Frontière Mortelle

Trois vies perdues

L’enlèvement et l’assassinat des journalistes du journal El Comercio, ainsi que les négociations menées par les gouvernements pour leur libération font toujours l’objet de contradictions, de lacunes et de questions sans réponses. Six mois après cette tragédie, les familles des victimes, privées d’informations essentielles, ne savent toujours pas exactement ce qu’il s’est passé.

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Credit: Juan Diego Montenegro

11 avril 2019

A 18h, le mercredi 28 mars 2018, le procureur Carlos arrive sur la base navale de San Lorenzo, au nord de l’Équateur, à proximité de la frontière avec la Colombie. Sa mission : récupérer l’équipe de journalistes d’El Comercio, enlevée 48 heures plus tôt par le Front Oliver Sinisterra. Ce groupe constitué au milieu de l’année 2016, spécialisé dans le narcotrafic et les extorsions, est dirigé par El Guacho, un ancien membre des FARC dont l’identité équatorienne est Walther Patricio Arizala Vernaza. En Colombie, El Guacho a une autre identité: Luis Alfredo Pai Jiménez. Depuis Quito, la capitale, un responsable du Comité de crise a demandé au procureur d’attendre le journaliste Javier Ortega, le photographe Paúl Rivas, et le chauffeur Efraín Segarra, qui ont été libérés et qui peuvent arriver à tout moment. Le plan consiste alors à les accompagner en hélicoptère jusqu’à l’aéroport de Tachina, dans région d’Esmeraldas, d’où ils se rendraient ensuite en avion jusqu’à Quito. L’attente dure cinq heures. Les journalistes ne sont jamais arrivés.

Le 19 avril 2018 a eu lieu une marche à Quito (Equateur), pour demander au gouvernement des explications sur la mort des 3 journalistes. Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Vers 19 heures, le quotidien El Tiempo de Bogota annonce la prétendue libération des otages. La pression conjointe des troupes équatoriennes et colombiennes aurait provoqué leur libération. « Selon les autorités, les journalistes et le chauffeur sont en bonne santé ; ils sont avec l’Armée équatorienne ».

Le journal attribue l’information à des sources « extrêmement » crédibles et dit avoir vérifié l’information sur le terrain. Yadira Aguagallo, la compagne du photographe Paúl Rivas, affirme à notre équipe de journalistes qu’elle a obtenu l’information selon laquelle le ministre de la Défense colombien de l’époque, Luis Carlos Villegas, serait à l’origine de cette annonce.  Le ministre a refusé toutes nos demandes d’interview.

A Quito, certains avaient commencé à fêter la nouvelle : aux abords du palais de Carondelet, le siège présidentiel, amis et sympathisant s’étreignaient et commentaient avec joie le retour imminent des captifs.

Veille sur la Grande Place de Quito, emblème de la demande pour la libération et la justice pour Paúl, Javier et Efraín. Photo Edu León / Reporters sans frontières

« Ici tout le monde criait.  Ce furent quelques secondes de joie indescriptible. Un compagnon s’est mis à pleurer, mais cela n’a duré que quelques secondes parce que le journal parlait seulement de deux libérés : nous étions alors préoccupés pour le troisième. Qui est-ce ? Que lui est-il arrivé ? » raconte Geovanny Tipanluisa, rédacteur en chef de la section Sécurité de El Comercio, le journal de Javier Ortega. Les autorités équatoriennes leur ont dit ne pas avoir d’informations sur la prétendue libération des otages.

Alors que les téléphones des journalistes, des familles et des amis des kidnappés ne cessaient de sonner, le silence des autorités équatoriennes devenait inquiétant. Le lendemain, César Navas, alors Ministre de l’Intérieur de l’Équateur, fait une courte déclaration : il a qualifie cette information d’irresponsable et nie qu’une libération ait eu lieu. Mais les faits remettent ses dires en question.

Plus de 6 mois après l’enlèvement et l’assassinat de Segarra, Rivas et Ortega, le gouvernement équatorien n’a toujours pas donné de réponses claires sur ce qu’il s’est passé. Navas, qui n’est plus en poste, a affirmé dans un entretien que le Ministre de la Défense avait préparé un avion pour transférer les trois journalistes après leur libération. Il avait prévenu le Président Lenin Moreno et la Secrétaire à la communication qu’il était en train d’organiser une conférence de presse pour annoncer le dénouement de l’affaire.

Dans un entretien, à Paris, l’ancien ministre de la Défense, Patricio Zambrano nie qu’un hélicoptère et un avion aient été préparés. « Faux, ceci n’est pas vrai ». Lorsque nous lui parlons d’un hélicoptère prêt à s’envoler pour Tachina sur la base navale de San Lorenzo, il doute. « Je n’ai pas reçu l’information dont vous parlez », dit-il. « Je ne suis pas au courant, pour moi ceci n’a pas eu lieu. Il y a pu avoir un hélicoptère prêt, mais c’est normal : il s’agit d’une zone où sont présents des militaires. En revanche, que cela soit dû à la certitude qu’ils seraient libérés, non, ce n’est pas vrai ». Il n’a jamais cru que les journalistes allaient être libérés et n’a jamais annoncé qu’ils étaient aux mains de l’armée équatorienne. « S’ils avaient été remis aux militaires équatoriens, leur mort aurait eu lieu en Équateur, non en Colombie » explique-t-il.

Afin d’essayer de combler les lacunes de la  version officielle, notre collectif de journalistes a tenté d’interroger les autorités équatoriennes : l’ancien Ministre de l’Intérieur, le Secrétaire de la Communication et l’ancien directeur de l’Unité Anti-enlèvements et Anti-extorsion (Unase). Aucun n’a donné suite nos demandes.

Un bouquet de rose avec le mot « paix », lors d’une manifestation à Quito. Photo : Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Durant cette crise, Navas et son homologue de la Défense, Patricio Zambrano, n’ont cessé de se contredire et de faire des déclarations imprécises. La compagne de Paul Rivas, Yadira Aguagallo, raconte qu’au moment de la prétendue libération du 28 mars, le frère de Paul Rivas, Ricardo, a parlé au téléphone avec Navas, qui lui a dit avoir été informé par les médias colombiens.

Deux mois plus tard, Navas se contredit dans un entretien qu’il donne au site Plan V : «  J’ai reçu l’information par la Direction Nationale des renseignements, et elle concordait avec celle en provenance de Colombie ». Dans le même entretien, deux lignes plus tard, il se rétracte : « L’information selon laquelle ils avaient été libérés a été diffusée, et nous n’en savions rien. Le Ministre de la Défense (de Colombie) nous a appelé pour nous féliciter. Mais tout ceci n’est jamais arrivé. El Guacho ne nous a jamais écrit à propos d’une libération. C’était tout le contraire : il continuait à nous écrire pour mettre la pression ».

Navas présidait le Comité de Crise, un organe collégial dont le but était de coordonner les actions pour maintenir en vie les journalistes. Aux côté de Navas se trouvaient Zambrano, le Procureur Général, le Défenseur du Peuple, un délégué du Secrétariat à la Communication, le Chef du Commando des Groupes des Forces Armées, le Directeur National des Délits Contre la Vie, les Morts Violentes, les Disparitions, l’Extorsion et les Enlèvements, le Chef de l’Unité Anti-enlèvements et Anti-extorsion (Unase) et l’officier chargé de de l’affaire. La famille de chaque journaliste était également représentée au sein du comité.

Manifestation à Quito pour demander la libération des journalistes enlevés à la frontière. Photo : Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Pour que le le Procureur Carlos soit transféré vers la base navale, il a fallu l’intervention d’une autorité du Comité de Crise. S’il était présent sur place à 18h30 le 28 mars, c’est que Navas avait connaissance de la prétendue libération au moins trois heures trente avant que la nouvelle soit publiée dans El Tiempo. Alors pourquoi l’ancien ministre prétend-il avoir été informé de celle-ci par les médias colombiens ?

Les familles des victimes ont d’autres questions. Elles ont des doutes sur les procès verbaux relatant les réunions du Comité. Lors du premier rendez-vous, qui a eu lieu la première nuit de l’enlèvement – le lundi 26 mars – on y lit le le nom de Caroline Rivas, la fille de Paul. Or, celle-ci  n’était pas présente : elle a été informée de l’enlèvement par Yadira, le matin du 27 mars. Aucun des procès verbaux n’a été signé par les personnes présentes : ni par les autorités, ni par les proches des journalistes. L’absence de signatures n’est qu’un des manquements signalés par les familles, parmi d’autres :  l’enquête du parquet équatorien comporte elle aussi ses zones d’ombre.

 

Yadira Aguagallo raconte avoir reçu le 3 avril, soit huit jours après l’enlèvement, un message avec deux photos : l’une d’un bref message écrit par la main de Paul Rivas, et l’autre des trois kidnappés. Adressé également à une journaliste de El Comercio et à un journaliste du quotidien El Universo, le message était accompagné de deux vidéos. L’auteur de ces trois courriers électroniques, qui donne son nom et son  prénom, se dit caméraman pour une chaîne de télévision colombienne. Il affirme que ces éléments lui ont été envoyés par un numéro inconnu, et demande à rester anonyme.

Nous avons pu retrouver cette personne et confirmer son identité : elle travaille bel et bien pour un média colombien. Nous taisons ici son nom pour garantir sa sécurité. Lors d’une brève conversation téléphonique avec notre équipe, ce caméraman confirme avoir envoyé l’e-mail sur ordre d’El Guacho, qui est entré en contact avec lui dans la zone du Tumaco, où il travaille. Sous la contrainte, il a envoyé le message à Aguagallo et aux deux autres journalistes. Il déclare également que les hommes d’El Guacho lui ont envoyé d’autres images en lui intimant de les diffuser, mais qu’il a refusé. Les menaces d’El Guacho et de ses hommes de main se sont faites si pressantes qu’il a finalement dû être placé sous protection policière, et transféré hors du Tumaco. Selon le caméraman, les parquets colombien et équatorien n’ont pas cherché à obtenir davantage d’information sur les images qu’il a reçues, sur les menaces d’El Guacho, ou sur tout autre point.

Quand Yadira Aguagallo a vu ce courrier éléctronique, elle se trouvait dans les locaux du quotidien El Universo, où le journaliste lui avait donné rendez-vous pour lui montrer ce qu’il avait reçu. Elle est ensuite entrée en relation avec la Unase pour retrouver l’origine du message. La Unase s’est alors rendu dans les locaux du journal et a procédé à des tests. Notre collectif de journalistes a eu accès aux résultats de ces tests, rédigés de manière très confuse. Cependant, il apparaît clairement que l’adresse IP d’expédition était liée à une maison située dans le centre de Quito.

Le rapport explique : « Cette nuit a été analysé l’élément reçu sur une un morceau de papier par la famille de Monsieur Paul Rivas. Il viendrait d’une maison située au croisement des rue Manuel Larrea et Riofrio ». Au bas du document a été jointe une image du « morceau de papier ». Mais adira Aguagallo et les journalistes de El Comercio et El Universo n’ont jamais reçu cette image.  Dans l’email que leur a envoyé le journaliste de Tumaco, était joint une photo d’une carte écrite à la main par Paul, sans mention d’aucun adresse.  La maison et le nom du propriétaire, mentionné par l’Unase, faisaient alors partie de l’enquête. Le procureur en charge de l’affaire, Wilson Toainga, n’a toutefois pas fait de demande de perquisition, et n’a pas cherché à convoquer le propriétaire pour savoir qui vivait actuellement dans la maison, ni à vérifier quel lien pourrait exister avec El Guacho.

Il y a aussi ce message SMS échangé par des membres des Forces Armées, et transmis par une source inconnue à un journaliste, comme preuve qu’il y a bien eu une tentative de libération. Notre collectif de journalistes a reçu copie de message, écrit en jargon militaire :

« QTH 7/4 reçu friture 3 journalistes retenus par illégaux 26032018. Ils seront libérés à 1K de Mataje et emmenés à RTNIM puis de là-bas ET Mataje – San Lorenzo pour disposition finale. Je confirme que s’il y a friture positive j’envoie le matériel. Restez en ligne j’ai mes hommes dedans. QAP 7/3. »

QHT désigne la localisation. Le général de l’Armée (réserviste) Jose Luis Castillo assure que le terme « friture » est utilisé pour parler de personne décédées.  Selon lui, l’émetteur du message parlait donc de la restitution des corps et non des journalistes en vie. RTNIM correspond à la Réserve Navale d’Infanterie de Marine. Une source de la Senain, qui a souhaité rester anonyme, explique que QAP signifie « rester en attente », et 7/3 « salutations cordiales ».

Journaliste menacé

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Des proches des journalistes enlevés manifestent à Quito pour demander leur libération. Photo : Edu León / Periodistas Sin Cadenas

En cette nuit du 28 mars pleine d’incertitudes, les autorités colombiennes n’ont toujours pas dit mot. Une conférence de presse du Ministre de la Défense a été prévue pour le lendemain, puis annulée sans justification. Les journalistes de El Tiempo y voient un lien avec la prétendue libération des otages : l’annonce de la conférence de presse avait été faite quelques minutes après la publication de la nouvelle dans ce journal.

Jhon Torres, rédacteur en chef de la section Justice de El Tiempo, dit avoir attendu des informations sur la libération jusqu’au samedi 31 mars. Mais aucune n’est venue. El Tiempo, cependant, n’a pas corrigé sa nouvelle : sa source était « très crédible » et l’avait démontré en de multiples occasions. Pour les journalistes du quotidien, il manque des pièces du puzzle pour comprendre ce qu’il s’est passé le mercredi 28 mars. Yadira Aguagallo affirme que l’information relayée par le quotidien colombien venait de Luis Carlos Villegas, alors Ministre la Défense. Notre collectif de journalistes a sollicité plusieurs fois son service de presse pour obtenir un entretien sur le sujet, sans succès.

Bien que celle-ci n’ait finalement pas eu lieu, la possibilité d’une libération a bien existé. Dans le dossier du parquet colombien se trouve la transcription d’un interrogatoire réalisé le 22 juin avec l’un des témoins protégés. Selon celui-ci, un surnommé « Pitufo » ou « Pitufín » – un des dirigeants de l’organisation criminelle, ancien chef du témoin – a affirmé que les journalistes allaient être libérés. Le témoin n’a pas mentionné de date pour cette libération.

Les employés du quotidien El Comercio lèvent leurs appareils photo lors d’une manifestation pour la libération de leurs collègues. Photo: Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Au cours de la nuit du 28 mars, en Équateur, on ne savait rien de tout cela. Les familles des journalistes étaient réunies dans la maison de la mère de Paul Rivas. Alors qu’ils examinaient le manuel anti-enlèvements des Nations Unies, ils ont appris la nouvelle d’une prétendue libération, par le journal El Tiempo. Ils ont alors directement questionné les autorités, mais n’ont reçu une réponse que deux heures plus tard. Jusqu’à 9 heures du soir, alors le procureur Carlos se trouvait toujours dans la base navale, Navas est resté en contact avec les familles, qui ignoraient la présence du Procureur sur la base. Le ministre leur a expliqué que l’information sur la libération des otages était fausse. Pourquoi, alors, un procureur continuait-il à attendre ? Qui lui a donné l’ordre de se rendre à la Base Navale ?

Les familles de Paúl, Javier et Efraín ont demandé que leur soient transmis des documents sur les actions que les autorités affirment avoir entreprises. Elles n’ont jamais rien reçu. Mi-août 2018, elles ont demandé à ce que davantage de documents soient rendus publics. On leur a répondu, dans un premier temps, qu’il n’y avait pratiquement aucune information importante dans ces documents. Le ministre de l’Intérieur a ensuite affirmé que de nombreux accords avaient été passés de manière orale, et qu’il n’existait donc pas de documents écrits.

Les familles ont par exemple demandé une preuve de la date à laquelle le gouvernement équatorien a pris contact avec Eugenio Arellano, évêque de la région Esmeraldas qui aurait connu El Guacho dans son enfance. Il leur a été répondu : « la réunion avec Monseigneur Eugenio Arellano a eu lieu sur demande verbale du Président de la République le 11 avril 2018. »

Il en est de même au sujet des informations rapportées par le ministre Navas, qui lors d’une rencontre avec les média étrangers le 9 avril avait affirmé considérer la possibilité de quatre différents scénarios.  « Nous ne retrouvons pas la conférence de presse de l’ex-ministre Navas du 9 avril à laquelle vous faites référence » a répondu le Ministre de l’Intérieur, dans un document signé par Andrés de la Vega, vice-ministre de l’Intérieur alors en fonction.

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Les adieux

6 mois après l’enlèvement et l’assassinat de Paúl Rivas, Efraín Segarra et Javier Ortega, les familles se souviennent encore de l’anxiété qu’elles ont ressenti le jour de leur départ. Le 25 mars, les trois hommes ont quitté leurs domiciles pour la frontière, où la violence d’El Guacho et ses hommes faisait rage depuis plusieurs semaines. Au cours de l’année 2018, il s’étaient déjà rendu plusieurs fois dans cette zone.

— S’il te plait, n’y va pas cette fois ci.

Le 24 mars, Yadira Aguagallo demande à son compagnon, le photographe Paúl de ne pas faire ce déplacement. Ce n’est pas à son tour d’y aller, mais il a été sollicité par les directeurs de El Comercio. Le quotidien a publié ce week-end-là un article sur un cadavre abandonné sur la route à proximité de Mataje : un avertissement de la part du groupe d’El Guacho.

Yadira Aguagallo, compagne du photographe Paúl Rivas dans l’appartement qu’il partageait. Photo Edu Leon / Reporters Sans Frontières

Les villages équatoriens proches de la frontière avec  la Colombie étaient alors le théâtre de plusieurs événements violents. Le premier a eu lieu le 27 janvier : une voiture piégée a explosé face au Commandement de la Police de San Lorenzo, sans faire de victime. Le 18 février, des militaires qui patrouillaient dans le hameau de El Pan étaient visés par des tirs. En mars, des attentats à l’explosif ont eu lieu dans plusieurs villages de la région des Esmeraldas,  à Borbon, El Pan, et Alto Tambo. Le plus grave s’est produit à Mataje. Lors d’une passage d’une patrouille, une explosion a tué quatre officiers de la marine : Luis Mosquera, Jairo Sandoval, Sergio Elaje et Wilmer Álvarez.

Ces deux mois de violences sont inhabituels pour la zone et pour le pays. Aucun militaire équatorien n’avait été tué depuis 20 ans.

—Je ne veux pas que tu partes, je sens que c’est très risqué.

Yadira a insiste, mais la décision est prise. Le jour suivant, dimanche 25 mars, Efraín Segarra, dans sa camionnette Mazda bleue, va chercher le photographe Paúl Rivas et le journaliste Javier Ortega.

Yadira monte dans le véhicule avec les trois hommes afin qu’ils la déposent chez sa mère. Sur le chemin, Paul lui dit qu’en son absence, elle devrait chercher une idée de tatouage qu’ils pourraient faire tous les deux à leur retour, comme preuve de leur amour. Yadira interprète cela comme une proposition de mariage, mais ne dit rien. Quelques instants plus tard, elle descend de la camionnette, ferme la portière, et fait un geste d’adieu à Paul. La camionnette repart.

Les adieux de Galo, le père de Javier, furent plus inhabituels. En convalescence, il pouvait à peine sortir du lit et étreindre son fils, comme il en a l’habitude lorsque celui-ci se rend sur le terrain.

 —  Arriva le moment de quitter la maison. Je me suis à peine levé pour l’éteindre, c’était différent de d’habitude. Et il est parti. Je l’ai regardé passer la porte, il ne s’est pas retourné. Je lui ai souhaité bonne route, et il est parti.

Galo Ortega à côté du chien que son fils Javier lui a laissé avant de partir sur terrain. Photo : Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Cristian Segarra, lui aussi journaliste pour El Comercio, s’est entretenu le vendredi 23 avec son père Efraín, chauffeur des équipes du journal. Ce jour-là, son père ne répondant pas au  téléphone, le bureau du personnel appelle Cristian pour lui demander si son père est intéressé par une assurance pour le voyage à venir deux jours plus tard. Le fils répond que oui et paye le montant demandé, afin que son père parte « plus tranquille d’esprit ».

— Jamais je n’aurais imaginé ce qu’il allait endurer. J’ai simplement dit au revoir à mon père comme n’importe quel autre jour. Je n’ai pas pris conscience du risque.

Comme c’est le cas pour tous les trajets vers la frontière, les trois hommes partent de Quito en empruntant l’autoroute Panamericana Norte, puis la route qui mène à Esmeraldas. Ils ont pour destination l’hôtel El Pedregal, dans la banlieue de San Lorenzo, où les travailleurs du journal ont l’habitude de dormir. Ils ignorent alors que leur travail d’investigation se terminera en tragédie.

Les trois journalistes assassinés ont été vus pour la dernière fois à l’hôtel El Pedregal, où séjournaient souvent les journalistes d’El Comercio venus couvrir les événements dans cette zone. Photo: Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Sur le registre de l’hôtel figurent leurs trois noms, écrits à la main. Le jour suivant marque le début de la mission qui les mènera à leur mort, confirmée 19 jours plus tard. Comme le confirment les caméras de surveillance de l’hôtel, il prennent la route le lundi 26 mars, peu après sept heures du matin. Ils se dirigent vers Mataje, village frontalier situé à environ 23 kilomètres, soit 20 minutes de route.

Les témoignages, les déclarations contradictoires des autorités équatoriennes et colombiennes et les hypothèses sont insuffisantes pour réussir à clarifier la suite des événements. Selon le ministère de l’Intérieur de l’Équateur, Efraín, Javier et Paul ont quitté l’hôtel à 7h10 du matin. À 9h30, ils franchissent un poste de contrôle militaire pour entrer à Mataje, où ils sont enregistrés et, selon les autorités, avertis du danger de la zone.

Photo issues du rapport du bureau du Procureur sur les conditions de vie dans la région d’Esmeraldas, surimposées à des photographies prises au même endroit. Photo: Edu León / Periodistas Sin Cadenas

Deux sources familières du lieu, qui souhaitent rester anonymes, racontent, après avoir parlé aux résidents de la zone -connue sous le nom de Nuevo Mataje-, que les habitants s’accordent sur le fait que les journalistes sont arrivés, ont garé la camionnette, et qu’ils sont partis à pied. On raconte qu’ils sont passés « de l’autre côté », en territoire colombien, en traversant le fleuve Mataje, sans incident. Les habitants ont remarqué que l’équipe de journalistes ont été abordés par une personne, et qu’elle l’ont suivie après avoir échangé quelques mots.

« Ils ont suivi cet homme (…) et embarqué dans une pirogue qui les a emmenés de l’autre côté. Ils ne semblaient alors subir aucune pression. Quand ils ont commencé à s’enfoncer dans la jungle, il devenait clair qu’ils étaient kidnappés. Ils ont été emmenés ailleurs », déclare une source travaillant dans la région, résumant ses échanges avec plusieurs habitants de Mataje après l’enlèvement. Cette personne a demandé à ce que son identité reste secrète pour des raisons de sécurité.

Morts ou vivants ?

Le 26 mars à 17h02, le major de police équatorien Alejandro Zaldumbide, responsable de la gestion de la logistique du district de Vigilancia San Lorenzo, reçoit un message d’un numéro colombien. Son interlocuteur, qui se présente comme El Guacho l’informe qu’il détient les trois journalistes d’El Comercio.

Vingt minutes plus tard, du même numéro, Zaldumbide reçoit un premier signe de vie : au moins trois photos des otages. Non publiées, elles ont versées au dossier de l’enquête. Les journalistes y portent les mêmes vêtements qu’à leur départ de l’hôtel. En arrière-plan, on distingue des champs de coca. Tous trois ont l’air grave, mais on ne lit pas de peur sur leurs visages, contrairement aux vidéos envoyées par la suite.

Cette nuit-là, leurs proches sont contactés, mais l’enlèvement n’est officialisé par l’Équateur que le lendemain. Lors de la conférence de presse, les noms des otages ne sont pas communiqués.

Aujourd’hui encore, on ignore comment se sont déroulés les échanges entre le groupe d’El Guacho et les autorités équatoriennes. On ignore également à quel moment les autorités ont répondu aux premiers messages, et par quel biais. Le gouvernement équatorien a refusé de communiquer toute information à propos de ces échanges. L’enquête menée par le Bureau du Procureur de l’Équateur est top secrète et l’accès aux documents très limité.

Pour la police équatorienne, les demandes des membres du Front n’ont rien d’exceptionnel. Depuis janvier, par le biais de messages et d’appels téléphoniques, ils exigent de Zaldumbide la libération de trois de leurs membres, toujours en détention à Latacunga, ainsi que l’annulation d’un accord de lutte contre le trafic de drogue entre l’Équateur et la Colombie. Zaldumbide a enregistré chacune de ces conversations dans des rapports de police, qui se trouvent dans le dossier du Procureur sur l’attaque contre le poste de police de San Lorenzo, le 27 février 2018. Selon un témoin anonyme protégé par le Bureau du Procureur colombien, le fait de ne pas avoir répondu à ces demandes aurait provoqué la mort de Segarra, Rivas et Ortega.

Ce même témoin a aussi fourni des informations sur l’endroit où les corps ont été enterrés et sur l’emplacement de cinq engins explosifs autour des fosses. El Guacho souhaitait la libération de trois de ses hommes : Patrocinio C.P. alias Cuco, James C.A. et Diego T.V. Tous trois ont été capturés à la suite d’une opération à Mataje, le 12 janvier 2018, selon les procès verbaux d’auditions effectuées à San Lorenzo.

Au moins deux de ces hommes sont particulièrements importants pour El Guacho. Cuco est l’un de ses plus proches hommes de main. Ils ont servi ensemble dans les rangs des FARC, chargés de l’acheminement de la drogue et des armes par bateau, selon les dires de trois témoins protégés en Colombie. Leurs témoignages, compilés par le Bureau du Procureur de l’Équateur dans le cadre de la coopération internationale, soulignent que Cuco était le chef des milices situées au sud de la rivière Mira. Il était également l’un des principaux responsables du Front en Équateur et était en charge de « l’organisation des hommes » à Mataje. Ils ajoutent que le surnommé James faisait partie de la garde rapprochée d’El Guacho. Diego T.V., lui, n’est pas mentionné dans ces témoignages.

Cuco est si important pour El Guacho que l’attentat à la voiture piégée devant la caserne de police de San Lorenzo, le 27 février aurait été commis en représailles à son arrestation selon l’un des témoins. Il assure également que deux semaines après l’arrestation de Cuco,  trois personnes ont été enlevées en vue de procéder à un échange, mais qu’elles ont été relâchées par la suite.

Les menaces d’attentats ont continué à partir du mois de janvier, par le biais de messages et d’appels à Zaldumbide. La libération des trois hommes y était systématiquement exigée. Dix jours avant l’enlèvement, les avertissements s’étaient intensifiés. De nouvelles menaces contre les civils sont formulées par le Front, suite à une perquisition de la maison de la mère de Guacho à Mataje par les forces de l’ordre équatoriennes. L’enlèvement de l’équipe du journal El Comercio pourrait être la mise à exécution de ces menaces.

Contradictions, zones d’ombre, confusions et traitement erratique de l’information ont constitué la toile de fond de cette tragédie sur laquelle toute la lumière n’a pas encore été faite. La manière dont s’est déroulé  l’enlèvement n’a pas été confirmée. Les versions changent : on assure qu’ils ont été séquestrés en Équateur, puis en Colombie, puis de nouveau en Équateur. L’ex-président colombien Juan Manuel Santos a d’ailleurs surpris par ses déclarations du 13 avril :

— Les faits ont eu lieu en Equateur, l’enlèvement et le meurtre ont eu lieu en Equateur, par un individu de nationalité équatorienne.

Après avoir obtenu des renseignements des services secrets, Juan Manuel Santos a dû reconnaître qu’ils avaient été assassinés en Colombie, pays où ont été retrouvés leurs corps, dans une région où le Front Oliver Sinisterra et d’autres groupes voués au trafic de drogue se battent pour le contrôle du territoire.

Le 18 juillet, le ministre de la Défense colombien de l’époque, Luis Carlos Villegas, annonce la capture de Gustavo Angulo Arboleda, alias « Cherry ». Selon le ministre, c’est cet homme qui aurait intercepté les membres de l’équipe de El Comercio, puis qui les aurait transférés en Colombie. Quelques jours plus tard, le procureur de Colombie déclare, lors de l’audience d’inculpation, que c’est bien Cherry, chef de la section du Front dédiée aux enlèvements, qui a réceptionné Efraín, Javier et Paul en territoire colombien,  après que Roberto et Cristian les ont enlevés à Mataje. On peut supposer que Cherry « a ordonné de les kidnapper et de les emmener en Colombie », selon le procureur de l’enquête.

Dans le procès-verbal de l’enlèvement, Cherry, de nationalité colombienne, est accusé de complot aggravé en vue de commettre un meurtre et d’enlèvement par extorsion aggravé. Il est également désigné comme l’auteur de l’enlèvement de deux autres Équatoriens assassinés (Oscar Villacís et Katty Velasco) quinze jours après l’enlèvement des journalistes. Il aurait également une part de responsabilité dans la mort de trois procureurs colombiens le 11 juillet. Cherry n’a pas reconnu ces faits. A deux reprises, son avocat a accepté un entretien dans le cadre de ce reportage, avant d’annuler le rendez-vous. Il n’a pas été possible de le localiser par la suite.

Jesús Segura Arroyo, un Équatorien surnommé « Roberto », a été capturé début août à Nariño, en Colombie. Selon le ministère de la Défense colombien, c’est lui qui aurait intercepté l’équipe de journalistes et qui les aurait emmenés, « par ses mensonges », en territoire colombien. Son implication exacte dans l’enlèvement reste à éclaircir. Il est actuellement détenu à la prison de Pasto.

Une vidéo de Javier, Paul et Efraín a également été envoyée via WhatsApp par El Guacho, selon le rapport envoyé par l’Équateur à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Les journalistes y portent les mêmes vêtements que sur les premières photographies. Javier prend la parole et explique qu’ils sont en bonne santé, sans donner plus de détails. Un représentant de chaque famille a pu regarder cette vidéo le 29 mars. Elle n’a pas été rendue publique. Sur les images, les trois hommes ne sont pas encore enchaînés au cou, comme c’est le cas dans une vidéo ultérieure.

Jusqu’alors, le gouvernement équatorien disait négocier avec les ravisseurs. « Nous nous trouvons dans un processus de négociations, de demandes et autres… », a déclaré le ministre de l’Intérieur César Navas lors de la confirmation de l’enlèvement. Mais la réalité était toute autre : le dialogue n’a réellement commencé que quelques jours plus tard.

Entre le 26 et le 31 mars, les échanges s’effectuent toujours par le téléphone portable de Zaldumbide. Selon le rapport du ministère de l’Intérieur présenté à la CIDH, le canal « exclusif » de négociation a été ouvert le 27 mars. Mais le colonel Polibio Vinueza chef de l’Unité anti-enlèvements et extorsions (Unase), déclare que celui-ci avait été ouvert le 31. Selon la version donnée par Zaldumbide à l’Assemblée nationale le 20 juin 2018, il a cessé d’être l’interlocuteur le 31 mars, après avoir transmis les coordonnées du colonel Carlos Maldonado Mosquera, conseiller du ministère de l’Intérieur, qui fait office de négociateur. Il a remis son téléphone au parquet le 18 avril.

La négociation a ainsi réellement commencé le 31 mars, cinq jours après l’enlèvement, quand Maldonado a pris la main sur les échanges. Le même jour à 16h06, un message prévient : « Libérez mes “muchachos”. Si vous ne les laissez pas partir, nous les tuons [les journalistes] aujourd’hui ». Le ministère de l’Intérieur répond : « Nous allons examiner la question juridique de vos hommes afin de trouver une meilleure solution. »

Selon le ministère de l’Intérieur, les prises de contact avec Cuco et les deux autres hommes suggérés par El Guacho ont commencé le 31 mars. À 21 heures, un responsable de l’Unase et un autre représentant du ministère de l’Intérieur se rendent au centre de réadaptation de Latacunga pour s’entretenir avec les détenus. Ils réalisent deux vidéos, qui sont envoyées cette nuit-là. La réponse d’El Guacho le lendemain, est brutale: « Je ne suis pas de ceux qui ont du temps à perdre. Si vous ne les libérez pas, je vous enverrai [les otages] un par un dans un sac. Libérez mes hommes et je vous rends vos journalistes. » Ce à quoi les officiers répondent : « Nous avons déjà parlé à l’un de vos hommes et nous sommes sur la bonne voie. »

Le 2 avril, les échanges entre les ravisseurs et les autorités équatoriennes changent de support. Le front Oliver Sinisterra fait fuiter deux vidéos dans un média colombien. Dans celles-ci, Javier parle, tandis que Paul et Efraín regardent la caméra. Javier demande l’échange des trois détenus et l’annulation de l’accord binational : « Monsieur le Président Lenín Moreno, nos vies sont entre vos mains. » Leurs visages semblent alors différents. La peur se lit dans leurs yeux. Ils sont attachés au cou par des chaînes fermée par des cadenas. Leur vêtements ont changé: ce sont ceux dans lesquels leurs corps seront retrouvés, plus de deux mois plus tard.

Wilson Toainga, procureur de l’affaire contre Cuco et les deux autres détenus, demande le lendemain de poursuivre le procès contre les trois hommes, pour obtenir un jugement. Les menaces en provenance de la jungle continuent : « Les tuer, ça m’est égal. Je veux voir mes hommes. Envoyez-moi des vidéos. »

L’ex ministre de l’Intérieur César Navas a indiqué qu’il était prévu de continuer le processus judiciaire afin que le président Lenin Moreno puissent accorder une grâce présidentielle aux trois hommes. Leur libération en dehors de toute procédure légale n’était pas prévue. « Si nous voulions les gracier, il fallait qu’un jugement soit prononcé. Des réunions avec le Bureau du Procureur et le pouvoir judiciaire ont eu lieu, pour une procédure accélérée (dans laquelle l’accusé reconnaît sa culpabilité) » a déclaré Navas lors d’une conférence de presse le 15 avril 2018. Mais la procédure accélérée n’a jamais eu lieu.

« Quand allez-vous libérer mes hommes ? Sinon je tue les journalistes. Dites au ministre de l’Intérieur que je le surveille de près, que les attaques et les bombes vont continuer. Aujourd’hui à 15 heures, vous recevrez la vidéo d’un l’un d’entre eux, mort. » dit le message arrivé à 9h le 7 avril, douze jours après l’enlèvement. Il s’agit de la dernière communication reçue par le « canal exclusif ».

En l’absence de nouveaux échanges et d’avancées  judiciaires, lors de la conférence de presse du 9 avril, Navas se contredit: il y déclare qu’aucun processus de négociation n’est engagé et annonce quatre scénarios possibles. Dans le pire d’entre eux, les trois hommes ne reviennent pas en vie.

Six mois se sont écoulés depuis la mort des membres de l’équipe de El Comercio. Mais il n’est toujours pas possible de connaître les conditions dans lesquelles les journalistes ont été kidnappés, ni qui les a détenus dans les différentes zones dans lesquelles ils ont été déplacés. Les rapports des témoins anonymes et les autres versions reçues par le parquet colombien coïncident en plusieurs points : ils ont été déplacés de manière régulière, dans différentes localités n’apparaissant pas sur les cartes, dans des fermes ou des champs de coca.

Les trois journalistes étaient escortés en permanence, tantôt par plus d’une douzaine d’hommes, tantôt par quelques hommes d’El Guacho, toujours armés. Les zones des deux côtés de la frontière sont abandonnées par leurs gouvernements respectifs, dénuées de services publics, accessibles uniquement par des chemins de terre, protégées par une végétation épaisse, chaude et humide. Les rivières qui les traversent permettent aux trafiquants de se déplacer et d’envoyer leurs cargaisons de cocaïne en direction de l’océan Pacifique.

Selon les témoignages recueillis par le parquet colombien, les otages se trouvaient à un moment donné entre les mains de Jesús Vargas Cuajiboy, dit « Reinel ». Le 7 juillet, Reinel est devenu le premier détenu de cette affaire, accusé d’enlèvement aggravé avec extorsion et de complot aggravé. Il a lui aussi réfuté les accusations, bien qu’il admette son appartenance au Front. Selon un témoin, les otages étaient sous la garde de Reinel, qui aurait remplacé « Pitufo » (« Schtroumpf »), victime d’un accident. Carlos Viveros, l’avocat de Reinel, nie en bloc: « Il ne s’est jamais trouvé en présence des journalistes, mais effectivement il savait qu’une autre section du groupe les détenaient. Les autorités le lient à l’affaire car apparemment, les otages auraient passé une nuit dans la maison de ses parents. La maison, qui se trouve sur la chemin d’El Azúcar, était abandonnée. »

L’enquête du parquet colombien se poursuit. Début novembre, il envisage de présenter Reinel et Cherry devant le juge. Il existe à l’heure actuelle six mandats d’arrêt. Trois autres seront demandés et trois autres personnes seront liées au procès à une date encore non définie.

Les informations des services secrets placent Reinel en quatrième position dans la hiérarchie d’El Guacho, après le surnommé « Fabian » (ou « Gringo ») et le surnommé « Pitufo » (ou « Joaquin »), toujours en fuite. L’avocat de Reinel, Carlos Viveros, affirme qu’il n’avait aucun pouvoir décisionnel au sein du groupe.

La très grande majorité des hommes liés au Front Oliver Sinisterra faisait partie de deux groupes des FARC opérant dans le sud-ouest de la Colombie avant que la guérilla ne soit désarmée : la « Colonne Mobile Daniel Aldana » et le « 29e Front ». D’autres faisaient partie de milices ou de groupes de soutien logistique à l’ex-guérilla.

A propos de l’itinéraire suivi par Efraín, Javier et Paúl avec leurs ravisseurs, l’un des témoins du bureau du procureur a déclaré que c’était Pitufo qui avait ordonné de les surveiller et de mettre en place des « gardes spéciaux ». Après que Cherry leur a lancé « pas de bruit et suivez-moi », les trois hommes sont passés entre les mains du surnommé « Munra » sur le sentier Mata de Plátano, côté colombien. Ils ont ensuite été emmenés à Brisas de Mataje, dans une ferme à une heure de marche. Ils y restèrent deux jours avant de reprendre leur marche vers un lieu non identifié, d’où ils sont partis en camionnette jusqu’au secteur de La Mina.

Ils ont ensuite été conduits en bateau par la rivière Mira jusqu’à la ferme Quejambí (ou Quejuambí). Ils ont passé trois nuits dans une maison et ont continué à descendre la rivière en direction de La Corozal, « jusqu’à la famille de Reinel ». Là-bas, ils furent détenus dans une autre maison, puis chez un autre guerrillero à El Azúcar. selon la version du parquet, une surnommée « Halida » et son fils, surnommé « Barbas » (faisant tous deux partie de la hiérarchie du Front) ont enregistré la vidéo qui fut envoyée, le 3 avril, comme preuve de vie. Mais leur voyage ne s’est pas terminé là.

Y a-t-il eu ou non négociation ? Dans un entretien avec pour site Plan V, César Navas a confirmé qu’une tentative avait eu lieu, mais que, selon lui, El Guacho n’a jamais eu la volonté de négocier. Dans le cadre de cette enquête, le colonel Maldonado a été contacté par l’intermédiaire du Secrétariat des services de renseignement, où il exerce désormais les fonctions de directeur général adjoint, mais nous n’avons jamais obtenu de réponse. Les anciens ministres Navas et l’Unase ont également été contactés, en vain.

Bien que Navas ait évoqué plusieurs scénarios au cours de la négociation, il a exclu toute opération militaire à la frontière. La vérité est qu’à un moment donné, les trois journalistes ont été conduits au village de Los Cocos, tout près de la rivière Mira. Selon un témoin du bureau du procureur colombien, c’est à ce moment-là qu’Efraín Segarra a compris que leur sort était scellé. Il demanda à ses ravisseurs s’ils allaient être tués. Perú, un homme de main, aurait répondu :

— Oui, parce que le gouvernement équatorien n’a pas respecté l’accord.

Bien que notre équipe ait demandé de plus amples informations au ministère de la Défense colombien, celui-ci n’a toujours pas informé le Bureau du Procureur des opérations menées pendant la durée captivité des otages.

Un jour après l’annonce du ministre de l’Intérieur niant l’existence de négociations, la possibilité d’un échange « pré-légal » a été envisagée. Mais le 11 avril, les médias colombiens rapportent un communiqué du Front Oliver Sinnisterra : Efraín Segarra, Paúl Rivas et Javier Ortega ont été assassinés.

« Le gouvernement de l’Équateur (sic) et le ministre colombien n’ont pas voulu sauver la vie des trois détenus. (…) Nous regrettons profondément la mort des deux journalistes et du chauffeur. » Les hommes d’El Guacho déclarent avoir communiqué avec Maldonado pendant 2 mois.

Les autorités des deux pays n’ont jamais confirmé l’authenticité de ce communiqué (ni du précédent) dans lequel la mort de journalistes était attribuée à des débarquements militaires dans la zone, ce qui contredit la version d’un témoin protégé. Seize jours après l’enlèvement, lors d’une réunion au Palacio de Carondelet, le président Moreno demande à des représentants de l’Église de jouer un rôle de médiation en faveur de l’échange des trois détenus contre les trois journalistes, comme il l’a confirmé lui-même lors de conférence de presse organisée à l’annonce de leur mort. Mais moins de 24 heures plus tard, des photographies des trois corps sont envoyées à un média colombien.

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Des coups de feu sous la pluie

— Nos vies, Monsieur le Président, sont entre vos mains.

C’est ce que déclare Javier Ortega dans une vidéo envoyée par le Front. « Pitufo lui disait ce qu’ils devait dire », a confié un des témoins anonymes au parquet colombien. Selon ce même témoignage, après l’enregistrement de la vidéo, les journalistes ont été transférés dans une autre ferme voisine. Ils ont à nouveau pris la route de La Corozal, une zone de production de coca, où ils sont restés deux jours. Ils ont ensuite reçu l’ordre de se déplacer à nouveau. Ils sont allés à Quejambí, d’où deux bateaux les ont emmenés dans le secteur de Los Cocos, où s’est achevé leur long martyre. Si le témoignage est véridique, c’est au cours d’une nuit sombre et pluvieuse qu’ils ont été assassinés et enterrés.

Selon le rapport de l’Institut de médecine légale et des sciences judiciaires de Colombie, ils auraient été tués par des coups d’armes à feu de calibre 9 mm, derrière le crâne. Tous avaient également des impacts de balles dans d’autres parties du corps. Après lecture des informations contenues dans le rapport de la médecine légale, le médecin légiste Aníbal Navarro a déclaré qu’il est exclu que les journalistes et le chauffeur soient morts sous le feu de tirs croisés : ils ont été exécutés de sang-froid.

Le témoin qui raconte le trajet jusqu’à l’endroit où Efraín, Javier et Paúl ont été exécutés ne mentionne pas de date, mais c’est dans l’après-midi du 12 avril que RCN reçoit les photos des corps blessés par balle. Le lendemain, le gouvernement équatorien confirme officiellement les décès.

Il aura fallu plus de deux mois aux équipes scientifiques et de police pour récupérer les corps, le 21 juin, grâce aux informations fournies à la police judiciaire colombienne par une source ayant demandé à ne pas être identifiée. Quand ils les ont trouvés, Rivas, Ortega et Segarra ne portaient plus de chaînes. Un quatrième cadavre, celui de Fernando Vernaza Castro, un cousin d’ El Guacho, fut également découvert dans les fosses. Le dossier du procureur colombien indique qu’il a été assassiné car il était soupçonné de collaboration avec le gouvernement équatorien. Comme l’a confirmé la médecine légale de ce pays, officiellement, le corps est toujours « non identifié ». Il s’agit là de l’une des nombreuses questions auxquelles l’Équateur comme la Colombie doivent répondre.

Pendant ce temps, les informations confuses continuent. La plus récente date du 15 septembre. Le nouveau président colombien, Iván Duque, a déclaré que El Guacho avait été touché par balle lors d’une opération militaire et qu’il avait pris la fuite, grièvement blessé. Deux jours plus tard, le commandant des forces armées, le général Alberto Mejía, indiquait qu’il ne pouvait « ni confirmer, ni infirmer » ces informations.

Suite à ces événements, Yadira Aguagallo a déclaré lors d’une interview radio que pour les familles, sa capture en vie « était primordiale ». Sa mort éventuelle ne doit pas signifier « la fin » de l’enquête, seulement « un pas de plus contre l’impunité », une étape vers une vérité qu’ils attendent toujours.

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