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Projet Rafael : en Colombie, des terres « saignées » par les entreprises minières
Par Aïda Delpuech
April 18, 2020
Felípe Morales (El Espectador), Pascale Mariani (France 24), Ivonne Rodríguez (El Clip), Angélica Perez (RFI) and Aabla Jounaïdi (RFI) ont contribué aux entretiens et aux recherches.
Traduit par Phineas Rueckert
« Je revis l’époque où j’étais mineur traditionnel. » Dans une vidéo publiée sur sa page Facebook le 17 septembre 2020, Rafael Moreno, jean et baskets, s’enfonce tout sourire à l’aide d’une corde dans une tranchée verticale, profonde de plusieurs mètres. C’est ici, dans la mine d’or artisanale d’El Alacrán que le journaliste d’investigation a passé la majeure partie de son enfance. « Aujourd’hui, j’enseigne à mes enfants où j’ai appris à me défendre dans la vie, où j’ai vécu tant de moments inoubliables et où vivent tant de gens qui m’aiment, qui sont émus de me voir, qui sont fiers que Rafael Moreno soit le fils de ce petit coin oublié », déclare-t-il dans une autre publication.
Dans ce village cerné d’une forêt tropicale presque vierge du nord de la Colombie, où maisons et excavations minières ne font qu’un, tout le monde se souvient du « petit » Rafael Moreno. Parti vers l’âge de 18 ans, le journaliste était resté très attaché à son berceau minier et y revenait souvent. « Il venait loger chez nous, dans son ancienne maison. Il faisait partie de notre communauté », se souvient María Martinez, une habitante. « Je lui disais : “fais attention, tais-toi et reste tranquille, tu risques de te faire tuer”. C’est ce qui a fini par lui arriver », confie-t-elle en essuyant ses larmes.
De cette enfance et adolescence passées parmi les chercheurs d’or artisanaux, Rafael Moreno en avait tiré l’une de ses plus grandes causes : celle contre l’extraction illégale des ressources minérales, pratiquée par les nombreuses entreprises minières présentes dans le sud du département de Córdoba, sa région d’origine.
Rafael Moreno et ses fils dans la mine d’or artisanale du village d’El Alacrán. (Photo : Rafael Moreno)
« Nous travaillons sur des questions environnementales (…) [et enquêtons] sur les administrations publiques et les consortiums [d’entreprises qui œuvrent] sans permis environnementaux ou titres miniers… », avait-il expliqué lors de son premier appel avec Forbidden Stories le 7 octobre 2022, neuf jours avant son assassinat. Grandement menacé, il était en contact avec le consortium afin de sécuriser ses documents via le Safebox Network, réseau qui permet aux journalistes menacés de protéger leurs informations sensibles en les partageant avec Forbidden Stories. Rafael Moreno souhaitait mettre ses documents en lieu sûr pour que son travail puisse être poursuivi s’il venait à être assassiné.
« Nous travaillons sur des questions environnementales (…) [et enquêtons] sur les administrations publiques et les consortiums [d’entreprises qui œuvrent] sans permis environnementaux ou titres miniers… », avait-il expliqué lors de son premier appel avec Forbidden Stories le 7 octobre 2022, neuf jours avant son assassinat. Grandement menacé, il était en contact avec le consortium afin de sécuriser ses documents via le Safebox Network, réseau qui permet aux journalistes menacés de protéger leurs informations sensibles en les partageant avec Forbidden Stories. Rafael Moreno souhaitait mettre ses documents en lieu sûr pour que son travail puisse être poursuivi s’il venait à être assassiné.
Le journaliste ne faisait pas dans la demi-mesure et rares étaient ceux qui échappaient à son radar acéré. Aux côté d’Organis Cuadrado, son acolyte et co-administrateur de la page Facebook Voces de Córdoba (Voix de Córdoba) – relai principal de leur travail journalistique – Rafael Moreno arpentait les routes chaotiques de sa région, pour révéler en direct « les crimes » qu’il dénonçait.
Pendant six mois – dès le lendemain de sa mort – 30 journalistes coordonnés par le consortium d’investigation Forbidden Stories, ont repris son travail sur trois mines auxquelles il s’intéressait. Ces enquêtes sont publiées par 32 médias. Exploitation sans permis environnementaux, absence de consultation des communautés indigènes, dommages environnementaux et sanitaires : d’importantes irrégularités ont été constatées, confirmant les intuitions et accusations formulées publiquement par le journaliste.
Vue du village d’El Alacrán (Photo : France 24)
« Cette terre est autant une bénédiction qu’une malédiction »
Tapissé d’une épaisse couverture végétale, le sous-sol de la région de Puerto Libertador, zone d’origine de Rafael Moreno, est aussi riche que la nature qui le surplombe. Avec ses réserves en charbon, nickel, cuivre, or, argent, cobalt et fer, la zone concentre le plus grand nombre de projets miniers avec 50 titres miniers actifs, soit près la moitié des permis d’exploitation et d’exploration accordés dans le département de Córdoba.
Dans ce territoire, flanquée au pied d’une vaste colline luxuriante, la mine d’or d’El Alacrán abrite une importante communauté de mineurs artisanaux qui extraient le précieux métal manuellement, à l’inverse des industriels du secteur qui disposent de moyens bien plus importants.
Accoudée à une table en bois sur la terrasse de la maison qui abritait autrefois Rafael Moreno et sa famille, Brenda Bohorquez Diaz, la trentaine, entonne d’une voix puissante une chanson qu’elle a elle-même écrite : « Ici, où la richesse est minérale / puisée de façon artisanale / nos familles ont de l’or dans les mains. »
Elle est l’une des porte-voix de la communauté d’El Alacrán, village d’environ 1200 âmes qui entoure une mine d’or artisanale du même nom, située dans la région de Puerto Libertador. « Comme pour les paysans, notre richesse c’est la terre », confie-t-elle.
Mais cette petite enclave est aujourd’hui menacée par l’implantation d’un projet minier de grande ampleur. Mené par l’entreprise Cordoba Minerals – soutenue par des actionnaires à majorité américains et chinois – le projet colossal San Matías pourrait faire de la Colombie le premier producteur de cuivre au monde. L’entreprise qualifie cependant ce projet « d’initiative à petite échelle dans le contexte mondial ». Avec une surface s’étalant sur 20 000 hectares, l’entreprise prévoit d’exploiter 22 000 tonnes de minéraux (cuivre, or et argent) par jour.
« Nous avons reçu le soutien des autorités locales jusqu’au sommet de l’État (…) et les communautés locales sont très favorables au projet », présente gaiement Sarah Armstrong-Montoya, la représentante légale de Cordoba Minerals.
Les habitants d’El Alacrán ne sont pas du même avis. « Ce projet va saigner notre terre », prévient Brenda Bohorquez Diaz. Avec d’autres activistes de sa communauté, elle dénonce l’opacité avec laquelle les institutions opèrent. « La concession leur a été octroyée sans concertation avec notre communauté […] Notre existence est incompatible avec ce projet; un jour, ils nous délogeront ». Or, la consultation des communautés indigènes est une obligation lors de la phase d’exploration de tout projet minier, ou pour « toute décision les affectant directement ».
La compagnie dément la présence de communautés autochtones dans le village d’El Alacrán, alors que « plusieurs familles indigènes de la communauté San Pedro y vivent », affirme Israel Aguilar, ancien chef tribal de la réserve autochtone Zenú de l’Alto San Jorge.
Dans un rapport préliminaire effectué en 2019, l’entreprise admet elle-même que l’activité minière pourrait mener à une « détérioration potentielle de la santé de la communauté et une augmentation des pathologies sociales », à des nuisances sonores ainsi qu’à une perte de la biodiversité.
Sur la voie principale du village, des ouvriers revêtant le logo de la société Cordoba Minerals démontent la tôle et la structure entière d’une modeste maison. « C’est ici que Cordoba Minerals va creuser un forage pour son projet d’exploration minière », explique Brenda. Selon elle, la compagnie n’avait nullement pris en compte la présence des populations dans l’élaboration de ses plans, ce qui expliquerait le forage au beau milieu du village. « Ils ont été étonnés d’apprendre qu’on était aussi nombreux », ajoute-t-elle. Cordoba Minerals s’est engagée à reconstruire le logis une fois l’exploration terminée, selon les habitants. Sollicitée par le consortium Forbidden Stories, la compagnie nie qu’une maison ait pu être affectée par les effets de l’exploration, mais reconnaît dans le même temps avoir procédé à des indemnisations suite à des interventions ayant touché certaines constructions, notamment des habitations.
Bien avant l’arrivée de Cordoba Minerals en 2015, les mineurs d’El Alacrán se mobilisent depuis près de 40 ans pour obtenir un permis minier qui leur permettrait d’exploiter les ressources en toute légalité et exclusivité dans leur zone. Mais l’Agence nationale des mines s’y est jusqu’à ce jour refusée.
À l’inverse, la compagnie Cordoba Minerals concentre à elle seule plus de la moitié des permis dans la région, selon les révélations du Centre Latino-américain du journalisme d’investigation (CLIP).
Des conflits tels que celui-ci, la région en contient beaucoup tant sa richesse minérale est convoitée. « C’est à la fois une bénédiction et une malédiction », souffle Brenda Bohorquez Díaz.
Rafael Moreno suivait de près les rebondissements de la bataille menée par la communauté contre l’entreprise minière. En juin 2022, il avait lancé un appel à témoignage pour recueillir des plaintes concernant le projet. « Les communautés méritent le respect », avait-il déclaré. Mais les mois précédant son assassinat, le journaliste s’était particulièrement intéressé au cas de Carbomas S.A.S, entreprise minière qui exploite du charbon dans la région, entre les villes de Puerto Libertador et Montelibano.
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Carbomas, la dernière obsession minière de Rafael Moreno
« [Nous] ouvrons une enquête sur l’entreprise Carbomas (…) concernant des irrégularités dans l’exécution de son projet d’extraction de charbon dans les municipalités de Puerto Libertador et Montelíbano. » C’est en ces termes solennels que le 10 Juin 2022, Rafael Moreno annonce sur sa page Facebook – Voces de Córdoba se pencher sur le cas de cette entreprise minière.
À l’origine de cette publication, une bataille avec Carbomas : deux mois plus tôt, le journaliste, qui soupçonne l’entreprise d’exercer ses activités sans licence environnementale, lui adresse une demande d’accès à l’information. Il exige de recevoir une copie des permis environnementaux de la compagnie, du certificat d’origine des matériaux extraits ainsi que la garantie que ce projet minier ait un impact socio-économique positif sur les communautés alentour.
Un peu moins d’un mois après sa requête, l’entreprise lui rétorque ne pas considérer répondre à sa demande, qu’elle qualifie d’« inappropriée ». Rafael Moreno et son confrère Organis Cuadrado en déduisent que celle-ci « dissimule des informations par crainte d’exposer des irrégularités évidentes ». Les deux journalistes accusent aussi la société de ne pas avoir réalisé de consultation préalable avec les communautés alentour, passage obligé avant l’ouverture de tout projet minier.
L’entreprise fait l’objet de nombreuses publications accusatrices sur la page Voces de Córdoba, et les journalistes, infatigables, reçoivent une pluie de critiques malveillantes. « À tous ceux qui m’accusent de faire cela pour de l’argent ou un emploi, (…) je réponds que c’est absurde », proclame Rafael Moreno dans une vidéo longue de 25 minutes consacrée à ces accusations. « Ma dénonciation, je la fais en me basant sur mon travail d’enquête et de terrain (…). Je n’invente rien, tout est documenté. »
L’affaire Carbomas était bien partie pour durer, mais un document que le consortium a pu récupérer via la boîte mail de Rafael Moreno, révèle que le 5 juillet 2022, dans un courrier directement adressé à Homero Gomez Anaya – le représentant légal de l’entreprise – le journaliste rétracte sa demande d’information effectuée trois mois plus tôt.
Ceci intervient trois jours après un incident majeur : le 2 juillet 2022, le journaliste retrouve dans le coffre de sa moto une lettre de menace de mort, accompagnée d’une balle. « Tu te crois intouchable car tu parles publiquement, mais ici personne ne l’est (…), nous savons tout de toi et ne te pardonnerons pas ce que tu fais. »
Rafael Moreno, infatigable dans sa lutte contre l’extractivisme illégal et tout type de corruption s’attirait les foudres de toutes parts. Aussi difficile qu’il soit de directement relier cette menace au retrait de sa demande d’information auprès de Carbomas, toujours est-il que les journalistes cessent toute publication au sujet de cette entreprise à compter de cette date.
Dans le sillon de Rafael Moreno, Forbidden Stories et ses partenaires ont entrepris de relancer les demandes d’accès à l’information. Un document obtenu auprès de la Corporación autónoma regional de los valles del Sinú y del San Jorge (CVS) – l’instance régionale de gestion environnementale – révèle que l’entreprise Carbomas ne disposait pas de licence environnementale pour sa nouvelle mine de charbon La Estrella, à l’époque des accusations de Rafael Moreno.
Grâce à des images satellites inédites de Planet Labs, obtenues par l’OCCRP – membre du consortium, il apparaît qu’en mai 2022, au moment des accusations de Rafael Moreno, la mine était déjà au stade d’exploitation, alors que la compagnie n’avait pas encore de licence environnementale. « Cette image montre clairement que la mine était en phase d’exploitation, au vu du niveau avancé de déforestation et de la présence de cavités », confirme Guadalupe García Prado, directrice de l’Observatoire des industries extractives basé au Guatemala. Malgré nos questions, la compagnie n’a pas communiqué la date de début de ses opérations d’exploitation.
Carbomas réalise sa demande de licence environnementale le 21 juin 2022, un mois après la capture de cette image et près de deux mois après les accusations du journaliste, et l’obtient rapidement, en novembre 2022, un mois après l’assassinat du journaliste.
Carbomas n’est pas la seule mine à poser problème dans la région. L’entreprise fournit notamment du charbon à la plus grande mine de nickel du continent, Cerro Matoso, décriée depuis de nombreuses années pour son impact sur l’environnement et la santé des communautés alentour.
La mine de production de ferronickel Cerro Matoso depuis l’intérieur. (Photo : Aïda Delpuech/Forbidden Stories)
Le nickel de Cerro Matoso : pollueur numéro un
« Capitale du nickel. » À l’entrée de la ville de Montelíbano, cette immense inscription multicolore, surplombée d’un « Caterpillar 773D » accueille gaiement les arrivants. « Juin 2022 – À l’occasion de ses 40 ans, Cerro Matoso a fait don de ce camion à la municipalité (…) comme symbole de l’activité minero-industrielle de la région », peut-on lire sur un écriteau flambant neuf.
Première mine de nickel d’Amérique latine et quatrième au monde en termes de surface, le nom de Cerro Matoso dépasse largement les frontières de Montelíbano. Sur la route, les camions se succèdent dans un ballet incessant, transportant les précieuses billes de ferronickel vers la ville portuaire de Carthagène.
Majoritairement utilisé pour la production d’acier inoxydable, le métal est principalement exporté à destination de la Chine, des Etats-Unis et d’Europe. « Nous participons grandement à la transition énergétique puisque nos matériaux sont très recherchés pour la production des panneaux solaires », se targue Pedro Oviedo, chef des opérations de la mine.
Mais le nickel divise. Si pour certains elle est une fierté, pour beaucoup d’autres, la mine de Cerro Matoso représente surtout un désastre environnemental et sanitaire. Le gigantesque trou béant, étalé sur une superficie de 84 989 hectares est implanté au sein de la réserve indigène Zenú de l’Alto San Jorge, et est entouré de plusieurs communautés autochtones. Le village le plus proche, Puerto Colombia, se situe à 750 m des opérations d’extraction et de transformation du nickel en ferronickel.
« Ici, vous ne trouverez pas une seule personne en bonne santé, nous sommes tous malades », entame Estela Isabel Hoyos Arcia, habitante du village. La dense forêt qui entoure le hameau ne suffit pas à amortir les nuisances des activités minières. « Nos yeux nous piquent à longueur de journée », poursuit-elle.
En cause : les fumées s’échappant des cheminées de la mine, « encore plus la nuit », selon les habitants. En novembre 2021, Rafael Moreno publiait une photo à charge contre l’entreprise Cerro Matoso : un nuage de fumée rosâtre à l’allure de tornade s’échappait du site minier et se propageait sur une distance considérable. « Que notre région est belle avec les décorations qu’y plante Cerro Matoso », raille-t-il en légende.
Fumée rosâtre s’échappant du site de la mine de Cerro Matoso, en novembre 2021 (Photo : Rafael Moreno)
Accusé, parmi d’autres, par l’entreprise d’avoir propagé des images antidatées, le journaliste se rend quelques jours plus tard avec son confrère Organis Cuadrado à quelques kilomètres de la mine et fait le même constat : « Aujourd’hui 23 novembre 2021, (…) ce nuage rose que voyez, c’est lui qui est à l’origine des nuisances que subissent les communautés. »
Mais la mine réfute : « De nos cheminées sort uniquement de la vapeur d’eau. Quant à ce nuage rose, il s’agit sûrement d’une faille du système, c’est une exception », défend Pedro Oviedo, chef des opérations chez Cerro Matoso auprès de Forbidden Stories. D’après des vidéos communiquées par des sources locales, d’autres épisodes ont eu lieu la même année, ainsi qu’en avril 2022.
Le Ministère de l’environnement, avait déjà fait état en 2017 « d’émissions non contrôlées » provenant de la mine, observation corroborée par le Ministère de la santé et de la protection sociale qui a mis en évidence la présence d’un « nuage orange ».
En 2020, avant les accusations de Rafael Moreno, Cerro Matoso avait déjà été condamnée par la CVS – l’instance régionale de gestion environnementale – pour dépassement d’émission de particules, bien au-delà des normes environnementales.
Victor Pineda a travaillé pendant 21 ans au sein de la mine, principalement près des fours d’où sortent ces nuées décriées, là où le nickel est transformé à très haute température. « Beaucoup de gaz sont libérés pendant ces opérations, et ils contiennent des substances dangereuses », explique-t-il.
Mais Cerro Matoso dément toute accusation concernant la pollution de l’air et se défend : « Aucune mesure (de l’air ambiant en 2022, ndlr) n’a atteint la limite de la moyenne annuelle des lignes directrices définies par l’Organisation mondiale de la santé. » L’entreprise invoque aussi sa transparence, toutes les mesures de ses stations de prélèvement étant disponibles en ligne.
À quatre kilomètres de la mine, le village de la communauté indigène Guacarí-La Odisea surplombe des côteaux verdoyants. Au loin, d’immenses monticules gris : les déchets issus de la production du ferronickel stockés en plein air. Ces millions de tonnes de déchets générés depuis le début des activités de la mine sont stockés à l’air libre et se dispersent au gré des intempéries. « Ceux-ci sont composés de particules hautement toxiques Il suffit d’un peu de vent ou de pluie pour que les particules se déplacent et contaminent », explique l’ancien ouvrier de Cerro Matoso.
Ici, le constat est le même : pas une personne sans infirmité selon les habitants, même les enfants sont atteints de maux « inhabituels ». Yolanda Rosa Hayos, 63 ans, fond en larmes : « J’ai des douleurs partout (…) et ces tâches noires me sont apparues sur tout le corps. J’ai consulté les docteurs de la clinique de Cerro Matoso, ils m’ont dit que tout allait bien, qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. »
En effet, la mine dispose d’une clinique, intégrée à l’une de ses structures, la fondation Panzenú. Peuvent s’y rendre pour des soins médicaux les employés ainsi que les membres des communautés alentour. « Ce territoire a été abandonné par les autorités sanitaires. Pour se soigner, les gens vont soit à l’hôpital, payé par Cerro Matoso, soit à la clinique appartenant à la mine », analyse Camilo Castellanos, médecin toxicologue à la Pontificia Universidad Javeriana. « [Cerro Matoso] est donc à la fois juge et partie sur les questions de santé », ajoute-t-il.
Pour les communautés entourant la mine, aucun doute possible, les activités du nickel ont un impact dévastateur sur leur santé. « Ce sont surtout les problèmes respiratoires qui nous mènent à la tombe. »
Un cas d’ampleur nationale
En 2013, Israel Aguilar, alors gouverneur et chef tribal de la réserve autochtone Zenú de l’Alto San Jorge et Luis Hernán Jacobo, président du Conseil communautaire des communautés noires de San José de Uré, déposent une demande de protection auprès de la Cour Constitutionnelle colombienne contre Cerro Matoso, le Ministère des mines ainsi que l’Agence nationale minière pour dommages environnementaux et sanitaires. La Cour accepte de traiter l’affaire et s’ensuit un grand déploiement de moyens pour établir ou non la responsabilité de la mine quant aux dégâts alentour.
Une étude sans précédent est commandée auprès de l’Institut de médecine légale et de sciences médico-légales – une sommité dans le pays – pour rechercher la présence de nickel dans le sang et l’urine chez 1147 personnes vivant autour de la mine et identifier le taux de maladies liées à l’exploitation minière. Les résultats sont sans appel et font état de « niveaux élevés de nickel dans le sang, au-delà des seuils autorisés par les études internationales ».
Estela Isabel Hoyos Arcia, habitante du village de Puerto Colombia, tient fermement dans sa main les résultats qui lui ont été envoyés une fois l’étude publiée : 6 μg de nickel relevé dans le sang et 19 μg dans l’urine, soit respectivement 10 et 11 fois au-dessus des seuils fixés par l’Institut national de santé publique du Québec, norme parmi les plus strictes au monde.
À la lumière de ces analyses, la Cour émet un jugement à charge contre Cerro Matoso. L’entreprise doit notamment indemniser et fournir des soins complets aux communautés affectées ainsi que renouveler sa licence environnementale, datant de 1981. Si l’entreprise ne se conforme pas à ces sanctions, il est aussi prévu que la Cour soit en mesure d’ordonner « la suspension de ses activités extractives ».
Mais l’entreprise South32 – propriétaire de la mine – fait appel et s’arme des avocats les plus puissants du pays, dont Eduardo Cifuentes Muñoz, ex-président de la Cour Constitutionnelle (1991-1998). Ceux-ci avancent que « le tribunal a mal interprété le rapport médical publié par l’Institut de médecine légale (…) puisqu’une relation de causalité directe n’a pas été établie entre l’impact constaté dans la population et l’exploitation de Cerro Matoso ».
Ils argumentent également qu’il n’est pas concevable d’attribuer à Cerro Matoso seule la présence de nickel dans les échantillons, sachant que d’autres « facteurs externes » ont pu influencer les résultats.
« Bien sûr qu’il y a un facteur externe, la mine elle-même », commente Camilo Castellanos, toxicologue et membre à l’époque de l’équipe méthodologique du rapport de l’Institut de médecine légale. « Les niveaux de nickel observés dans les échantillons prélevés étaient entre 10 et 100 fois supérieurs aux limites établies par la norme québécoise (…). Au-delà de l’interprétation du rapport, les taux de nickel sont tels que je suis intimement convaincu que la mine intoxique les populations de façon chronique », avance-t-il.
La méthodologie de l’étude adoptée avant sa réalisation a par ailleurs été validée par toutes les institutions publiques impliquées et les parties prenantes, Cerro Matoso y compris. Pour Javier de la Hoz, avocat des communautés à l’époque du procès, « ce rapport est la preuve la plus forte qui puisse exister pour prouver la responsabilité de la mine ».
Dans sa réponse à nos questions, Cerro Matoso invoque notamment un rapport réalisé en 2016 qu’ils ne communiquent pas et qui aurait été réalisée par une toxicologue américaine, qui soulèverait les limites méthodologiques de l’Institut de Médecine légale.
Retournement de situation, en septembre 2018, la Cour donne raison à l’entreprise et vote en seconde instance l’annulation de la plupart des sanctions à l’encontre de Cerro Matoso. Sont retenus les ordres de renouveler la licence environnementale et d’y intégrer un processus de consultation des communautés, de corriger les impacts environnementaux et de garantir la santé des populations concernées.
Très peu sont ceux qui s’expliquent le revirement du jugement en seconde instance, malgré les preuves apportées par l’Institut de médecine légale. Pour Javier de la Hoz, nul doute possible : « Il y a eu de la corruption. Trois sources importantes qui étaient présentes lors des sessions internes me l’ont confirmé. »
En 2015, quelques mois après que la Cour constitutionnelle colombienne ait décidé de se pencher sur les plaintes à l’encontre de Cerro Matoso, un autre événement majeur bouscule l’actualité de la mine. Le leader minier BHP Billiton, propriétaire historique depuis 1980 de l’exploitation de nickel cède la mine à South 32. Issue de la scission de BHP Billiton, qui avait antérieurement essayé de vendre Cerro Matoso, sans succès, la nouvelle société australienne hérite des actifs jugés non stratégiques du géant minier. « BHP a créé South 32 pour se débarrasser de tous ses projets sales », affirme l’avocat Javier de la Hoz.
Depuis le procès, un accord sur le protocole de consultation a été conclu avec les communautés, et près de 12 millions d’euros ont été versés, via des projets sociaux, aux communautés alentour, défend Cerro Matoso dans sa réponse à nos questions.
À Puerto Colombia, village le plus proche de la mine, presque toutes les maisons ont été refaites à neuf, et quelques-unes sont à ce jour encore en chantier. Mais « la santé n’a pas de prix, et cette nouvelle maison ne me la rendra pas », déplore Estela Isabel Hoyos Arcia, victime de nombreux troubles digestifs. Bien que l’affaire soit classée, les accusations contre Cerro Matoso se poursuivent.
À San José de Uré, village afro-colombien situé à 10 km de la mine de Cerro Matoso, un autre drame sanitaire se déroule aujourd’hui en silence : ces deux dernières années, une vingtaine de femmes ont subi une hystérectomie (ablation de l’utérus, ndlr), selon une enquête de terrain menée par Radio France Internationale, membre du consortium de Forbidden Stories. Celles-ci souffrent toutes des mêmes symptômes : hémorragies sévères et douleurs insoutenables. « Pourquoi sommes-nous si nombreuses à souffrir de cela ? », questionnent-elles.
Le rapport de l’Institut de Médecine Légale répertorie le fibrome utérin parmi les 17 maladies dont souffrent les populations avoisinant la mine. Bien que la Cour constitutionnelle ait ordonné à Cerro Matoso de fournir des soins de santé complets aux victimes de ces maux, aucune de ces femmes n’a reçu d’aide. La compagnie se défend, affirmant qu’à ce jour, « une seule personne a demandé des soins dans le cadre de ce protocole ».
Mais « le dossier santé n’est pas clos (…) et les conséquences sur notre terre mère et nos communautés sont pires qu’avant », affirme Israel Aguilar.
À Córdoba, dénoncer en terrain miné
À l’instar Rafael Moreno, de nombreuses figures locales et personnes affectées par les activités minières dans la région continuent d’en dénoncer les conséquences sur leur santé et l’environnement, encourant souvent des risques majeurs.
Depuis la signature des accords de paix en 2016 entre le gouvernement colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) de l’époque, 56 leaders locaux – pour partie impliqués dans des sujets liés aux mines, ont été assassinés dans le sud de Córdoba d’après l’Observatoire des droits humains et des conflit de l’Institut d’études pour la paix (Indepaz). En Colombie, ce sont par ailleurs les activités minières qui génèrent le plus de conflits socio-environnementaux.
Israel Aguilar, ancien mineur et représentant actif des communautés indigènes de la zone témoigne du danger ambiant : « Je ne peux plus me déplacer dans les lieux publics. Chez moi, je ne passe pas plus de vingt minutes sur ma terrasse, c’est trop risqué. » Orateur public très actif sur les questions minières depuis plusieurs décennies, le leader est escorté à ses moindres déplacements et a déjà reçu de nombreuses menaces. À Córdoba, 202 personnes bénéficient de cette protection, fournie par l’Unité nationale de protection.
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« Ici, le pouvoir fonctionne en triangle : les groupes armés [clan del Golfo, principal gang de narcotrafiquants du pays, ndlr], les politiques et les mines constituent un même écosystème de corruption et de crime », explique une source qui souhaite garder l’anonymat.
« Absolument toutes les entreprises minières présentes sur place paient le clan. Là où il y a des mines, il y a les groupes paramilitaires », affirme une autre source qui souhaite également rester anonyme.
Ancien travailleur chez Cerro Matoso, Victor Pineda a quitté l’entreprise en 2003 en raison de problèmes de santé, après y avoir travaillé pendant 21 ans. Victime d’une dysautonomie du système nerveux et d’une série de problèmes digestifs et cardiaques, il lutte depuis vingt ans pour faire reconnaître sa maladie comme étant d’origine professionnelle et obtenir compensation. Il accuse la compagnie de ne pas avoir pris les précautions nécessaires pour le protéger et de l’avoir exposé à des températures se situant au-delà des niveaux admissibles.
Quelques jours après l’assassinat de Rafael Moreno, Victor Pineda partage sur Facebook plusieurs publications du journaliste au sujet de Cerro Matoso, en sa mémoire. Plus d’une semaine après, il reçoit par sa fenêtre une lettre de menace : « Arrête de te faire passer pour un leader de l’environnement (…). Tu as vu ce qui est arrivé au journaliste Rafael Moreno à Montelíbano (…) tu es prévenu. » Il est interloqué. « Je ne comprends pas pourquoi je suis personnellement menacé. Nous sommes très nombreux à dénoncer la mine, et je ne suis ni leader ni porte-parole », commente le retraité.
Organis Cuadrado, compagnon de route de Rafael Moreno et critique actif de l’activité minière dans sa région a quant à lui choisi de faire profil bas depuis l’assassinat de son ami. Il anime désormais un programme musical et d’actualité pour la radio locale la Piragua : « J’ai une famille, je veux voir grandir mes enfants (…). Je sais que je suis le prochain sur la liste si je continue à dénoncer comme je le faisais avec Rafa. » Depuis, il est systématiquement accompagné de ses deux gardes du corps à chacun de ses déplacements et ne circule qu’en voiture blindée.
L’assassinat de Rafael Moreno a marqué un tournant dans la région. Si certains continuent d’élever la voix, nombreux sont ceux qui préfèrent désormais se taire : « C’est le silence », souffle Organis.