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Rwanda Classified

Paul Rusesabagina : « Personne ne peut me réduire au silence »

Après plus de deux ans passés derrière les barreaux, le défenseur des droits humains et héros du film Hotel Rwanda (2004) Paul Rusesabagina prend la parole pour l’une des premières fois depuis sa libération, en mars 2023. Pour le projet « Rwanda Classified », l’opposant au président rwandais Paul Kagame revient sur son emprisonnement, les menaces qu’il a subies en exil et se confie sur l’avenir qu’il entrevoit pour son pays.

Paul Rusesabagina. (Credit : famille Rusesabagina)

Par Karine Pfenniger

28 mai 2024

Avec Kristof Clerix (Knack)

Un vol qui vire au cauchemar. Parti de Dubaï en direction du Burundi le 26 août 2020, l’avion qui transportait le défenseur des droits humains Paul Rusesabagina est dérouté vers le Rwanda.

 Sur le tarmac de l’aéroport de Kigali, l’opposant au président Paul Kagame est arrêté. Jugé en septembre 2021, il est reconnu coupable d’avoir soutenu un groupe « terroriste » et condamné à 25 ans de prison. Après une demande de grâce formulée en octobre 2022, Paul Rusesabagina a été libéré en mars 2023. 

L’ancien directeur de l’hôtel des Mille Collines, connu pour avoir sauvé plus d’un millier de personnes durant le génocide, a fui son pays pour la Belgique en 1996. Après avoir demandé l’asile politique et obtenu la citoyenneté belge, Paul Rusesabagina s’est exilé aux États-Unis. S’il dit faire l’objet de menaces de la part du gouvernement rwandais depuis près de trente ans, ces persécutions se sont accentuées depuis son départ du pays en 2005.

Le projet « Rwanda Classified » révèle les moyens mis en œuvre par le régime de Paul Kagame pour museler ses opposants à travers le monde. Forbidden Stories et Knack ont rencontré Paul Rusesabagina les 27 avril et 1er mai derniers, pour l’une des premières interviews données par l’opposant rwandais à un média européen depuis sa sortie de prison.

Cet entretien est l’une de vos premières interviews avec un média européen depuis votre libération de prison au Rwanda, l’année dernière. Quel est le principal message que vous souhaitez adresser au public européen ?

Paul Rusesabagina : Pendant que je vivais le génocide à l’Hôtel des Milles Collines, en 1994, j’ai appelé tous ceux que je connaissais en Europe… L’administration belge, l’Élysée. Je voulais que le monde se sente concerné par ce qu’il se passait, qu’ils s’impliquent pour sauver des vies. Mais l’Europe a fermé les yeux, s’est bouché les oreilles et n’a rien fait. Que voit-on aujourd’hui ? On a remplacé les danseurs, mais la musique et la chorégraphie restent les mêmes. La musique assassinait en 1994 et cela continue [dans l’est de la République Démocratique du Congo (RDC), le groupe d’experts de l’ONU a rassemblé des preuves de la présence de troupes rwandaises aux côtés du groupe rebelle M23, connu pour avoir commis des violations des droits humains. Le Rwanda a toujours nié toute présence militaire en RDC, NDLR]. L’UE a récemment signé un protocole d’accord sur l’exploitation des minerais [avec le Rwanda, soupçonné d’extraire illégalement des métaux de la RDC, NDLR]. L’UE soutient ouvertement [Paul Kagame], qui va voler des minerais de sang [en RDC]. Je pose donc la question à l’UE : où étiez-vous en 1994 et où êtes-vous aujourd’hui ?

Revenons au 26 août 2020. Vous avez embarqué à bord d’un vol Chicago-Dubai pour ensuite, pensiez-vous, rejoindre le Burundi. Mais l’avion privé – affrété par la compagnie grecque Gain Jet – a soudain atterri à Kigali. Pourquoi vous êtes-vous retrouvé au Rwanda ?

Mon enlèvement a été facilité par un homme de Dieu, le pasteur Constantin Niyomwungere, que j’ai rencontré fin 2017- début 2018. Nous sommes restés en contact, et je l’ai même invité chez moi. Il m’a dit : « Je vous ai entendu parler de justice, de réconciliation et de dialogue. Votre message est très important, et le monde entier est prêt à vous écouter. Pourquoi ne venez-vous pas au Burundi parler à mes ouailles ? Nous pouvons louer un avion privé pour vous y emmener. » À aucun moment je n’ai imaginé que nous nous dirigions vers Kigali au lieu de Bujumbura. Ce n’est que lorsque j’ai vu la tour de contrôle de l’aéroport de Kigali que j’ai réalisé ce qu’il se passait. J’ai failli m’écrouler. Lorsqu’ils ont ouvert la porte de l’avion, j’ai vu des soldats postés sur le tarmac. J’ai commencé à crier : « Je suis Paul Rusesabagina et c’est un enlèvement ! Ils vont me tuer. » Et puis je me suis retrouvé avec des gens de l’Office rwandais d’investigation et de la Direction du renseignement militaire. Ils m’ont attaché les mains dans le dos, mis un sac sur la tête, jeté dans une voiture et emmené dans un endroit inconnu.

Vous avez été emprisonné pendant deux ans et sept mois. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

J’ai vécu l’enfer, j’étais torturé tous les jours. Ils me ligotaient. Ils me rouaient de coups de poing et de coups de pied, ils me piétinaient le cou avec leurs godillots. J’étais à l’isolement, je ne parlais à personne et je ne pouvais sortir qu’une heure par jour. Lorsque j’ai été mis derrière les barreaux, il n’y avait pas plus de 10 000 prisonniers [dans l’établissement]. À ma sortie, la prison comptait plusieurs milliers de personnes supplémentaires. Des gens meurent et sont enterrés dans ces prisons.

Pendant que vous étiez incarcéré, Forbidden Stories et Amnesty International ont révélé que Pegasus avait infecté le téléphone de votre fille, Carine Kanimba.

C’est la méthode du gouvernement rwandais. Ils m’ont mis en prison, donc si ma fille parle, elle devient la prochaine cible. Ils surveillent tous les membres de ma famille.

Vous avez été condamné à 25 ans de prison, mais vous avez été libéré au bout de deux ans et sept mois. Pourquoi ?

À cause des pressions.

Pouvez-vous nous raconter votre libération ?

C’était le 24 mars, un vendredi, et j’allais avoir mon coup de fil hebdomadaire de 5 minutes avec ma famille. J’ai appelé à 15 heures, comme d’habitude. Ils m’ont dit que je serai libéré. Mais après la conversation, je suis retourné en cellule et il ne s’est rien passé. Jusque tard dans la nuit. J’ai soudain entendu le gros cadenas de la porte en métal située à l’étage d’en dessous s’ouvrir. Peu de temps après, j’ai entendu frapper à la porte de mon étage. Puis le directeur de la prison, son adjoint, des militaires et des policiers ont surgi. « Vous, levez-vous ! », m’a dit le directeur. « Levez-vous et sortez d’ici ! » Mais pourquoi au milieu de la nuit ? Pourquoi leur faire confiance ? J’ai refusé. Plus tard, ils m’ont mis en communication téléphonique avec la chargée d’affaires américaine au Rwanda. Elle m’a dit que j’étais libéré, puis elle m’a passé un diplomate américain qui venait aussi me voir tous les mois. Il était joyeux, il riait, il était content. « D’accord », j’ai dit. « Maintenant, je peux partir. » Et j’ai commencé à rassembler mes livres et mes affaires.

Avant son arrestation et son emprisonnement au Rwanda, Paul Rusesabagina dit avoir fait l’objet de menaces à plusieurs reprises en Belgique, où il vivait en exil (à lire ici).

Parlez-nous des menaces de mort que vous avez reçues en Belgique.

J’étais devenu un gros problème pour M. Kagame depuis 2004, quand le film Hotel Rwanda est sorti, après que la médaille présidentielle de la liberté m’ait été décernée par le président George W. Bush et lorsque mon autobiographie Un homme ordinaire est parue. M. Kagame n’était pas content, j’étais une menace pour lui. Soit vous êtes avec lui, de son côté, soit vous êtes contre lui et vous êtes mort.

Et en 2018, que s’est-il passé exactement ?

Ma fille Lys a été contactée par un homme que je ne connaissais pas. Il lui a dit que son père avait été sauvé par le mien. Il était crédible, parce qu’il mentionnait ce que mon père avait fait il y a 50 ans. Personne d’autre ne le savait. Et ensuite, il lui a envoyé des fichiers audio dans lesquels on explique comment suivre et harceler des gens et même assassiner des personnes à l’étranger. Cela ne m’a pas vraiment surpris, la répression transnationale est une pratique courante du gouvernement actuel. Dans les fichiers, on les entend aussi parler de cibles. Les premières qu’ils citent, c’est moi, et un médecin qui vit aux États-Unis. Ils évoquaient aussi des gens en Belgique qu’ils pouvaient menacer.

Vous êtes résident américain. Les autorités américaines vous ont-elles alerté sur la question de votre sécurité en Belgique ?

Je dois être prudent dans tout ce que je fais et partout où je vais. Tout peut arriver n’importe où, n’importe quand. Un jour, alors que je donnais une conférence à l’université du Texas, j’avais quatre policiers qui me protégeaient, deux à ma gauche, deux à ma droite. A un moment donné, des gens [soupçonnés par Paul Rusesabagina d’avoir été envoyés par le gouvernement rwandais] venaient perturber mes interventions. 

Avez-vous également bénéficié d’une protection policière en Belgique ?

À certaines occasions, oui. J’étais protégé.

Comment les menaces que vous avez reçues en 2018 ont-elles impacté votre vie ?

Nous avons décidé de vivre une partie du temps en dehors de Bruxelles. Et d’après ce que nous avons vu, le gouvernement belge s’est montré réticent à dire à ces espions, ces individus venus pour assassiner de « soit y renoncer, soit quitter le pays ».

Le Bureau du procureur général belge n’a pas seulement ouvert une enquête sur les menaces de mort que vous avez reçues, mais également sur des accusations de terrorisme à votre encontre.

Le Rwanda a essayé d’utiliser la police et le procureur belges pour m’impliquer dans tout un tas de choses que je n’ai jamais faites. Le Bureau du procureur fédéral [belge] a même envoyé des documents à Kigali qu’il avait fait saisir à mon domicile. Il a pris mon ordinateur et a tout envoyé à Kigali. Mais a-t-il trouvé que j’envoyais de l’argent [pour financer des actes terroristes, NDLR] ? À ma connaissance, il n’y a jamais eu de preuves.

Le porte-parole du parquet fédéral belge nous a indiqué que « les biens saisis lors d’une perquisition faite en Belgique ont […] été transmis aux autorités rwandaises en respectant les règles strictes de la coopération internationale et de la procédure belge » et n’a pas souhaité commenter les possibles éléments de preuves rassemblés, en raison du statut de l’enquête, toujours en cours. 

Êtes-vous en train de nous dire qu’après avoir été libéré de prison au Rwanda, vous craignez toujours pour votre vie ?

C’est encore pire qu’avant.

La répression transnationale appartient-elle au passé ou est-elle toujours d’actualité ?

Les gens devraient faire preuve de prudence. Le FPR [Front patriotique rwandais, le parti de Paul Kagame, NDLR] fait tout pour se maintenir au pouvoir, et la répression transnationale se renforce. Le FPR veut toujours menacer ses opposants, où qu’ils soient. Il ne lâche pas. Et ni ses théories ni ses pratiques ne changent jamais. Menacer et assassiner, c’est un métier. Et où que vous soyez, dans le pays ou en dehors, il vous montrera qu’il ne vous craint pas.

Paul Rusesabagina a été libéré en mars 2023.

Comment s’est passée l’année qui vient de s’écouler pour vous ?

Après ma libération, j’étais très faible. C’est pour cela que j’ai passé toute une année à ne rien dire, à ne rien faire, à me contenter d’être avec ma famille et mes amis, et à remercier tous ceux qui sont intervenus et se sont battus pour moi quand j’étais en prison. Et à ma sortie, ma famille avait rassemblé 1 352 articles de différents médias du monde entier. Je n’ai toujours pas fini de les lire.

Prévoyez-vous de rester aux États-Unis « dans un moment de réflexion » ou envisagez-vous de jouer un rôle public à l’avenir ?

Lorsque j’ai quitté la prison de Kigali, plein de prisonniers m’ont fait une haie d’honneur. Ils chantaient et criaient. « M. Rusesabagina, vous étiez notre voix avant d’arriver ici », disaient-ils. « Maintenant que vous sortez de prison, s’il-vous-plaît, soyez-la de nouveau. » Personne ne peut me réduire au silence. Je sais qu’un jour, la démocratie adviendra au Rwanda. Si par chance je suis toujours là, pourquoi ne pas prendre un rôle politique ?

En juillet, le Rwanda organise de nouvelles élections présidentielles. Qu’en attendez-vous ?

À mes yeux, les jeux sont déjà faits. Ne craignez-vous pas une situation où quelqu’un est élu à 98,79 % ? Pouvez-vous l’imaginer ? Au lieu de voler un kilo, il vole le sac entier de 100 kilos. Mais il se pourrait bien que certaines personnes autour de Paul Kagame – ou certaines personnes qui font semblant de l’entourer – en aient assez et envisagent de ne pas se taire à jamais. Dans sa propre équipe, beaucoup sont insatisfaits. Peut-être qu’un jour, ils feront entendre leur voix. Le monde les observe. Mais d’un autre côté, Kagame a toujours le soutien de pays occidentaux.

 Rusesabagina, après toutes ces années de menaces, de prison et de traque, quel bilan tirez-vous ?

L’une des meilleures leçons que j’ai apprises dans ma vie est de ne jamais abandonner. Parce qu’à l’instant où vous abandonnez, vous faites plaisir à votre ennemi. J’ai donc toujours défendu ce en quoi je crois depuis mes jeunes années. Aujourd’hui, j’ai presque 70 ans. Je ne laisserai jamais mes ennemis me voir changer. À l’instant même où cela m’arriverait, je leur ferais plaisir, et je ne suis pas prêt à leur faire ce cadeau. Donc je vais bien. Je fais des progrès. 

 

Sollicités, le gouvernement rwandais et le cabinet de Paul Kagame n’ont pas souhaité réagir.

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