Frontière Mortelle

Militariser la frontière, une mesure peu efficace

Des deux côtés de la frontière séparant l’Équateur et la Colombie, une lutte contre les organisations criminelles liées au trafic de drogue est en cours. La hausse des effectifs militaires décrétée par les deux gouvernements est la plus importante de toutes les zones frontalières d’Amérique du Sud. Elle affecte considérablement la vie quotidienne des communautés rurales.

Contrôle militaire à l’entrée de Mataje. Les entrées et sorties du village sont contrôlées par l’armée équatorienne depuis la mort de 4 militaires le 20 mars 2018. Photo: Periodistas Sin Cadenas

1 de octubre de 2018

« Ici la police et les soldats semblent sortir de terre » plaisante un haut responsable de l’armée colombienne déployé à Tumaco,. Ce port situé sur la côte Pacifique sud de la Colombie est devenu, ces derniers mois, l’épicentre d’une gigantesque opération contre le trafic de drogue. La frontière avec l’Équateur se trouve à moins de 40 kilomètres. Dans cette zone, la réponse à l’explosion du commerce de cocaïne a été la même que celle du gouvernement colombien : couvrir le territoire de milliers de soldats.

Dans cette région binationale aussi vaste que le Pays de Galles, couverte de jungle et de mangroves, plus de 13 000 policiers, soldats, combattants des forces spéciales, navales et aériennes luttent contre huit groupes armés différents, en conflit pour le contrôle, la production et l’exportation de la cocaïne. Les communautés civiles transfrontalières se retrouvent sous ce feu croisé, victimes de la militarisation de leur territoire, transformé en base opérationnelle.

En Colombie, deux semaines après l’assassinat de huit producteurs de coca dans une zone rurale de la municipalité de Tumaco en octobre 2017, le gouvernement colombien a mobilisé près de 9000 membres des forces de l’ordre. Selon le ministre de la Défense de l’époque, Luis Carlos Villegas, la campagne militaire baptisée Atlas avait pour objectif « la lutte frontale » contre la production de coca, le blanchiment d’argent et « les activités illégales » le long des rivières du département, « la lutte contre le crime organisé » ainsi que la protection des infrastructures pétrolières et électriques.

Alors que les troupes colombiennes se déployaient, les villes équatoriennes frontalières se sont vues elles aussi rattrapées par le conflit. Le 27 janvier à l’aube, à San Lorenzo, petite ville de la province côtière d’Esmeraldas, une voiture piégée explosait près d’un commissariat de police. L’attaque – attribuée au front Oliver Sinisterra (FOS) – a fait 28 blessés et a gravement endommagé le bâtiment concerné ainsi que plus de 37 maisons dans un rayon de 50 mètres.

Opérations de police avec un tank à San Lorenzo, près du quartier général de la police, où une bombe a explosé le 27 janvier 2018. Photo : Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Cette attaque à la bombe a conduit le président équatorien Lenín Moreno à décréter l’état d’urgence durant 60 jours dans les villes de San Lorenzo et Eloy Alfaro. Ce dispositif confère des pouvoirs spéciaux aux forces de l’ordre et suspend l’exercice par les citoyens de quatre de leurs droits fondamentaux: le principe de l’inviolabilité du domicile, le secret des correspondances, la liberté de circulation et la liberté de réunion et d’association.

Ces mesures exceptionnelles, combinées à un important renforcement du dispositif sécuritaire, n’ont cependant pas mis fin aux actions du FOS, dirigé par l’ancien guérillero des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) Walther Arizala, alias « El Guacho ». Entre le 17 février et le 4 avril 2018, il a été tenu responsable d’attaques contre des forces militaires et d’actes terroristes contre des infrastructures électriques en Équateur. Selon les autorités équatoriennes, les offensives d’El Guacho sont la réponse à la multiplication des opérations antidrogues dans la région, mises en œuvre à partir d’octobre 2017.

Mais l’événement qui déclenché une vague de colère dans tout l’Equateur est l’enlèvement de l’équipe de journalistes du quotidien El Comercio. Le reporter Javier Ortega, le photographe Paúl Rivas et le chauffeur Efraín Segarra ont été kidnappés le 26 mars dans la ville frontalière de Mataje. Le FOS aurait par la suite cherché à les échanger contre trois hommes incarcérés dans des prisons équatoriennes.

Un jour après l’annonce de l’enlèvement, le président Moreno annonce la création du Comité National de Sécurité aux Frontières (Comité Nacional de Seguridad Fronteriza), reconduit l’état d’urgence, et réitère son intention formelle d’obtenir la libération des journalistes.

Patrouille de militaires équatoriens. Photo: Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Peu à peu, des troupes militaires et des unités de forces spéciales de police ont investi le côté équatorien de la frontière. Ces troupes avaient pour mission de retrouver l’équipe d’El Comercio, mais aussi de contenir le Front Oliver Sinisterra, en collaboration avec leurs homologues colombiens. 3 500 hommes des forces armées ont alors débarqué dans la province d’Esmeraldas.

Du côté colombien, des unités de la Force d’Intervention Hercule (Fuerza de Tarea Hércules) ont été rassemblées afin de retrouver les ravisseurs des journalistes. Selon le chef du Commando Spécial de la Police du Pacifique Sud, le colonel Jhon Aroca, Tumaco est « l’une des municipalités les plus densément couvertes par les forces de sécurité ».

La Force d’Intervention Hercules dispose de 8 304 hommes répartis en une force de déploiement rapide, un commando de forces armées de stabilisation et de consolidation, quatre bataillons d’opérations terrestres, deux compagnies de forces spéciales urbaines et un bataillon d’appui d’action intégrale et développement, une brigade d’infanterie, deux bataillons d’infanterie, un bataillon fluvial et, enfin, un hélicoptère d’attaque. Son budget pour l’année 2018 dépasse un demi-million de dollars. S’y ajoutent 1 300 agents du Commando Spécial de la Police du Pacifique Sud déployés à Tumaco.

Opérations de la police colombienne contre une exploitation minière illégale. Zone rurale de Barbacoas, zone de Nariño, Sud de la Colombie, le 26 septembre 2017.

Suite à l’annonce de l’enlèvement, Le général Juan Bautista Yepes, chef d’État-Major militaire colombien, a déclaré : « une réunion binationale a été organisée dans le but de coordonner et de mettre en œuvre un plan dont l’objectif est de combattre nos menaces communes à la frontière » et dont les deux composantes sont « l’échange de renseignements » et « l’exécution d’opérations de contrôle territorial dans toute la zone frontalière ».

Malheureusement, ces décisions conjointes ont eu des conséquences dramatiques pour les employés du journal El Comercio. Le 13 avril, 20 jours après l’enlèvement, le Front Oliver Sinisterra déclare que le renforcement des forces de sécurité à la frontière et la « réponse militaire » ont entraîné « la mort des trois journalistes équatoriens ».

Au cours des premiers mois de l’opération, les forces de sécurité colombiennes ont perdu cinq hommes. Trois enquêteurs judiciaires ont également été assassinés en juillet par le FOS. Durant la même période, la force d’intervention a effectué plus de 100 opérations à la frontière, détruit 130 laboratoires et saisi plus de 59 tonnes de cocaïne. Enfin, en septembre, deux opérations majeures étaient menées en l’espace de huit jours : l’une contre Victor David Segura, alias David, chef de la guérilla unie du Pacifique et l’autre contre El Guacho.

Paradoxalement, le renforcement des forces armées du côté colombien a conduit à une augmentation considérable du nombre d’homicides dans la région. Selon le gouvernement de Nariño, entre juillet 2017 et 2018, les homicides ont augmenté de 34%, passant de 248 à 332. Avec 147 meurtres enregistrés au cours du premier semestre de 2018, Tumaco est la commune la plus touchée par ce phénomène, avec une augmentation de 55%.

Des membres de l’armée colombienne exposent 3,9 tonnes de cocaïne saisies le 16 mars 2013 dans la ville de Timbiquí (Colombie). Selon les autorités, la cocaïne appartenait à des guérillas des FARC.

En Équateur, au 15 août, la Force d’Intervention conjointe « Esmeraldas » avait mis en place 1 613 opérations militaires, dont 995 missions de surveillance et 558 opérations de contrôle de l’armement. L’armée avait, elle, saisi 4000 gallons d’essence et 710 bidons d’acétone, utilisés dans les laboratoires de production de cocaïne, et confisqué 3 000 cartouches de fusils. Depuis janvier, l’armée de l’air a réalisé 1 378 heures de patrouilles à la frontière.

Cette année, la police indiqué avoir saisi 5,1 tonnes de cocaïne, 19 tonnes de précurseurs chimiques, 141 armes à feu et 797 explosifs. Elle affirme de plus avoir démantelé 48 groupes criminels et arrêté 1 064 personnes au cours de 13 opérations coup de poing.

Esmeraldas a le taux d’homicides le plus élevé d’Equateur. Les derniers chiffres officiels, de 2010, indiquent 61,6 homicides pour 100 000 habitants, alors que la moyenne du pays était de 18,6. Photo : Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Bien que les taux de violence dans la province d’Esmeraldas soient inférieurs à ceux de Nariño, le nombre d’homicides a lui aussi augmenté en dépit du renforcement de la présence des forces de sécurité. Alors qu’entre janvier et août 2017, 44 meurtres étaient enregistrés, on en dénombre 58 sur la même période en 2018, soit une augmentation de 31%. Avec un taux de 10,8 homicides pour 100 000 habitants, Esmeraldas détient le taux le plus élevé d’Équateur, près du triple de la moyenne nationale.

Les civils se trouvent ainsi pris au piège entre forces de sécurité et groupes illégaux. Depuis que les deux États ont décidé de déclarer la guerre au trafic de drogue, les institutions publiques, les chefs de communautés, ainsi que les organisations paysannes et ethno-territoriales denoncent les conséquences de cette stratégie qui fait courir de graves risques à la population civile.

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Des civils touchés en Colombie

La militarisation de la zone est un cauchemar pour les habitants de la région de Tumaco qui vivent dans les zones rurales limitrophes de l’Équateur. Le 6 mai 2018, le Bureau du Médiateur de Colombie relatait la situation au Ministère de l’Intérieur de ce pays, sollicitant l’attention de différentes entités du gouvernement national pour protéger les communautés. Selon cette institution, suite à l’enlèvement et du meurtre des journalistes, les opérations des forces publiques colombiennes et équatoriennes se sont intensifiées au sein de la zone frontalière, touchant désormais 22 communautés paysannes, autochtones et afro-descendantes.

Selon le Médiateur, dans ces territoires difficiles d’accès, des abus ont été perpétrés par certains soldats sur la population, et des enlèvements de citoyens ont même été commis en Colombie par l’armée équatorienne. Selon le document, la situation n’a pas été dénoncée par crainte de représailles.

Le peuple des Awá est l’un des plus touchés par cette situation. La Garde indigène, chargée de protéger le territoire et son identité, est en conflit avec différentes unités militaires qui, sans avoir consulté la communauté, campent sur leurs terres. Selon les peuples autochtones, la présence de troupes les expose au danger de possibles combats.

Un responsable de la Garde indigène de la communauté de Piguambí Palangala, qui témogne anonymement, raconte que le passage des forces armées dans la région s’est accru depuis juin 2018, . Ce mois-ci, les soldats ont installé des camps à côté de deux écoles de la communauté. Les enseignants ont été contraints de suspendre les cours par peur d’attaques armées. La Garde a finalement convaincu les militaires de quitter la zone.

« L’armée engendre beaucoup de dégâts. J’ai vu des soldats pêcher le poisson des étangs et attraper des poules. Ils attendent que le propriétaire des animaux ne soit pas là, par exemple le dimanche, lorsque les gens sont au marché », explique le dirigeant autochtone.

Un autre Garde indigène raconte, sous anonymat lui aussi, que plusieurs membres de la communauté ont été victimes de fausses accusations de la part des forces publiques, pour  avoir porté des bottes en caoutchouc, ou à cause de leur manière de s’habiller. Il relate que certains de ses compagnons se sont vus dire: « Vous, avec vos têtes de guérilleros, faites-voir vos mains ! Si vous êtes vraiment des guérilleros, on va vous descendre. »

Les soldats signaleraient comme guérilleros les hommes de la communauté qui pratiquent la chasse : « L’armée nous arrête et dit: « ce sont des révolutionnaires », parce qu’on a un fusil. Mais c’est notre coutume de porter un calibre 16, une « chiminea », une fourche : nous avons toujours vécu de la chasse. »

Segundo Jaime Cortés, gouverneur de l’une de ces réserves, appelées « resguardos » – territoires collectifs autochtones autonomes – déclare que la situation s’est aggravée car les militaires ignorent les autorités ancestrales, pourtant protégées par la Constitution du pays: « On m’a déjà dit : “Qui es-tu? Ne crois pas que nous allons pas nous gêner pour nous installer.” Ils ne comprennent pas que je suis le garant de la loi sur le territoire et que lorsque nous dialoguons, nous devons être sur un pied d’égalité. » Selon le gouverneur, il arrive par exemple que des soldats fassent pression sur la population pour obtenir des renseignements sur les groupes armés illégaux.

Henry Marín, conseiller auprès de l’Organisation Unité Indigène du peuple Awá (Unipa), indique que depuis l’assassinat de l’équipe du quotidien El Comercio, les opérations militaires se sont multipliées dans neuf « resguardos ». Selon Marín, en réponse à certaines de ces opérations, des organisations armées illégales ont installé des mines antipersonnel sur des territoires autochtones et menacé les autorités traditionnelles, comme ce fut le cas du gouverneur et de trois autres dirigeants de la réserve « Gran Rosario »,  contraints de quitter la région de peur d’être assassinés.

La situation est similaire sur les terres du Conseil Communautaire Alto Mira y Frontera, territoire de communautés afro-descendantes, limitrophe de l’Équateur. Anny Castillo, “personera” de Tumaco (personne travaillant dans le bureau des droits de l’homme, moitié procureur, moitié médiateur), reconnaît que la population a rencontré des problèmes avec l’armée et la police anti stupéfiants. « L’armée réquisitionne des logements dans les communautés et refuse de les restituer. Nous avons également eu connaissance de cas de vols commis par les militaires sur des biens appartenant à des civils », a-t-elle déclaré.

Une fille étudie dans sa maison située au milieu des champs de coca près d’El Tandil, où la police anti-stupéfiants colombienne a tiré sur les cultivateurs de coca, tuant 7 paysans. © Juan Manuel Barrero Bueno

Juan Carlos Angulo, représentant légal du Réseau des Conseils Communautaires du Pacifique Sud (Recompas), réaffirme que de telles pratiques mettent les communautés en danger: « La communauté dépend de l’étiquette que leur collent les groupes militaires ou armés. Les soldats accusent des personnes de « délinquance ou de « guérilla », tandis que les groupes illégaux les jugent « pro gouvernement ». De plus, l’armée semble considérer que toute action mise en oeuvre pour attraper El Guacho doit être supportée par la population sans souffrir de remise en question. » Pour éviter de nouveaux préjudices, Angulo a demandé aux commandants militaires de l’opération Atlas d’arrêter d’expliquer que les opérations se font « en collaboration avec la communauté », en raison des risques que cette affirmation fait courir à celle-ci.  

El Tandil, Llorente, Nariño. 18/10/2017. © Juan Manuel Barrero Bueno

 

Les « colonos » souffrent également de la situation dont sont victimes les communautés indigènes. L’Association des Fleuves Mira Nulpe et Mataje (Asominuma), composée de membres originaires du sud de la Colombie installés sur le territoire de communautés afrodescendantes, a dénoncé publiquement des cas d’abus perpétrés par l’armée. En août 2018, l’association a déclaré que les militaires présents à Llorente « effectuent des signalements, des accusations et des recensements de dirigeants ».

Selon la plainte, plusieurs soldats se sont mis à la recherche de la présidente du Conseil d’Action Communautaire du district de Vallenato, Alicia Torres, qu’ils accusaient d’appartenance à un groupe armé. Selon Asominuma, les faits sont « extrêmement ​​graves et nourrissent la situation de risque dans laquelle se trouve la leader communautaire ».

L’association a également dénoncé le déplacement de maisons et des familles, des perquisitions et des détentions sans ordonnance judiciaire, des pressions exercées contre les présidents de conseils d’administration, ainsi que le vol de documents de recensement et de comptabilité. Elle dénonce aussi l’installation systématique des forces publiques près des villes pour « se protéger » de possibles attaques.

Pour remédier à la situation et compte tenu des multiples plaintes de la population civile, le Bureau du Médiateur et des personnalités de Tumaco travaillent ensemble à l’élaboration d’une proposition d’accord entre forces publiques et communautés. Les dirigeants des organisations ethno-territoriales, l’église et le ministère public transmettent continuellement les doléances des communautés au Commandement conjoint. Selon eux, des solutions ont été trouvées, notamment pour plusieurs écoles occupées. Contacté – par écrit et à plusieurs reprises dans le cadre de ce reportage – sur sa version des faits, le général de l’armée Jorge Hoyos, commandant de la Force d’Intervention Hercule, n’a jamais répondu à nos demandes.

Vie quotidienne dans la zone d’El Tandil, près de la zone où la police colombienne a tiré sur les cultivateurs de coca et tué 7 paysans. © Juan Manuel Barrero Bueno

 

Le colonel Aroca assure qu’en dehors de l’enquête pénale, les principaux défis du Commandement sont « l’acceptation par la communauté » et l’atténuation des conséquences des opérations de police sur la population civile. Selon le haut responsable, « ici (à Tumaco), il faut agir fermement mais il est également nécessaire de se rapprocher (de la communauté) car la plupart ne sont pas des bandits, ils sont aussi affectés par la situation. Mais il est difficile d’être à la fois ferme et proche de la population. »

Opération de surveillance de l’armée équatorienne sur le point qui relie le pays à la Colombie, à Mataje. Photo: Periodistas Sin Cadenas

En Equateur, les populations déplacées

El Pan est une petite communauté d’agriculteurs vivant au bord de la rivière Mataje, du côté équatorien. Celle-ci a commencé à s’alarmer lorsque la guerre a éclaté de l’autre côté de la frontière et que des groupes armés illégaux ont commencé à se frayer un chemin en Equateur. Les premiers coups de feu ont été entendus le 17 février 2018, lorsque des patrouilles de militaires ont été prises d’assaut par des hommes armés. Ces attaques se sont répétées deux jours plus tard.

La population civile, effrayée par ces affrontements, a été forcée de quitter les lieux. On estime qu’au début des affrontements, 69 familles ont dû abandonner la zone. Hommes et femmes se sont enfuis, portant enfants ou personnes malades dans leurs bras. Ils ont abandonné derrière eux les témoins silencieux de cette fuite : outils de travail, animaux de compagnie ou encore appareils électroménagers.

Des familles de localités voisines telles que Mataje Alto et Tobar Donoso, effrayées par les coups de feu, ont également été victimes de ce déracinement. Des déplacements forcés ont aussi eu lieu au sein de Las Delicias. Au total, 98 familles ont été forcées de fuir la région. Elles se sont réfugiées dans des maisons, des chambres ou encore dans des centres d’hébergement d’urgence dans le port de San Lorenzo, une ville d’environ 42 000 habitants durement touchée par le trafic de drogue.

En avril, 52 familles de Mataje Nuevo ont été obligées de quitter leurs terres. A la suite de l’enlèvement et du meurtre de l’équipe d’El Comercio, au moins 3 500 militaires et policiers ont débarqué dans la zone. María Reinalda Tenorio, déplacée d’El Pan, garde un souvenir amer de la fusillade qui les a obligés à quitter leur village. Elle vit désormais à San Lorenzo dans une maison à deux étages à moitié construite et surpeuplée, accompagnée son mari, de 8 de ses 13 enfants, de ses belles filles et de 11 petits-enfants.

A San Lorenzo, une fille dort dans une maison en construction qui appartient à l’une des familles déplacées. Photo : Periodistas Sin Cadenas

Elle se souvient qu’elle était en train de cuisiner lorsqu’elle a entendu les coups de feu. Elle a quitté sa maison en courant, effrayée. Les militaires l’ont averti qu’il valait mieux partir, sans donner plus de détails. « Mais comment sortir ? Mon mari ne peut pas marcher, il est malade  », leur a-t-elle répondu. Pas de réponse. María Reinalda et Jesús Caicedo, ainsi que leurs enfants et petits-enfants, ont fui sans rien demander. Un camion benne les a amenés jusqu’à San Lorenzo. Selon María Reinalda, la fusillade est la première que connaît El Pan depuis 51 ans.

Les affrontements ont fait trois détenus, dont Albeiro, l’un des fils des époux Caicedo-Tenorio. Il a été interrogé pendant cinq heures par un groupe de soldats, puis libéré. « Ils m’ont arrêté, ils m’ont attaché et ils m’ont jeté dans la nature. Ils me demandaient de leur révéler qui avait tiré mais je ne savais pas. Comme je ne disais rien, ils ont sorti un couteau, comme s’ils allaient me couper les jambes, pour voir si je parlais. Mais je ne savais rien. »

Plusieurs semaines après leur fuite à San Lorenzo, les Caicedo-Tenorio ont réussi à revenir chez eux pour récupérer quelques biens. Mais à El Pan, convertie en zone restreinte par l’armée, ils n’ont pas retrouvé grand-chose : fourches, machettes et animaux ont été volés. Leurs appareils électroménagers, ainsi que deux bouteilles de gaz de leur restaurant ont également été dérobés.

« La vie à El Pan se passait bien », déclare la cheffe de famille, assise à côté de la table où elle présentait ses plats, entourée de ses filles et de son mari. « Nous vivions en paix, tout était tranquille. Nous vivions de l’agriculture et de nos bêtes. Nous surveillions la frontière en tant que communauté, mais maintenant nous avons été forcés de quitter les lieux. » Elle aimerait rentrer à El Pan, mais elle craint que sa ferme ne soit réduite en « miettes ». Malgré le dispositif militaire et policier, elle a également peur de devoir fuir à nouveau, comme en février.

Projet d’habitations du gouvernement équatorien pour reloger les personnes déplacées par le conflit. Le projet n’a pas encore été réalisé. Photo : Periodistas Sin Cadenas

Son fils, Albeiro, arbitrairement détenu et interrogé, travaille désormais dans une entreprise d’huile de palme et touche seulement 266 dollars par mois. Cette somme d’argent leur permet d’acheter suffisamment de nourriture pour deux repas par jour, mais n’est pas suffisante pour couvrir toutes les dépenses de base du foyer. Des services sociaux, ils n’ont reçu qu’un déjeuner, qui leur a été octroyé par la mairie le jour de l’arrivée des déplacés d’El Pan.

Guadualito, petit village Awá situé à 45 minutes de San Lorenzo, a également été victime des ravages de la guerre. En février 2018, 180 soldats équatoriens sont arrivés et ont campé plus de deux mois dans le village. « Sans le consentement ou l’autorisation de la communauté, ils ont réquisitionné les centres éducatifs, la maison communautaire, le poste de santé et d’autres espaces pour s’installer… Ils nous ont envahis », déclare Olindo Nastacuaz, dirigeant de cette communauté, à un journaliste de notre équipe.

Des familles déplacées d’El Pan vivent dans une maison surpeuplée à San Lorenzo. Photo : Periodistas Sin Cadenas

Selon Nastacuaz, la communauté a rejeté la présence des militaires car elle savait que la construction de barrages routiers au sein de la zone habitée les mettrait en danger : « le groupe de dissidents de l’autre côté de la frontière pouvait attaquer, bombarder ou entamer une action qui affecterait la sécurité et la vie de tous. »

L’armée a également bloqué les routes, perturbant les trajets des habitants, qui ont pour habitude de se rendre à San Lorenzo pour acheter de la nourriture et de revenir l’après-midi ou le soir. « Cela va à l’encontre du droit à la libre circulation », explique-t-il. Il ajoute que lorsqu’ils ont reproché aux soldats l’invasion subie, ceux-ci ont répondu à chaque fois qu’ils disposaient d’une autorisation venant de « là-haut » (de la hiérarchie).

L’homme se souvient qu’en avril, les militaires les ont informés qu’ils disposaient de trois heures pour quitter la ville et s’installer temporairement dans le parc de San Lorenzo. « Mais il n’y avait pas de moyen de transport assez grand, nous ne pouvions pas tous partir. Alors nous sommes restés, personne n’a bougé. »

Contrôle militaire à l’entrée de Mataje. L’entrée et la sortie de cette localité sont contrôlées par l’armée équatorienne après la mort de 3 militaires le 20 mars.

Moins de troupes, plus d’investissement

Des deux côtés de la frontière, la présence d’uniformes est le seul signe de l’Etat.  À Tumaco, le taux de pauvreté atteint 84,5%. Le tout-à-l’égout n’est accessible qu’à 5% de la ville. Le taux de mortalité infantile atteint 65 pour 1 000 et le chômage près de 70%. Les habitants de Tumaco sont également durement touchés par différentes vagues de violence: plus de 99 000 personnes, soit la moitié de la population, sont considérées comme victimes du conflit armé.

Dans la province d’Esmeraldas, en Équateur, 78% de la population ne peut satisfaire ses besoins primaires, et 54% n’a pas accès à l’eau potable. 21% n’a pas d’électricité, et dans des villages tels que San Lorenzo et Eloy Alfaro, le taux de pauvreté atteint respectivement 85% et 95%. La guerre rend les conditions de vie encore plus difficiles. Les médecins, les infirmières, les travailleurs sociaux et les fonctionnaires ne peuvent accéder aux communautés qu’escortés par des patrouilles armées. À El Pan, la seule enseignante s’est enfuie après la vague de violence qui a ravagé la zone.

Les groupes armés se livrent une bataille pour le contrôle du territoire et les financements qui en découlent. L’exploration minière illégale est devenue la deuxième plus grande source d’argent pour ces groupes.

Les fonctionnaires locaux et les responsables sociaux de Tumaco estiment que les interventions de la police et de l’armée sont loin de résoudre les problèmes de sécurité, en raison de la pression exercée par le trafic de drogue. Castillo explique que cette activité illégale « trouve ses causes structurelles dans le chômage, le manque de d’opportunités d’accès à l’enseignement supérieur, l’insatisfaction des besoins essentiels et le manque de services publics. Les conditions sociales adéquates pour que les citoyens puissent trouver une alternative et gagner leur vie légalement n’existent pas. »

« Sans aides sociales, il est peu probable que cette guerre se gagne. Vous pouvez capturer El Guacho et les commandants de chacun des groupes armés, mais si les problèmes de Tumaco restent les mêmes, d’autres « Guachos » verront le jour », déclare Castillo.

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Sur la même ligne, le prêtre Arnulfo Mina, vicaire général du diocèse de Tumaco, est bien conscient des vicissitudes des communautés: « Nous devons créer des emplois, des opportunités pour les jeunes et améliorer la qualité de l’éducation afin de diminuer les conflits. S’il n’y a pas d’accompagnement (de l’État), nous continuerons à enterrer des gens. »

Selon Mina, une des solutions consisterait à relancer le port et à créer des entreprises de transformation des produits locaux tels que le thon, le cacao, la noix de coco, la crevette, le piangua (sorte de praire/coque locale) ou la banane plantain. Mais il faudrait surmonter un obstacle majeur : la faiblesse des institutions locales.

En Équateur, le gouvernement assure que la situation est sous contrôle et que les personnes déplacées d’El Pan ont pu revenir sur leurs terres. Mais pour beaucoup de familles comme les Tenorio, la réalité est tout autre. Ils vivent toujours entassés à San Lorenzo, et entendent encore le son des balles, le son de la peur.

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