Alianza Paraguay

Quand la mort d’un député et homme d'affaires tué par la police révèle la corruption au Paraguay

Eulalio « Lalo » Gomes Batista, député et entrepreneur paraguayen, a été tué par la police lors d’une perquisition à son domicile en 2024. Des documents internes, obtenus par Forbidden Stories et ses partenaires, révèlent que les autorités avaient été alertées dès 2017 à propos de ses liens présumés avec des barons de la drogue, bien avant l’ouverture d’une enquête officielle.

Nos révélations :
  • Dès 2017, le groupe bancaire BBVA a signalé à la justice paraguayenne des transactions financières entre Eulalio “Lalo” Gomes, son fils et des entreprises liées au baron de la drogue Luiz Carlos da Rocha.
  • Contrairement à ce qu'affirme le Parquet, des documents internes consultés par Forbidden Stories prouvent que les procureurs paraguayens ont demandé dès le 9 mai 2022 une coopération judiciaire avec le Brésil à propos de Gomes et de son fils.
  • Claudia Cuevas Sierich, la banquière et architecte présumée du système de blanchiment imputé à Gomes a été condamnée à cinq ans de prison pour escroquerie, mais uniquement après la mort de Gomes, alors que BBVA l'avait également signalée dès 2017.

Par Sofía Álvarez Jurado (Forbidden Stories)

Avec la contribution de Phineas Rueckert (Forbidden Stories), OCCRP, Revista Piauí

8 juillet 2025

Au petit matin du 19 août 2024, le député et homme d’affaires Eulalio « Lalo » Gomes Batista, est tué lors d’une descente de police à son domicile de Pedro Juan Caballero, ville frontalière avec le Brésil et chef lieu du département d’Amambay, au nord-est du Paraguay. Selon les autorités, l’opération ciblait des hommes de main et des prête-noms de Jarvis Chimenes Pavão, l’un des narcotrafiquants les plus redoutés d’Amérique du Sud.

Gomes, 67 ans, et son fils Alexandre Rodrigues Gomes venaient tout juste d’être inculpés par la justice paraguayenne pour « blanchiment d’argent provenant du trafic international de drogues dangereuses », selon l’acte d’accusation que le projet Alianza Paraguay – coordonné par Forbidden Stories et l’OCCRP a pu consulter. 

Pourtant, selon le journal paraguayen Última Hora, des photos du fils Gomes posant en compagnie d’individus soupçonnés de blanchiment d’argent, ou de narcotrafiquants, avaient commencé à circuler cinq ans plus tôt, dès 2019. Alexandre Rodrigues Gomes était d’ailleurs soupçonné d’appartenir à une organisation criminelle active dans le trafic de stupéfiants entre novembre 2019 et août 2020, selon un acte d’accusation du ministère public paraguayen.

L’avocat de la famille Gomes, Óscar Tuma, affirme que le parlementaire a été « exécuté » par la police à bout portant. D’après un rapport de police obtenu par notre consortium international d’investigation, l’Unité spéciale de renseignement (SIU) et la Force d’opérations spéciales de la police (FOPE) ont mené la perquisition. Les agents affirment avoir été visés par des tirs provenant d’une chambre, poussant l’un d’entre eux à riposter. Au total, cinq coups de feu ont été tirés. « Même dans l’hypothèse où le député aurait tiré, cela ne justifierait pas le fait qu’il ait été tué » affirme Me Tuma à Forbidden Stories.

Alexandre Rodrigues, lui, s’est enfui avant de se rendre aux autorités le lendemain. Selon son avocat, il a pris la perquisition pour une tentative d’enlèvement et s’est alors rendu au commissariat de Police pour y « chercher refuge. » Sur place, à la façon d’une « tragi-comédie », les agents lui auraient demandé de partir « craignant que les malfaiteurs ne rentrent dans le bâtiment. » 

Les zones d'ombre de « Don Lalo »

Avant même d’être élu député, Gomes était déjà un homme influent et controversé. Selon notre partenaire brésilien Piauí, lorsqu’un chef de la police nationale a mené une opération contre le trafiquant Antonio Joaquim da Mota en 2019, Gomes aurait « demandé » le remplacement du policier. « Personne ne nous cherche des ennuis », assurait-il par SMS à da Mota. Moins d’un mois plus tard, le chef de la police et son adjoint auraient été remplacés.

Selon la presse brésilienne, Gomes était notoirement lié à plusieurs narcotrafiquants actifs dans la région d’Amambay depuis de nombreuses années. Mais d’autres messages retrouvés sur son téléphone, et révélés en 2024 par les médias paraguayens ABC Color et Última Hora, laissent entendre que son influence s’étendait jusqu’à la capitale Asunción. Gouvernement, parlement, tribunaux, armée ; les réseaux de Gomes étaient sans limite. Sa correspondance téléphonique révèle en filigrane un vaste système de corruption visant à instrumentaliser la justice, impliquant des parlementaires, des juges et des procureurs. Malgré ces éléments, le Parquet paraguayen n’a jamais réussi à boucler son enquête. Sur ce point, l’avocat Óscar Tuma explique à Forbidden Stories qu’il ne servirait à rien de nier l’authenticité de ses échanges. Avant de préciser : « Au cas où la demande était juste, quel est le problème si le député voulait aider ?» 

Parmi les textos exhumés de son téléphone et publiés par ABC Color et Última Hora, l’un daté de 2021 révèle qu’en pleine campagne pour les élections générales, Gomes a sollicité un porte-parole militaire de la Force opérationnelle interarmées avant de participer à une interview sur la chaîne brésilienne Record TV. L’officier décrivait le média comme « de droite, aligné sur Bolsonaro », et conseillait Gomes sur ce qu’il devait dire à la télévision.

Entre août et décembre 2023, Gomes — devenu député — a été sollicité par la procureure Katia Uemura afin de redorer le blason de la fonctionnaire, dont le mari avait été arrêté, à la suite d’accusations de blanchiment. Un rôle d’intermédiaire, pour une opération couronnée de succès. Dans un SMS envoyé en décembre 2023, Katia Uemura écrivait : « Don Lalo, même les narcotrafiquants n’ont pas autant d’argent. »

En dépit des soupçons qui pesaient sur Gomes, le ministère public a attendu 2023 pour ouvrir une enquête. Révélant une passivité bien ancrée face au crime et à la corruption. Le ministère public de la République du Paraguay n’a pas répondu à nos questions spécifiques. Il a fourni une déclaration générale à lire ici en espagnol affirmant qu’il « n’avait pas l’autorité nécessaire pour demander des données sensibles concernant des affaires pénales en cours ».

La fin brutale d’un homme d'influence

Jusqu’à sa mort, Eulalio « Lalo » Gomes a renvoyé l’image d’un self made man à qui tout réussissait. Il n’hésitait pas à se faire photographier devant ses nombreuses fermes, chapeau gaucho vissé sur la tête et vêtements siglés au nom de son entreprise « Salto Diamante », seul ou en compagnie du président paraguayen Santiago Peña, et de son prédécesseur, Horacio Cartes.

Eulalio « Lalo » Gomes Batista devant son bétail, portant les vêtements griffés au nom de sa compagnie Salto Diamante (en haut à gauche), avec l’ancien président paraguayen Horacio Cartes (en bas à gauche) et dans les bras de l’actuel président Santiago Peña (à droite) Source: ABC Color.

Né en 1956 dans une famille modeste de Ponta Porã, la ville brésilienne frontalière de Pedro Juan Caballero, Gomes gravit les échelons pas à pas. Il aurait commencé dès 7 ans, en vendant des glaces dans la rue, selon un portrait que lui a consacré Última Hora en août 2024, avant de se lancer dans l’élevage de bovins une fois devenu adulte. Le prospère homme d’affaires devient au fil des ans une figure politique respectée. Pendant une dizaine d’années jusqu’à 2023, il préside la puissante Association rurale du Paraguay, pour le département d’Amambay.

Une influence renforcée par les postes stratégiques que des membres de sa famille ont occupés dans l’administration paraguayenne. Sa sœur a travaillé au sein de l’unité anti-stupéfiants du procureur, son cousin a dirigé le Secrétariat national antidrogue et sa nièce a été employée à la fois au sein du parquet et du Parlement.

Une grande partie de ses activités étaient concentrées à Pedro Juan Caballero, la ville considérée comme l’épicentre du crime organisé et du trafic de drogue dans la région.

C’est là qu’en 2020, des hommes armés et masqués ont abattu Leo Veras — journaliste et directeur du site Porã News, qui couvrait le crime organisé — alors qu’il dînait chez lui en famille.

Selon des échanges de messages obtenus par ABC Color et Última Hora, Gomes se serait entendu avec une juge, afin de garantir la libération de Waldemar Pereira Rivas, suspecté du meurtre du journaliste. Dans un message envoyé en septembre 2021, la juge Carmen Silva écrivait ainsi à Gomes qu’elle ne voulait pas que Pereira soit jugé à Asunción, où le procureur Marcelo Pecci « voudrait l’enfermer pour 20 ans ». Avant d’ajouter : « Si tu me dis de ne pas l’amener [dans une prison spécifique, NDLR], je ne le ferai pas. C’est toi le patron. » 

Pecci a été assassiné par des tueurs à gages lors de sa lune de miel en Colombie, en mai 2022. Il était l’un des procureurs anti-mafia les plus en vue du Paraguay.

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Début 2024, Forbidden Stories s’est rendu à Pedro Juan Caballero pour rencontrer des journalistes locaux. « On dit que sa fortune ne vient pas de l’élevage, mais du trafic de drogue », affirme l’un d’entre eux, sous couvert de l’anonymat. Pour remonter à l’origine de ces accusations, Forbidden Stories et ses partenaires ont enquêté sur les liens présumés de Gomes avec le crime organisé. Mais, pendant notre investigation, Gomes a donc été tué chez lui par la police paraguayenne.

Cette intervention a été autorisée par le juge Osmar Legal. Ancien procureur chargé de la délinquance économique de 2017 à 2023, il siège désormais comme juge au tribunal d’Asunción, spécialisé dans la lutte contre le crime organisé. En tant que député, Gomes bénéficiait de l’immunité parlementaire empêchant son arrestation jusqu’à la fin de son mandat. « L’équipe qui a mené l’opération était une unité d’élite, la meilleure dans dans son domaine », affirme Osmar Legal à Forbidden Stories.

Le juge paraguayen Osmar Legal (à droite) lors d’une visio-conférence avec Alexandre Rodrigues Gomes (sur l’écran), fils de Eulalio “Lalo” Gomes Source : archives d’Osmar Legal

Le ministère public savait depuis des années

Après la mort de Gomes, le procureur général du Paraguay, Emiliano Rolón Fernández, a déclaré que le ministère public enquêtait sur le député depuis 2023. Mais des documents internes indiquent le contraire. Au moins trois alertes sur les activités suspectes de Gomes avaient été émises auparavant. En 2017 par le dirigeant d’une petite entreprise, Emilio Pistilli Farilla, et la banque BBVA ; en 2021 par l’Unité de renseignement financier et le Secrétariat à la prévention du blanchiment de capitaux ; et en 2022 par le bureau du procureur général lui-même.

Le 23 octobre 2017, Pistilli et deux autres citoyens paraguayens ont déposé une plainte pénale évoquant « divers délits qui impliquent et nuisent [à leur] personne et [leurs] biens » et exhortant « le ministère public à ordonner l’ouverture d’une enquête appropriée ». Ils accusaient Claudia Andrea Cuevas Sierich, « qui s’est présentée comme directrice de l’agence BBVA de Pedro Juan Caballero et également gestionnaire de [leurs] comptes », d’avoir facilité des opérations de crédit frauduleuses ainsi que d’autres infractions financières présumées.

Une dizaine de jours plus tôt, le 10 octobre 2017, BBVA — l’une des plus grandes banques d’Espagne et d’Amérique latine — avait produit un audit interne signalant des transferts d’argent directs entre Gomes, son fils, et Country P.J.C. Business S.A., une entreprise liée à Luiz Carlos da Rocha surnommé le « Pablo Escobar du Brésil ».

Cette même année, selon ABC Color, la police fédérale brésilienne avait informé le ministère public paraguayen que Gomes figurait parmi les principaux bénéficiaires des activités criminelles de Luiz Carlos da Rocha. L’ensemble de ces opérations aurait été facilité par la banquière Claudia Cuevas.

Le rapport interne de la banque révélait qu’elle avait commis des « irrégularités graves » lors de l’approbation de crédits, accordés notamment à Country P.J.C. Business S.A., aboutissant à des transferts d’argent depuis et vers les comptes de Gomes et de son fils. Décrite comme la « stratège financière » de Gomes par ABC Color, Cuevas aurait tenu un rôle clé dans la gestion et la dissimulation de ses avoirs.

Forbidden Stories a demandé au ministère public de la République du Paraguay quand il avait eu accès pour la première fois à cet d’audit. Mais ce dernier n’a pas répondu à cette question spécifique.

Forbidden Stories a demandé au ministère public de la République du Paraguay quand il avait eu accès pour la première fois à cet d’audit. Mais ce dernier n’a pas répondu à cette question spécifique.

Un an plus tard, le 10 janvier 2019, Alberto Andrada Argaña, alors directeur juridique de BBVA Paraguay S.A. et représentant légal de la banque, a déposé une nouvelle plainte pénale pour fraude, abus de confiance et faux documents — à l’encontre de Claudia Cuevas.

Le ministère public a mis plus de six mois avant d’émettre un acte d’accusation contre la banquière, finalement publié le 17 juillet 2019. Interrogé sur les relations entre Claudia Cuevas et Eulalio Gomes, l’avocat de ce dernier estime que l’employée de banque était « dans son rôle en proposant des prêts » et que les clients de la banque ne pouvaient être tenus pour responsables de ses initiatives. 

Malgré tout, de nouvelles conversations entre Claudia Cuevas et Eulalio Gomes, révélées par ABC Color et Última Hora, laissent penser qu’il aurait activement interféré pour retarder les poursuites contre sa banquière. Dans ces échanges, Gomes sous-entend qu’il est en contact avec le ministère public concernant « son affaire ». Claudia Cuevas a finalement été condamnée fin 2024. Après la mort de Gomes et plus de sept ans après les premiers signalements.

Forbidden Stories et ses partenaires ont également eu accès à un rapport rédigé en 2021 par l’Unité de renseignement financier et le Secrétariat à la prévention du blanchiment d’argent, concernant Gomes et son fils. L’équivalent d’environ 4 millions de dollars US aurait transité par les comptes des Gomes entre 2017 et 2020, déclenchant plusieurs alertes auprès des autorités financières du pays.

Le 9 mai 2022, le ministère public paraguayen a fini par demander une coopération judiciaire auprès du Brésil pour obtenir des informations sur des suspects liés à des réseaux internationaux de trafic de stupéfiants. La demande citait explicitement Gomes et son fils. Le lendemain, le procureur anti-drogue Marcelo Pecci était assassiné. Officiellement, aucune enquête judiciaire n’a été officiellement ouverte avant 2023 selon le procureur général du Paraguay. Sur ce point prévis, le ministère public de la République du Paraguay n’a pas répondu à nos questions.

Images satellite de propriétés appartenant à Eulalio “Lalo” Gomes, à sa famille et à des hommes de main présumés dans les environs de Pedro Juan Caballero. Elles ont été perquisitionnées par la police paraguayenne en 2025 Source: Google Earth.

« Quand ‘Lalo’ Gomes est arrivé au Parlement, j’ai déclaré dans une interview que le PCC [Primeiro Comando da Capital, la plus grande organisation criminelle du Brésil, NDLR] avait fait son entrée au Congrès », se rappelle Juan Martens, directeur exécutif de l’Institut d’études comparées en sciences criminelles et sociales du Paraguay (INECIP-Py) auprès de Forbidden Stories. Pour lui, « Ce n’est pas le groupe criminel qui coopte les autorités ; c’est le groupe lui-même qui entre en politique ».

Interrogé sur les raisons pour lesquelles aucune enquête formelle sur Gomes n’avait été ouverte avant 2023, le juge paraguayen Osmar Legal nous a répondu : « Je ne veux accuser personne en particulier, car la corruption est un problème mondial, mais pour moi, les textos qui ont fuité parlent d’eux-mêmes. [Gomes] savait comment se protéger. »

Au-delà d’une éventuelle collusion entre certains secteurs de la police, du ministère public et de la justice, Osmar Legal a aussi noté que certains fonctionnaires corrompus auraient agi pour préserver leur propre sécurité. « Souvent, les gens préfèrent ne pas s’en mêler. Mais ceux qui préfèrent un pot-de-vin, eh bien, ils le prennent, évidemment. » Menacé, le juge Legal est désormais contraint de se déplacer en véhicule blindé, entouré de gardes du corps.

 

* En janvier 2021, le Groupe BBVA a cédé l’intégralité de sa participation dans BBVA Paraguay à Banco GNB Paraguay, filiale du Groupe Gilinski, après approbation des autorités compétentes. Des événements mentionnés dans cet article peuvent faire référence à des actions menées avant cette vente.

Voir aussi

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Gaza Project Journalist
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