans rappeler les interrogations des habitants du douar Ouled Sbita. « On nous a dit que le promoteur immobilier venait pour le bien commun. Mais est-ce que construire des golfs et des villas, c’est agir pour le bien commun ? », questionne ingénument Saïda Seqqat, auprès de Libération en 2017. Ironie de l’histoire : quinze ans après son lancement, le projet n’est toujours pas terminé.
« La zone commerciale prévue n’a jamais vu le jour, regrette Michel*, propriétaire depuis 2012 d’une villa de 450 m², avec piscine privée et jardin de 150 m², obtenue à l’époque pour environ 350 000 euros (3,5 millions de dirhams). Beaucoup de gens ont acheté mais n’habitent pas sur le site, ils viennent seulement l’été ou le louent pour les vacances. Ça bloque l’implantation de commerces. Il y a une petite épicerie, mais c’est tout. En dehors des mois d’été, sans voiture, vous ne pouvez rien faire. On est très loin de l’objectif du projet, ils ont vu trop grand. »
Dans l’attente du passage de son affaire en Cour de cassation, Omar Radi est toujours condamné à six ans de prison. Il lui en reste quatre à passer derrière les barreaux.
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*Le prénom a été modifié.
Les enquêtes sensibles d'Omar Radi
- En 2013, Omar Radi obtient le Prix du journalisme d’investigation IMS-AMJI pour son enquête sur l’exploitation des carrières de sable. Il y dénonce l’opacité du système d’agréments qui permet l’exploitation de ces carrières et notamment l’implication de sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux qu’il identifie en épluchant les registres du commerce.
- En 2016, l’affaire dite « des serviteurs de l’Etat » fait scandale au Maroc. Omar Radi ne signe pas l’enquête mais il est à l’origine de la fuite de données à l’origine du scandale. Les documents qu’il parvient à se procurer montrent que des terrains très coûteux ont été offerts gracieusement à des personnalités proches des autorités marocaines.
- En octobre 2017, son travail sur le mouvement de contestation du Rif dit le « Hirak » lui vaut une garde à vue de 48h. Cette année-là, Omar Radi réalise – avec ATTAC Maroc – un film documentaire sur le sujet, « Mourir plutôt que vivre humilié », qui retrace le soulèvement des habitants de la région d’Al Hoceima au nord du pays. Le récit commence avec la mort de Mohsen Fikri, un vendeur de poissons broyé dans une benne à ordure alors qu’il tente de s’opposer à la saisie de sa marchandise. Au Maroc, l’événement déclenche un mouvement de protestation qui prend une tournure de plus en plus politique au fil des mois. En mars 2020, Omar Radi est condamné à 4 mois de prison avec sursis pour avoir fustigé la condamnation de membres du Hirak.