Story Killers : au coeur de l’industrie mortelle de la désinformation

Les journalistes qui enquêtent sur la désinformation sont menacés, emprisonnés et dans certains cas tués, comme Gauri Lankesh, assassinée en 2017 avant la publication de son dernier article intitulé « A l’Ère des Fausses Informations ». Cinq ans après sa mort, plus de 100 journalistes de 30 médias dans le monde coordonnés par Forbidden Stories ont poursuivi son travail et enquêté sur le marché mondial de la désinformation. Leurs révélations, publiées tout au long de la semaine, sont une plongée au cœur d’un monde secret où des mercenaires vendent au plus offrant des services alliant cyber-espionnage, armée de trolls ou manipulation d’élections.

Story Killers. Une journaliste a été assassinée. 100 ont continué son travail sur les mercenaires de la désinformation.

STORY KILLERS | 14 février 2023

Le 27 juin 2022, un mois exactement après avoir publié une série de tweets relevant les commentaires controversés d’une porte-parole du parti au pouvoir Bharatiya Janata Party (BJP) contre le prophète Mahomet, le journaliste indien Mohammed Zubair est arrêté, officiellement pour un tweet datant de 2018. Co-fondateur d’un site réputé de fact-checking connu pour sa couverture des contenus en ligne visant la minorité musulmane en Inde, il restera plus de trois semaines en prison. Une arrestation considérée par les défenseurs des droits de la presse comme une mesure de rétorsion des autorités pour son travail de debunking de la désinformation et ses critiques du gouvernement de Narendra Modi.

Depuis la publication de son enquête sur la manipulation de l’information par « les armées de trolls » du président philippin Rodrigo Duterte lors de sa prise de pouvoir en 2016, la lauréate du prix Nobel de la paix, Maria Ressa, fait face à des attaques en ligne et à des poursuites judiciaires.

La journaliste finlandaise Jessikka Aro, l’une des premières à enquêter sur la ferme à troll russe de l’Internet Research Agency, a été victime d’une violente campagne de désinformation d’origine russe depuis la publication de ses révélations. Attaques en ligne, mails insultants, dépôts de plaintes contre elle et son média, Yle, la journaliste a même reçu un SMS d’une personne se faisant passer pour son père décédé, affirmant qu’il était vivant et qu’il « l’observait ».

Depuis sa ville de Bangalore, au centre de l’Inde, la journaliste Gauri Lankesh couvrait elle aussi la désinformation, en particulier celle propagée par le BJP, une façon pour elle de faire barrage à l’extrême-droite en Inde. En septembre 2017, alors qu’elle prévoyait de publier un éditorial titré « A l’Ère des Fausses Informations » dans lequel elle dénonçait les « fabriques à mensonges », la journaliste a été tuée par balles par un individu associé à une organisation nationaliste hindoue.

Plus de cinq ans après le meurtre de Gauri Lankesh, Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre le travail de journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés, a réuni plus de 100 journalistes de 30 médias pour poursuivre son travail. C’est la première fois qu’un consortium international de journalistes d’investigation enquête sur le business obscur des mercenaires de la désinformation.

Durant plus de six mois, le consortium a plongé dans les arcanes de la désinformation et identifié des acteurs majeurs de ce marché. De l’Inde à l’Arabie Saoudite, en passant par Israël, l’Espagne et les Etats-Unis, le consortium a enquêté sur les entreprises et les mercenaires qui vendent des services « clé en main » à des États et des hommes politiques pour influencer les opinions, manipuler les élections, détruire les réputations au détriment de l’information et de la démocratie.

Alors qu’elle représente une menace globale souvent invisible, l’industrie de la désinformation est très rentable et en plein essor. Selon un rapport du Oxford Internet Institute, en 2020, au moins 81 pays ont recouru à des campagnes organisées de manipulation sur les réseaux sociaux.

Les journalistes comptent souvent parmi les premières victimes de ces services de plus en plus prisés par les régimes les plus autoritaires ou corrompus. Un reporter sur quatre tué hors zone de conflit entre 2017 et 2022 a été ciblé par des campagnes de désinformation ou a reçu des menaces directes via les réseaux sociaux avant sa mort, selon une analyse des données du CPJ réalisée par Forbidden Stories. Parmi eux notamment : Daphne Caruana Galizia, tuée dans l’explosion de sa voiture piégée à Malte en 2017, Jamal Khashoggi, assassiné au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul en 2018, Rafael Emiro Moreno, tué par balles dans son restaurant de Montelíbano en Colombie en 2022, ou Gauri Lankesh.

Malgré les menaces sur les réseaux sociaux, Maria Ressa continue d’exposer les mécanismes de la désinformation pour les faire connaître au plus grand nombre, et refuse de se laisser influencer par les attaques en ligne. « Ils utilisent la liberté d’expression pour vous réduire au silence. Je refuse de me taire ».

Les médias partenaires de Story Killers :

The Guardian et Observer, Le Monde, The Washington Post, Der Spiegel, ZDF, Paper Trail Media, Die Zeit, Radio France, Proceso, OCCRP, Knack, Le Soir, Haaretz, The Marker, El País, SverigesTelevision, Radio Télévision Suisse, Folha, Confluence Media, IRPI, IStories, Armando Info, Code for Africa, Bird, Tempo Media Group, El Espectador, Der Standard, Tamedia, Krik.

Le projet Story Killers a été publié de concert avec deux études de cas de big data réalisées par le Projet sur la Violence en Ligne de l’International Center for Journalists (ICFJ), un partenariat entre ICFJ Research et des informaticiens de l’Université de Sheffield. L’équipe dirigée par l’ICFJ a apporté son expertise en matière de recherche et ses connaissances des données à des partenaires de Story Killers.